Lettre 508 : Pierre Rainssant à Pierre Bayle
J’ay receu, Monsieur, et vos journaux, et les deux papiers impriméz que vous m’avez fait la grace de m’envoyer [1], dont je vous remercie tres humblement. J’apprens que mon gendre n’a pu passer à Roterdam, et qu’il s’est contenté de vous escrire [2]. Mais je n’ay pu sçavoir encore s’il avoit donné ordre à vous rembourcer de ce que vous avez pris la peine de tirer pour moy. Si cela n’est pas fait, mandez* moy à quoy cela monte en gros, sans perdre vostre loisir à en marquer le detail. Je vous en feray tenir l’argent ou à Paris, ou à Amsterdam, selon que vous me l’ordonneréz. Cependant je vous prie, Monsieur, d’agreer la medaille que je vous envoye [3]. Vous en trouverez le dessein joly, et le goust antique. La teste est la / mieux gravée de toutes celles que nous ayons. Elle ressemble extremement à son original, et est de Mr Rottier excellent graveur, et frere de celuy qui travaille en Angleterre pour le roy [4]. Son monogramme est au bas de la medaille. Je vous prie de la garder comme un gage de mon estime et de mon amitié.
Je suis fort aise de sçavoir ce que vous me mandez de l’ auteur des Nouveaux interests des princes [5]. Encore une fois cet homme a de l’esprit, et parle juste assez souvent ; mais il peche quelquefois grossierement contre l’histoire, comme quand il dit qu’ Henri 3 ayant fait assassiner le duc de Guise, n’osa en faire autant du cardinal, de peur d’irriter le S[ain]t Siege : ce qui est manifestement contre l’histoire qui dit que le card[in]al passa le pas aussitost apres le duc. Outre cela cet ecrivain neglige fort ses expressions, et est fort eloigné d’escrire / correctement. Cependant il ne laisse pas que d’estre fort agreable. Je ne sçay s’il en est de mesme des autres choses qu’il a fait[es].
Vous avez un Perizonius [6] qui est, ce me semble un critique judicieux. J’ay veu depuis peu trois dissertations de luy, dont la premiere me plaist fort. La 3 e est De nummis ; il dit de bonnes choses sur quelques medailles consulaires, et reprend tres à propos Ursinus et Paris [7]. C’est dommage qu’il ne soit plus versé qu’il ne paroit estre dans les medailles. Celle d’Antinous, dont il parle dans la derniere page de son livre, est moderne, et faite par le Padoüan, grand fabricateur de medailles semblables.
Lisant dernierement un livret qui s’intitule Cesarion [8], je ne fus pas content de voir comment l’ auteur y parle d’ Atticus. Au premier loisir que j’auray avant caresme, je vous envoyeray une lettre là dessus, que vous mettrez si vous voulez dans v[ot]re journal [9]. Ce livre est de l’abbé de S[ain]t Real, dont Mr Amelot de La Houssaye n’est pas fort / content. Dans leur desmelé vous avez pris le party d’un honneste homme, comme vous faites en toutes occasions [10].
J’ay leu le petit Traitté de la superstition, fait par Mr Du Rondel [11] ; il est plein de bonne erudition ; mais on trouve que son stile a trop l’air d’un declamateur. Cela gaste tout à present qu’on aime plus que jamais le stile naturel. Il luy seroit aisé de se deffaire de cela, • Il me semble que vous estes assez de ses amis pour luy en donner advis ; et qu’il est assez honneste homme pour le prendre en bonne part.
Quand il vous tombera en main quelque chose qui merite d’estre leu, vous me ferez plaisir de m’en faire part. Ce qui vous aura plù, me plaira sans doute. Personne n’a le goust meilleur que vous l’avéz.
Vous auréz veu le second Factum de l’abbé Furetiere [12] contre quelques academiciens. C’est un tres plaisant ouvrage, et qui dit presque tousjours vray. Jamais l’Academie n’a esté plus tournée en ridicule.
Vous verrez dans le Journal de ce mois cy une petite dissertation de ma façon [13].
Je suis à vous.
Ne parlez pas du livre De l’utilité des voyages, de Mr Baudelot [14], que vous ne l’ayez parcouru vous mesme. Il y a peu de bonnes choses, et beaucoup de mauvaises. Le style en est detestable.
Notes :
[1] Bayle a certainement fait parvenir des numéros récents des Nouvelles de la République des Lettres à Rainssant, mais on ignore de quels papiers imprimés l’envoi était accompagné. La lettre de Bayle à Rainssant est perdue.
[2] Dans sa lettre du 29 décembre 1685, Rainssant avait annoncé le passage à Rotterdam de son « second gendre », qui s’appelle M. Regnaud ; c’est un marchand qui « quitte le négoce, et n’a jamais étudié » : voir Lettre 494, n.9.
[3] Rainssant avait déjà envoyé à Bayle une médaille de la part de Denis Talon, l’avocat général : voir Lettres 422, n.3, et 464, n.3. La médaille annoncée dans la présente lettre est apparemment un cadeau personnel de Rainssant à Bayle.
[4] Les Rottier (ou Roëttiers) étaient une grande famille de graveurs de médailles flamands. Jean Rottier (1631-1703), né à Anvers, s’installa en 1661 à Londres, où il travailla pour la Monnaie de Londres entre 1670 et 1698 ; il fut l’auteur du dessin Britannia figurant sur les pièces de monnaie anglaise. Son frère cadet, Joseph (1635-1703), né également à Anvers, travailla aussi à la Monnaie de Londres avant de passer en France en 1673 ; il s’y fit naturaliser et travailla pour la Monnaie de Paris en tant que graveur général à partir de 1682 ; il y fut nommé « graveur particulier » en 1694. Il devint membre de l’Académie royale en 1683, étant un des tout premiers artistes à contribuer à la création des séries de médailles de Louis XIV vers 1680, en collaboration avec Jean Meuger, Henri Roussel, Michel Molart et d’autres. On lui connaît La Capture du Luxembourg, 1684, et La Paix avec Alger, 1684, toutes deux en collaboration avec Michel Molart. Pour la description de la présente médaille envoyée par Rainssant, voir Lettre 526, n.6.
[5] Gatien de Courtilz de Sandras, Nouveaux intérêts et maximes des princes de l’Europe, où l’on traite des maximes qu’ils doivent observer pour se maintenir dans leurs états et pour empêcher qu’il ne se forme une monarchie universelle (Cologne 1685, 12°). Bayle en avait donné le compte rendu dans les NRL, novembre 1685, cat. xi.
[6] Voir Jacob Voorbroek, dit Perizonius, Dissertationum Trias ; Quarum Prima de Constitutione Divina super ducenda defuncti fratris uxore ; Secunda de Lege Voconia, Feminarumque apud Veteres Hereditatibus ; Tertia de Variis Antiquorum Nummis agitur. Multa insuper alia passim per occasionem traduntur, nec pauca Auctorum utriusque Linguae, ut et S. Scripturae loca, Lapidumque ac Nummorum Inscriptiones illustrantur, explicantur, aut emendantur (Daventriæ 1685, 8°). Sur cet auteur, voir aussi Lettre 464, n.7.
[7] Perizonius « reprend » les collections connues d’Ursinus et de Paris : Rainssant désigne ainsi les collections de Fulvio Orsini et de la ville de Paris. Fulvio Orsini, dit Ursinus (1529-1600), célèbre humaniste, historien et archéologue, fut secrétaire et bibliothécaire du cardinal Ranuccio Farnese, d’ Alessandro Farnese et enfin du cardinal Odoardo Farnese ; il étendit considérablement leurs collections au moyen de dessins de Michel-Ange, de Raphaël et de Sébastien del Piombo entre autres, et de tableaux d’ El Greco, qu’il protégea pendant son séjour à Rome (1570-1577). Il publia une étude de portraits : Imagines et elogia virorum illustrium et eruditor ex antiquis lapidibus et nomismatibus (Romæ 1570) et une histoire de Rome : Familiæ Romanæ ex antiquis numismatibus (1577), et édita l’apologie d’Arnobe (1583) et la Septante (1587). Ses acquisitions font toujours partie de la collections Farnese à Naples (Capodimonte et Musée archéologique).
[8] César Vichard de Saint-Réal, Césarion, ou entretiens divers (Paris 1684, 12°).
[9] Bayle avait proposé une recension du Césarion de Saint-Réal dans les NRL, octobre 1684, art. VIII. La lettre de Rainssant visant à défendre Pomponius Atticus contre les attaques de Saint-Réal parut dans Le Retour des pièces choisies, ou bigarrures curieuses (Emmerick 1686, 12°), recueil publié par Bayle lui-même et dont il donne le compte rendu dans les NRL, décembre 1686, art. IV, faisant état spécifiquement de la critique de Saint-Réal par Rainssant.
[10] Antoine-Auguste Bruzen de La Martinière et son oncle, Richard Simon, avaient envoyé à Bayle une critique de la traduction par Amelot de La Houssaye de l’ Histoire du concile de Trente par Pietro Sarpi : cette critique (Lettre 475) fut publiée dans les NRL, octobre 1685, cat. vi ; elle fut attribuée par Amelot de La Houssaye à Saint-Réal, à qui il répondit vertement dans la Lettre 491, publiée dans les NRL, décembre 1685, art. VIII. Bayle prétendait adoucir le ton polémique d’ Amelot de La Houssaye, mais il ne fit que réduire le nom de Saint-Réal et les titres de ses ouvrages à des initiales transparentes.
[11] Il s’agit de l’ouvrage de Jacques Du Rondel, Réflexions sur un chapitre de Théophraste (Amsterdam 1686, 12°), annoncé dans les NRL, novembre 1685, cat. x, et recensé au mois suivant, art. V.
[12] Bayle a reçu le Second factum de Furetière par l’intermédiaire de Johan de Witt : voir Lettre 504, n.9.
[13] C’est dans le numéro du lundi 21 janvier 1686 du JS qu’avait paru la « Dissertation sur le véritable degré de consanguinité entre Auguste et Octavie, par M. Rainssant, méd[ecin,] antiq[uaire,] garde des médailles du Cabinet du Roy, à M. l’ abbé de La Roque ».
[14] Charles-César Baudelot de Dairval, De l’utilité des voyages et de l’avantage que la recherche des antiquités procure aux sçavans (Paris 1686, 12°, 2 vol.). Bayle devait en donner le compte rendu dans les NRL, avril 1686, art. V.