Comme il ne m’échappe pas, homme illustre, quels efforts vous avez faits pour que les autorités de la province des Frisons me prennent en considération dans leurs délibérations pour nommer un professeur de philosophie à leur célèbre académie de Franeker, et avec quelle bienveillance vous avez fait savoir votre désir que j’accepte l’offre de cette charge, et enfin, s’il semblait y avoir quelques raisons qui empêchent d’accepter, avec quel soin vous les avez réfutées [1] ; je n’ai pas voulu me rendre coupable de ne pas vous envoyer tout de suite une lettre où je vous assure de mon âme reconnaissante et en même temps j’effleure certains éléments de toute cette affaire. D’abord donc je voudrais que vous sachiez, très révérend monsieur, que je suis depuis longtemps du nombre de ceux qui estiment le plus votre vertu, votre esprit, votre éloquence et votre érudition et qui vous affectent une admiration juste et bien particulière et il n’y a personne qui désire plus ardemment que moi être de votre connaissance et enrichi de votre amitié et familiarité, ni qui se croie plus heureux que je ne me crois. D’où l’on peut conclure avec quelle reconnaissance j’ai appris les bons services que vous m’avez rendus, et avec quelle inclination je suis porté à exercer la profession philosophique à Franeker comme cela m’a récemment été proposé. S’il en est ainsi, cette charge me paraît honorable, glorieuse, splendide et très attrayante, soit que je considère le poste en lui-même, ou la raison pour laquelle je l’obtiens, ou la splendeur d’une académie maintenant florissant au maximum, dans laquelle je dois professer, ou les collègues que je dois avoir, et vous-même en premier lieu, grand ornement et pilier de cette académie. Et pourtant, ce qui surprendra, j’ai demandé une période de réflexion aux autorités, de qui j’ai reçu la lettre le neuf et auxquelles j’ai répondu le dix de ce mois. Je crains que cette hésitation ne soit cause de reproche ; il me semble, par conséquent, qu’il vaudra la peine que j’apporte quelques raisons.
Je dis donc qu’il y a des causes cachées et non légères non seulement pour que je n’arrache pas tout de suite cette charge qui m’est offerte, mais même pour que je m’en abstienne totalement. En repasser les raisons individuelles est inutile quand celle-ci peut à elle seule les représenter toutes. Je souffre de maux de tête tellement fréquents, qu’y ayant certains jours où cette maladie m’abîme la santé, plus elle revient souvent plus une cause légère suffit pour la faire attraper, si bien que je ne puis espérer jouir d’une santé durable et à la mesure des charges académiques s’il m’incombe par quelque côté le fardeau d’études qui doivent nécessairement être poursuivies à fond [2]. C’est une vieille maladie et les médecins en France m’ont dit il y a quelque temps que j’en serais libéré si je disais adieu à mes études, mais comme ni mon état de fortune ni mon inclination naturelle ne me permettent de renoncer aux lettres, sans lesquelles la vie semblerait un fardeau intolérable, je ne me suis guère soucié de ce remède plus grave que le mal. Jusqu’ici j’ai adhéré à leur conseil de ne pas me consacrer d’une façon continue à une seule et même étude mais de suivre un mode de lecture flexible, si je puis dire, comme les abeilles essayent tout dans les pâturages fleuris, et de cueillir ainsi quelque chose dans des auteurs divers. Je dois bien entendu garder le silence sur tout mauvais genre d’étude sauf là où je puis citer des raisons de santé. J’avoue que le genre d’études qui s’étend sur plusieurs heures de sorte qu’aucune obligation ne me soit imposée, mais que je puisse sauter d’un livre à un autre aussi souvent qu’il me plaît n’est guère nuisible à la santé, quelque peu solide qu’elle soit. Quand, au contraire, ma charge m’oblige à poursuivre une tâche avec soin et application, que je le veuille ou non, alors effectivement il ne m’est guère possible d’échapper à l’effet du mal. C’est pourquoi, si le sort me permettait de mener ma vie selon mes désirs et de régler mes travaux à mon gré, je vivrais à l’écart de toute charge publique, et dédié uniquement aux agréments littéraires toutes les fois que l’envie m’en viendrait. Mais parce qu’en réalité il ne m’est pas donné de prendre ce parti, ce qui s’en rapproche le plus c’est de remplir la charge publique la moins onéreuse. De ce caractère est celle que cette société m’a conférée il y a plus de deux ans : sans, d’ailleurs, qu’il y ait rien de déshonorant pour cette école, ni aucun désavantage pour moi ou les étudiants, il suffit si je fais quatre fois par semaine des cours privés et deux fois des cours publics. Le fardeau est léger si on le compare à la charge des professeurs qui enseignent dans les académies et, en s’en acquittant, non seulement exécutent ce qui est ordonné par l’académie, mais encore, par souci de l’utilité publique, font la gloire et l’ornement du poste qu’ils ont obtenu [3]. Pour ma part, je vois assez qu’il n’y aurait guère moyen d’éviter le déshonneur, ni l’offense faite aux administrateurs ou aux autorités, ni les plaintes tacites ou publiques que celui qui enseignerait la philosophie à Franeker ne se livrât pas totalement à sa charge et à l’enseignement de la jeunesse ; manquant même à son devoir par d’autres côtés, frustrant l’espoir de ses supérieurs et autant qu’il serait en son pouvoir ôtant à la célébrité de l’académie. Jamais je ne pourrais me persuader, même si, par la patience et l’humanité des supérieurs la chose était licite et impunie, de remplir mes fonctions d’une manière indolente et ainsi d’épargner le risque pour la santé. J’ai raison donc d’examiner de près la question de savoir si ce fardeau, plus supportable et moins nocif pour la santé, sans déshonneur ou dommage d’aucune sorte, devrait être changé en un autre plus magnifique et à la vérité plus glorieux, mais plus lourd et plus à craindre pour la santé, sans laquelle je serais un poids inutile sur la terre et une incommodité pour votre académie. A peine, et même pas à peine, puis-je supporter une charge plus légère sans souffrir des maux qui reviennent souvent et qui minent mes forces ; qu’en serait-il si j’en portais une plus grande.
Vous vous étonnerez sans doute, homme très célèbre, de ce que je vais vous avouer, c’est-à-dire qu’il me faut mettre par écrit tout ce que je dis dans mes cours publics ; d’où ces larmes [4], d’où la peine et la difficulté, car si cet exercice ne me demandait pas un commentaire consigné par écrit, je me croirais libéré d’une grande partie du fardeau. Cette nécessité vient du fait que je me suis entièrement accoutumé trop tard aux cours publics tels qu’ils se font dans ces régions ; en France, d’ailleurs, ils se font d’une autre manière qui est beaucoup plus facile.
Cette considération poserait sans aucun doute un obstacle à ce que je puisse mettre en exécution à Franeker le journal d’érudits que je me suis chargé de rédiger [5] (à l’instigation de nombreux amis et ma disposition innée cherchant vivement et exigeant de nécessité des évasions chez les muses). Et cette publication s’est répandue à tel point non seulement dans ces régions-ci, mais même outre-mer, et en France, qu’elle ne semble pas pouvoir s’interrompre si tôt sans quelque ignominie ni sans la forte opposition du libraire d’Amsterdam aux frais de qui l’ouvrage doit voir le jour [6]. Un travail de ce genre convient à mon goût, il fait qu’on s’applique à des études détachées ou bien qu’on reçoive de lieux divers et de tous côtés des nouvelles de la production littéraire. Celles-ci pourraient, il est vrai, être portées à Franeker, surtout celles d’Allemagne ; mais où trouver le loisir nécessaire pour parcourir des livres divers et ordonner des extraits variés ? Je ne pourrais en aucune façon faire ce travail moi-même encore qu’il y en ait besoin, car je tiendrais alors mon enseignement de la philosophie pour accessoire, ce que ni moi-même ni les autres ne trouveraient supportable.
Maintenant que m’est connue non pas d’hier ni d’aujourd’hui mais depuis longtemps cette horreur que j’ai de m’appliquer à tout travail suivi, bien loin que je sollicite par l’intermédiaire de mes amis quelque charge plus importante que celle que je remplis à Rotterdam, toutes les fois que l’occasion s’est offerte de parler de celle-ci j’ai déclaré publiquement que je m’en contentais et que pour être heureux j’avais besoin de ma santé. Je l’ai souvent dit surtout devant l’homme très célèbre qui est mon mécène toujours hautement vénérable, Monsieur Paets [7], parce qu’en raison de son extrême bonté pour moi je le voyais entre temps créer pour moi l’espoir d’une position plus brillante et promettre son concours. Je peux croire que, néanmoins, il n’a pas hésité à me recommander et je me souviens qu’il a une fois parlé de moi à l’un des délégués des Etats de Frise. Mais il a fait cela beaucoup plus parce que, jugeant de moi d’après les autres et cédant à sa bonté pour moi, il pensait que c’était de mon intérêt d’enseigner à l’académie, que parce qu’il avait été prié de me recommander à ses amis et me croyait vouloir et pouvoir remplir un poste de professeur ailleurs.
Certainement quand nous avons entendu dire que j’étais l’un des trois désignés par les administrateurs de l’académie et que moi-même je lui avais rendu compte de ma situation, il approuva ma décision de rester ici, bien que, après réception de vos lettres, homme très distingué, et les émoluments offerts m’étant connus, il m’eût dit que la proposition était réellement digne de ma sérieuse considération et même que je devais l’embrasser. Il a donc semblé bon de rappeler ces choses parce que, quand on parle de moi en France comme n’allant pas partir d’ici, j’entends tout de suite objecter que j’ai sollicité par l’intermédiaire de mes amis le poste de professeur à Franeker. Monsieur Fournier [8], proposé au ministère du verbe divin lors du très récent synode gallo-belge, qui a discuté avec vous de ce poste, m’a communiqué consciencieusement ce qu’il avait entendu dire. Je vous prie encore et encore de garder présent à l’esprit que j’ai exposé mes sentiments dans cette lettre avec autant de candeur que d’ingénuité et d’être parfaitement persuadé que je vous serai toujours profondément dévoué. Adieu, homme très distingué, à la fois ornement et enrichissement de l’Eglise, vivez longtemps et heureux.
Donnée à Rotterdam aux Ides de mai 1684.
Notes :
[1] Bayle répond à la Lettre 274.
[2] Sur la santé de Bayle, voir Lettre 273, n.3. Sur les vraies raisons du refus de Bayle de cette chaire à l’université de Franeker, tenant surtout à la rédaction des NRL, voir E. Labrousse, « Documents relatifs à l’offre d’une chaire de philosophie », article cité Lettre 267, n.1.
[3] Bayle semble avoir adopté le point de vue d’Etienne Le Moine, voir Lettre 257, p..
[5] La rédaction des NRL : voir Lettre 269, n.14.
[6] Henri Desbordes, imprimeur-libraire à Amsterdam entre 1680 et 1711 ; il appartenait à une dynastie de libraires protestants de Saumur : voir E. Pasquier et V. Dauphin, Imprimeurs et libraires d’Anjou (Angers 1932) p.254 ; I.H. van Eeghen, De Amsterdamse boekhandel, 1680-1725 (Amsterdam 1960-1978, 5 vol.).
[7] Sur le rôle d’ Adriaan Paets comme protecteur et « mécène » de Bayle, voir Lettre 195, n.3, et F.R.J. Knetsch, « Jurieu, Bayle et Paets », BSHPF, 1971, p.38-61.
[8] Il s’agit sans doute de Jean Fournier : voir Lettre 268, n.7.