Lettre 51 : Pierre Bayle à Vincent Minutoli

[Coppet, le […] avril 1674]

Je ne veus pas differer davantage, mon cher Mr, à vous faire voir les curiositez de notre cher et savant Normand  [1], c’est pourquoi je vous envoye ma lettre et pour satisfaire au dessein de l’autheur, je fais en sorte que ce soit Mr Leger qui vous rende mon paquet car il vous montrera une lettre qu’il y avoit pour luy dans le paquet, et vous luy montrerez s’il vous plait les autres. On a de la peine à lire le charactere* de notre ami, tant parce qu’il n’est pas trop bien formé, que parce que tournant la feuille, il fait plusieurs pochons* ne prenant pas la peine ni de jetter de la poussiere* sur son ecriture ni d’y mettre du papier de crasse*. J’ay remarqué qu’un a signifie autre, ce qui peut servir pour dechiffrer quelques endroits de ma lettre [2].

Vous ne sauriez croire mon cher Mr, combien j’ay eu du plaisir de l’heureuse promotion de Mr Fabry [3]. Comme il fait plus d’honneur à la charge, que la charge ne luy en fait, il y a plus dequoi feliciter la Republique, que dequoi le feliciter luy meme. Je souhaitterois qu’il seut que l’honnorant autant que je suis capable d’honnorer un tres grand merite, je me rejouis extremement de ce nouveau grade qui luy est arrivé. Quand je n’aurois pas le bonheur de le connoitre, je ne laisserois pas d’avoir un singulier plaisir de sa promotion au consulat, par la seule raison que vous, Monsieur luy appartenez.

Mille remercimens pour l’histoire de Priolus [4]. Je l’ay leue avec beaucoup de satisfaction, car asseuremen[t] elle est ecritte d’une maniere fort nette, et remplie de pensées qui ne sont pas communes. Le style est tout à fait cornelien c’est à dire imité de Corneille Tacite, avec plusieurs expressions des poetes anciens appliquées fort heureusement. Mais c’est une chose etrange que la pluspart des historiens qui ecrivent en latin, aiment mieux se proposer pou[r] modele Tacite, dont le langage est tout par bonds, tout scabreux* et rangé* (par une forte etude) d’une maniere peu naturelle, que de prendre pour patron Tite Live, qui parle coulamment* •qui remplit bien ses periodes, sans pourtant affoiblir la majesté du langage. Vive Mr de Thou [5] qui a ecrit de cet air* là. Je vous avouë que ce petit langage, que Lipse [6] a comme remis en reputation, ne me plait pas trop, quoi qu’il ait souvent des beautez ravissa[n]tes. Je ne sai comment il est arrivé au livre de question* de se salir un peu à la couverture. Je sai qu’il n’est rien tombé dessus, et que j’ay eu assez de soin pour que cela n’arrivat point. Je croi que c’est un vice du parchemin q[ui] sera indelebile. Or il est bon que vous sachiez Mr, que je suis un importun fieffé sur le fait des livres, quand j’en rends un, j’en emprunte un autre. J’ai bien voulu vous en avertir, afin que si par avanture je vous en baille* quelque estocade* vous ne soyez pas pris au depourveu. Vous m’obligerez donc fort si vous me pouvez preter, je n’ose dire quoi car je crains que vous ne l’ayez pas, à tout hazard je m’en vai le dire, c’est les Recherches de la France de Paquier [7][.] Ditez moi aussi Monsieur si un certain livre qui traitte de la religion des Romains fait par un certain Guillaume Du Choul [8] vaut quelque chose, et si vous savez ce que c’est qu’un livre d’ Antonius Augustinus qui traitte des familles romaines [9]. Voila bien des vieux bou quins*, quelquefois ce sont les meilleurs quelquefois non.

Au reste il nous sera si utile que Mr Banage continue son commerce* avec nous qu’il faut bien trouver quelque voye seure de luy ecrire. Mr de La Rive se deffendit de me dire son adresse, disant qu’il me prendroit mes lettres, mais cela ne m’accommode pas, j’ecrirois plus souvent, si je le pouvois faire sans incommoder personne [10].

Je suis tout à vous.

 

A Monsieur / Monsieur Minutoly / A Geneve

Notes :

[1Il s’agit de Jacques Basnage, né à Rouen. Aucune des lettres mentionnées dans ce paragraphe ne nous est parvenue.

[2Entendez « la lettre que j’ai reçue. »

[3Il s’agit de Pierre Fabri, appelé aussi Fabri-Trembley, qui venait d’être désigné comme syndic de la république de Genève.

[4Sur cet ouvrage de Priolo, voir Lettre 38, n.5.

[5Allusion au célèbre historien Jacques-Auguste de Thou (1553-1617), auteur de la Historiarum sui temporis (Parisiis 1604-1608, 8 o, 5 vol.). Sur cet historien, voir C.-G. Dubois, La Conception de l’histoire en France au XVI e siècle (1560-1610) (Paris 1977), p.172-85.

[6Sur le célèbre philologue Juste Lipse (1547-1606), voir Jehasse, La Renaissance de la critique, et J. Lagrée, Juste Lipse. La restauration du stoïcisme. Etude et traduction de divers traités stoïciens (Paris 1995). Sur l’opposition du style pointu, coupé, subtil de Tacite (atticisme) à l’éloquence ample, périodique (asianisme) dont les Orationes de Cicéron fournissaient le modèle, voir Zuber, Les « Belles infidèles », p.361-70, 391-411 ; Jehasse, Guez de Balzac, p.441-45 ; et J. Lafond (éd.), Les Formes brèves de la prose et le discours discontinu (XVI e-XVII e siècles) (Paris 1984). Sous l’influence d’ Erasme, de Montaigne, de Juste Lipse, le style « atticiste » a connu un succès grandissant au cours de la deuxième moitié du dix-septième siècle et semblait signifier la fin de l’emprise balzacienne (cicéronienne) sur la prose française, et le discrédit de la « rhétorique ». Fort sensible à ces traditions différentes, Bayle admire sans doute Erasme et Montaigne, mais il marque ici sa préférence, dans le domaine de l’histoire écrite en latin, pour l’éloquence « cicéronienne » de Tite-Live.

[7Estienne Pasquier (1529-1616), jurisconsulte et magistrat, est surtout connu par ses Recherches de la France (Paris 1560, 8 o ; Orléans 1567, 16 o, 2 vol.). Dans ses Sentimens de Cléante (Paris 1671, 12 o), seconde lettre : « De la langue françoise », p.46-62, Barbier d’Aucour dénonce le plagiat de Bouhours à l’égard de Pasquier. C’est probablement ce passage qui avait éveillé l’intérêt de Bayle pour Pasquier.

[8Guillaume Du Choul (mort après 1555), Discours de la religion des anciens Romains (Lyon 1556, folio). L’année précédente avaient paru de cet auteur des Discours sur la castrametation et discipline militaire des Romains. Des bains et antiques exercitations <chgrecques et romaines (Lyon 1555, folio). Une deuxième édition de ces deux ouvrages fut publiée l’année suivante (Lyon 1567, 4 o). Ce livre connut des rééditions ainsi que des traductions en italien, espagnol et latin.

[9Antonio Agustin, dit Augustinus (1517-1586) canoniste et juriste espagnol qui prit part au concile de Trente et devint archevêque de Tarragone en 1574 ; il est l’auteur d’un ouvrage De familiis romanorum qui fut repris dans une publication ultérieure sur le même sujet : Fulvio Orsini, Familiæ romanæ quæ reperiuntur in antiquis numismatibus […] adjunctis familiis XXX ex libro Antonii Augustini (Romæ 1577, folio). L’ouvrage connut une nouvelle édition avec des additions par Charles Patin (Paris 1663, folio).

[10Ce Monsieur de La Rive est probablement un Normand en séjour à Genève et qui s’offrait comme intermédiaire (ce qui aurait évité à Bayle tous frais de port pour correspondre avec Basnage). Par délicatesse et par souci d’indépendance (un souci qu’il conservera toute sa vie), Bayle n’apprécie guère cette gentillesse. Il faut d’ailleurs rappeler qu’au dix-septième siècle beaucoup de ceux qui servaient d’intermédiaires prenaient connaissance des lettres qu’ils transmettaient. Cet usage explique peut-être aussi la réticence de Bayle. Seule la partie extérieure d’un envoi était cachetée, d’où une habitude qui n’inspirait de scrupule qu’à peu de gens. Ce n’est pas un hasard que la famille rouennaise dans laquelle Bayle allait être précepteur ait aussi porté le nom de La Rive.

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