Lettre 34 : Pierre Bayle à Vincent Minutoli
Vous serez surpris, mon cher Monsieur, d’une chose que je m’en vay vous dire. C’est que j’ay appris de fort bonne part [1] qu’il y a des gens du coté de Zurich qui se plaignent que dans toutes les correspondances que vous entretenez dans ce pays là vous y faites paroitre une partialité contre la Hollande, et une animosité contre ses affaires generales qui ne se peut pas dire et un attachement extreme au party francois [2]. A leur dire vous vous plaisez d’annoncer de nouvelles facheuses* à cette Republique, et d’exagge rer* la matiere à son desavantage. Je n’ay pas creu tout un tems qu’il fut vrai que quelqu’un se scandalisat à cette occasion, parce que je suis tres persuadé de l’affection qui vous attache aux interets de la religion* en general, et à ceux de la Hollande en particulier, et que d’ailleurs je connois vos manieres par l’honneur que vous m’avez fait de m’ecrire sur les affaires publicques ; par où j’ay toujours remarqué que vous avez accommodé* les mauvais bruits, et les avez comme purifiez de leur venin en les detournant d’un biais qui ne peut pas etre si defavorable. Mais enfin ne pouvant pas revoquer en doutte qu’il n’y ait des gens qui ont formé cette plainte, j’ay pris le parti de croire que pour n’etre pas bien entré dans votre esprit, ou pour n’avoir pas assez examiné l’air dont vous ecrivez, ou pour quelque autre cause où vous n’avez point de part, on est venu à s’en formaliser. Or comme l’estime et l’amitié que j’ay pour vous, mon cher Monsieur ne me permettent pas de negliger aucune chose qui vous concerne, j’ay creu etre obligé de vous faire savoir ce que je savois là dessus, m’imaginant qu’il vous seroit agreable d’etre en etat de satisfaire ceux qui pourroient demeurer dans leur erreur si vous ne saviez pas qu’ils y fussent. S’il se fut agi de faire votre apologie, je l’aurois faitte amplement, et j’ay par devers moy de preuves tres convoicantes [3] ; car autant de lettres que j’ay receues de vous temoignent invinciblement le peu d’inclination que vous avez à publier les avantages des François, et le soin que vous aimez à prendre pour diminuer les disgraces de leurs ennemis. Cela meme que vous ne m’ecrivés plus depuis quelques mois [4], pourroit vous justifier, etant certain que ce n’est qu’à cause que vous avez de la repugnance d’envoyer icy les mauvais succez* du bon party ; mais comme tout ce que j’aurois peu dire auroit eté dit hors de son lieu, le maltalent* n’etant qu’à 30 ou 40 lieues [d’]icy ; j’ai rengainé* vos deffenses, que je serai neantmoins toujours pret de faire sortir quand il s’agira de vous rendre mes tres humbles services.
J’ay creu Mr que vous ne prendrez pas en mauvaise part que je vous donnasse cet avis. La veritable amitié peche quelquefois par trop de zele. Si cela m’est arrivé ce coup* icy, je vous demande instamment la grace de le pardonner à votre tres humble et tres obligé serviteur
Notes :
[1] Bayle aurait pu être renseigné soit par la conversation d’un visiteur venu à Coppet, soit par une lettre reçue par le comte de Dohna, que celui-ci aurait commentée en sa présence.
[2] Minutoli pensait avoir de bonnes raisons personnelles de détester les Néerlandais, car sa carrière de jeune pasteur avait été brisée par les synodes wallons (voir Lettre 42, n.1). Bayle l’invite ici avec tact à dissimuler une rancœur qui ne pourrait que lui nuire auprès du comte de Dohna, dont, par ailleurs, les excellentes relations avec les autorités des Provinces-Unies pourraient (et allaient) jouer un rôle capital dans la solution du problème personnel de son ami.
[3] Il s’agit d’une erreur d’orthographe ; lisez « convoincantes » ou « convaincantes ».
[4] Minutoli pouvait prévoir que les nouvelles politiques contenues dans ses lettres à Bayle seraient communiquées au comte de Dohna. Il se pourrait bien qu’il y ait donc présenté les nouvelles politiques qu’il relatait en se plaçant dans l’optique francophobe qui régnait à Coppet, optique qui n’était en rien la sienne. L’interruption momentanée de sa correspondance avec Bayle s’explique peut-être par la répugnance qu’éprouvait Minutoli à déguiser à ce point son ressentiment vindicatif, tel qu’il se réjouissait des revers et des difficultés des Provinces-Unies.