Lettre 49 : Pierre Bayle à David Constant de Rebecque
Haud intempestivè fecero, amicissime Constanti, (ita mihi liceat te compellare, procul omni honoris præfatione, veris ac genuinis Romuli nepotibus incognitâ,) si nunc tecum latinè egerim, qui humaniorum literarum studio, pro muneris tui ratione, potissimùm incumbis. Neque tamen carebit omni reprehensione meum institutum : viri enim parùm prudentis esse videtur, hispidâ hacce latinitate eum convenire, quem politiores Musas excolere intelligas. Nempe ità comparatum est in rebus humanis, ut Jani illius bifrontis ubique liceat instar deprehendere ; dum quod primo intuitu laudabile videtur, si paululum invertas, illicò
Verum est quod paucis tecum expostulem, atque adeò violatæ Musarum reverentiæ te reum agam. Itàne contemtim de illis censes, ut præ lamiis, harpyiis, et si quid usquam tetri extitit, sordeant tibi Divæ Heliconiades ? Cave sis malam rem ! Memento cœlestia Numina haud impunè contemni. An oblitus es quàm ægrè tulerit Juno sibi præferri Venerem, Amorum licet ac Lepôrum parentem ?
Judicium Paridis, spretæque injuria formæ.
Virgil[ius] Aneid[os] l.I.
Quid putas igitur in te designaturas Musas, quibus immania monstra, et omni diritate teterrima, præponere ausus es ? Quam vereor tibi, ne præter ingrati animi labem, multa alia mala in caput tuum concites ! Nam quæ tanta sit patientia, quæ inultum præterire patiatur piaculare istud nefas ? Læsisti ea Numina, quæ te suis dotibus et muneribus cumulaverant. Vide ne propediem in istam querelam te erumpentem audiamus :
Proinde, si me audis, quàm primùm finem facito de Musis seciùs existimandi ; pessimam hæresim maturè abjicito,
Oro, si quis precibus locus, exue mentem.
Sed ô me parùm nasutum, qui nodum in scirpo quæram ! Facessat omnis à me sollicitudo. Tibi enim tam facilè erit tecum reconciliare Musarum gratiam, quàm in promptu fuit ipsas spernere : atque adeò, si quam tibi calamitatem vindictæ nomine inferre velint, poteris, vel minimâ pœnitentiæ significatione, averruncare. Proinde parco metu, nec ampliùs divinas iras tui causâ expavesco. Utinam verò, quo nunc affectus es Musarum tædio, eo etiam ante sex septem menses, laborasses ! Non nunc amœnissimam tuam præsentiam desiderarem ; non urbana colloquia,
Non denique tot jocundas deambulationes, quas Aristotelicis non mutem. Sed est-ne credibile in te quoque veram deprehendi hanc sententiam,
Tu quoque, ornatissime vir, quæcunque ex officio gerenda sunt, gravia putas ; aliter suavia futura ? O ! importunam judicii nostri depravationem ! Experior ego illam, ut si quis alius. Quæ enim grata mihi videntur, si meâ sponte ad ea accedam, inamabilia, Medius Fidius, et intoleranda fiunt, si necessariò usurpem. Unde minùs mirum mihi videtur, tibi jam non sapere veneres Virgilianas, quas olim in deliciis habueris. Atenim non ità tenax est ejusmodi fastidium, quin ratione et consuetudine eximi possit, ut ideò sperare debeas temporis progressu te hac molestiâ levatum iri. Dabit Deus his quoque finem. Cæterùm de tuâ humanitate, quòd Stoicorum a0pa/qeian respuis, amo te quàm vehementer. Parcant mihi Manes Senecæ ; parcat Zeno, Cleanthes, Epictetus, duro gens robore nata, æreque triplici cor circundata ; si fortia illorum axiomata mihi indicta putem. Seponat sibi quisquis voluerit trucem tetricamque eorum philosophiam : mihi humano more vivere certum est ; eò magis, quòd tibi inesse ejusmodi consilium satis superque indicasti. Macte istâ virtute, vir clarissime, corque tuum perge usque et usque charitatibus legitimis aperire,
Non erubescendis adurit
Ignibus.
Horatius, Carminum libro I, odarum xxvii.
Ergo valeat Seneca, cum tumidis suis placitis, et pro lubitu in affectus invehatur. Aut si aliquatenùs ejus sectam amplectandam tibi putes, ità amplectere, ut
Tradas protervis in mare Creticum
Portare ventis
idem, I.xxvi.
De cætero, hilaritati et risui indulge, facque ut mihi pinguem et nitidum benè curatâ cute videndum te præbeas quotiescunque hac fœlicitate frui me voluerit Deus opt[imus] max[imus] quem supplex veneror, ut tibi vitam pacatam et jucundam præbeat ; cùmque tibi
Copia :
ut amœniter his boni uti diutissimè concedat. Vale, vir amicissime, et quà me dignatus es amicitià, fac porrò ut non excidam.
Quod de terræ motibus subjunxisti, hoc verò me in terrorem daret, ni jampridem valere jussissem futiles et vanos vulgi pavores. Plebs namque improvidè præsaga stupet res merè naturales, terræ motus, solis lunæque labores ; et nescio quas calamitates inde hariolatur. Multi sic existimant, non aliâ de causâ Tellurem quati, quàm quòd novus rerum ordo immineat, et insignis Dominorum mutatio. At non ego credulus illis. Non pauci, judicii præcipites, novissimum illum Diem instare credunt, illudque tempus brevi affore,
Ardeat, et mundi moles operosa laboret
Metam[orphoseon] I.ix :
Credat Judæus Apella,
Non Ego.
Quòd Galli è Palatinatu prædas agunt, et innumerabilem Germanorum exercitum nihil morati, electoris ditionem ferro flammisque fœdant, argumento est eos, si non viribus, saltem audaciâ præstare hostibus suis. Atque hanc audaciam nemo jure meritò ut intempestivam carpserit. Nunquam enim aliàs magis è re gallica fuit, fiduciam, alacritatem et spiritus altos præ se ferre, et quidquid curam metumque hostibus injicere, aut spem saltem minuere potest : quandoquidem eò rerum deventum sit, ut Regi apta mirum in modum videatur hæc adhortatio,
Aut si mavis verba Homerica,
Ai0xmhth/n t’e1menai kai\ qarsale/on polemistn/n.
Nihil paulò memorabilius proximis Veredariis addidiscimus ; proinde nullos nuncios tecum communicabo in præsentiarum.
Traduction
Il ne sera pas inopportun, mon cher ami Constant (permettez-moi de m’adresser ainsi à vous, sans employer une de ces formules préliminaires de politesse qui étaient inconnues aux véritables descendants de Romulus), de vous écrire en latin, à vous qui vous appliquez avant tout, de par votre fonction, à l’étude des belles-lettres. Toutefois, mon entreprise ne sera pas exempte de toute critique : en effet, il semble imprudent d’employer mon rude latin pour m’adresser à celui qui cultive les Muses les plus exquises. N’est-il pas vrai que les choses humaines sont réglées de telle sorte que l’on peut découvrir partout l’image du Janus à double visage, car, pour peu qu’on renverse ce qui semble à première vue digne d’éloge, alors aussitôt
Mais j’ai une plainte à vous adresser, et même davantage, car je vous accuserai de violer le respect dû aux Muses. Est-ce que vous en jugez avec tant de dédain que les divines Muses soient pour vous plus méprisables que les lamies, les harpies ou pire encore s’il en existe ? Gardez-vous, je vous prie, de commettre cette faute ! Souvenez-vous qu’on ne méprise pas impunément les dieux célestes. Est-ce que vous avez oublié la rancune de Junon à l’égard de Vénus de ce que celle-ci fut préférée, bien que Vénus fût parente des Amours et des Charmes ?
L’injure faite à sa beauté méprisée.
Que pensez-vous donc que prépareront pour vous les Muses, auxquelles vous avez osé préférer des monstres horribles et de la cruauté la plus affreuse ? Que je crains qu’outre le reproche d’ingratitude, vous n’appeliez sur vous beaucoup d’autres malheurs ! En effet, quelle patience serait assez grande pour accepter de passer sur ce terrible crime sans se venger ? Vous avez blessé ces déesses qui vous avaient comblé de leurs bienfaits et de leurs dons. Faites en sorte que nous ne vous entendions pas éclater bientôt en cette plainte :
Ainsi donc, si vous voulez m’écouter, cessez aussitôt que possible de sous-estimer les Muses, et abandonnez immédiatement votre pernicieuse doctrine.
S’il est encore quelque place pour la prière, rejetez cette opinion [4].
Mais je ne suis guère fin de chercher des difficultés là où il n’y en a pas ! Que toute inquiétude s’éloigne de moi ! En fait, il vous sera aussi facile de vous réconcilier avec les Muses qu’il vous l’a été de les mépriser. Et même, si pour se venger elles vous préparent un malheur, vous pourrez les en détourner par une toute petite manifestation de votre repentir. C’est pourquoi j’abandonne ma crainte, et je ne redouterai plus pour vous les colères divines. Mais j’aurais voulu que vous eussiez épuisé déjà il y a six ou sept mois ce mépris des Muses dont vous êtes rempli maintenant ! Et alors, je n’aurais pas à regretter votre présence si agréable, ni les conversations cultivées
Ni enfin tant de promenades attrayantes, que je n’échangerais pas contre celles d’ Aristote. Mais est-il croyable que, dans votre cas aussi, cette maxime s’avère juste :
Vous aussi, un homme parmi les plus distingués, jugez-vous que toutes ces tâches qui vous sont imposées par votre fonction sont lourdes, mais seraient agréables dans d’autres conditions ? O corruption détestable de notre jugement ! J’en fais l’expérience comme tout le monde. En effet, les choses que j’aborde spontanément me paraissent agréables, alors qu’elles deviennent déplaisantes et, je le jure par Zeus, intolérables, si je les pratique par nécessité. D’où il me paraît moins étonnant que vous n’ayez plus le goût des grâces de Virgile, dont vous étiez autrefois ravi. Mais un tel dégoût n’est pas si tenace qu’il ne puisse être effacé par une tactique judicieuse et par l’habitude, de sorte que vous devez espérer qu’avec le temps vous serez délivré de cette gêne. Dieu donnera une fin à cela aussi [7]. Du reste, à propos de votre humanité, je vous aime tout particulièrement, puisque vous rejetez l’impassibilité des Stoïciens. Que les mânes de Sénèque m’épargnent et que m’épargnent Zénon, Cléante, Epictète, ces hommes nés avec une force coriace et dont le cœur est entouré d’un triple airain [8], si je pensais que leurs règles sévères me soient prescrites. Que celui qui voudrait [suivre] leur philosophie farouche et sévère, fasse son choix pour lui-même : quant à moi, je suis fermement déterminé à vivre d’une façon humaine, d’autant plus que vous m’avez signalé que vous aviez la même intention. Prenez courage, mon illustre ami, et continuez toujours à ouvrir votre cœur par des témoignages si légitimes d’amour,
Vous n’avez pas à rougir du feu qui vous embrase.
Adieu donc à Sénèque, lorsqu’avec ses préceptes emphatiques et selon son caprice il se livre à des attaques contre les sentiments. Ou, si vous pensez devoir embrasser jusqu’à un certain point sa secte, embrassez-la de façon que
A la violence des vents qui les emporteront sur les mers de Crète.
Quant au reste, ne vous refusez pas à la gaieté ni au rire, et montrez-vous à moi bien nourri et en bonne santé corporelle, toutes les fois que voudra me faire jouir de ce bonheur le Dieu très bon et très grand que je prie instamment de vous donner une vie tranquille et joyeuse ; et puisque vous avez
Des livres en quantité suffisante, des provisions jusqu’à la nouvelle récolte [11], [je le prie] de vous accorder une jouissance paisible et prolongée de ce bien. Adieu, mon très cher ami, et faites que je ne sois pas privé de cette amitié dont vous m’avez jugé digne.
Ce que vous ajoutez des tremblements de terre [12] m’inspirerait de l’effroi, si je n’avais pas abandonné depuis longtemps les craintes futiles et vaines du peuple [13]. Et, en effet, la populace s’étonne bêtement des choses purement naturelles comme étant des signes de l’avenir, tremblements de terre, éclipses de soleil et de lune [14] ; et elle prédit sur la base de ces phénomènes toutes sortes de calamités. Ainsi, beaucoup de gens pensent que la raison pour laquelle la terre est secouée n’est autre que l’imminence d’un nouvel ordre et d’un changement radical. Mais je ne crois pas ces gens [15]. Beaucoup d’étourdis pensent que le dernier jour est imminent, et que viendra sous peu le temps
Et le complexe édifice du monde tombera en ruines
Moi pas [17].
Le fait que les Français emportent avec eux le butin du Palatinat et que, sans se soucier de la très nombreuse armée des Allemands, ils dévastent par le fer et par le feu le territoire de l’ Electeur, prouve qu’il sont supérieurs à leurs ennemis, sinon par les forces, du moins par l’audace [18]. Et l’on ne saurait légitimement critiquer cette audace comme intempestive. En effet, jamais il ne fut plus clairement dans l’intérêt des Français d’étaler confiance, ardeur et fierté et tout ce qui peut inspirer souci et crainte aux ennemis, ou diminuer au moins leur espérance ; puisque les choses en sont venues à tel point que cette exhortation semble admirablement appropriée au Roi :
C’est maintenant, Enée, qu’il te faudra de la vaillance et un cœur ferme [19]. Ou si vous préférez les paroles d’ Homère :
Nous n’avons rien appris des derniers courriers qui mérite d’être rapporté : je ne vous donne donc aucune nouvelle pour le moment.
Notes :
[5] Voir Virgile, Bucoliques, ix.51-52. Bayle abrège et adapte le texte.
[12] Allusion à une lettre qui ne nous est pas parvenue.
[13] Bayle reviendra sur la superstition populaire dans PDC, xxiv-xxxi ; l-lvi ; lxvii-lxviii ; lxxiii ; lxxix.
[14] Virgile, Géorgiques, ii.478. Le texte de Virgile porte defectus solis, lunæque labores, unde tremor terris.
[15] Virgile, Bucoliques, ix.34.
[16] Ovide, Métamorphoses, i.257-58. Les éditions modernes portent généralement obsessa plutôt que operosa.
[18] Sur le pillage du Palatinat par ordre de Louvois, on ne trouve à cette date aucune nouvelle dans la Gazette, hormis une brève dépêche dans n o 47, nouvelle de Francfort du 17 avril 1674. Voir aussi dans la Gazette de Bruxelles du 27 juillet 1674, nouvelle de Francfort du 18 juillet, et dans la Gazette d’Amsterdam du 3 septembre 1674, nouvelle d’Amsterdam du 3 septembre ; voir aussi Van der Cruysse, Madame Palatine, p.209-210. Bayle reviendra sur cette campagne dans la Lettre 65, p.305.