Lettre 511 : Pierre Bayle à Jean Rou
Je vous remercie très humblement, mon cher Monsieur, de l’ecrit que vous m’avez communiqué [1]. Il est beau et bon, et digne de son auteur ; et je voudrois bien en pouvoir orner mes Nouvelles ; mais deux ou trois raisons m’en empêchent. La premiere est que j’ai dessein, comme je l’ai insinué dans un des mois précédens, de donner de tems en tems un livret extraordinaire, qui sera un recueil de diverses pieces fugitives, que je n’aurai pu inserer dans les Nouvelles ordinaires. Je m’y suis engagé auprès de bien des personnes que je considere, dont je n’ai pas emploié ce qui m’en étoit venu ; et comme je n’ai point publié leurs petites pieces, je me suis résolu de réserver toutes les autres semblables pour un livret à part ; d’autant plus qu’on a critiqué que j’ai inséré des pieces toutes entieres, comme le Discours de Mr l’abbé de La Chambre , une Lettre de Mr Spon [2], etc[.] J’excepte ce qui regarde une expérience anatomique, chymique, etc : car ces sortes de choses sont fort désirées et comme mon journal en est assez stérile, je n’en laisse guere passer, quand il m’en tombe entre les mains. Il faudroit donc, mon cher Monsieur, que votre ouvrage attendît mes Nouvelles extraordinaires : mais je craindrois que ce ne fût trop attendre [3].
La seconde raison est, qu’on m’a conseillé d’éviter le plus qu’il sera possible, les matieres de controverse. Il n’est pas possible de le faire quand des livres sont publics. Mais, diroit-on, il falloit les éviter à l’égard d’une lettre manuscrite, dont tous les noms sont supprimez ; et celui du prélat à qui on écrit, et celui du répondant. Cela m’oblige de vous dire, que si vous la faites imprimer, je croi que vous ferez bien de n’en pas supprimer ni les noms, ni les dates ; car les lecteurs seront tout autrement curieux, quand ils sauront que cela regarde Mr l’ evêque de Meaux [4].
Ma troisieme raison est, que ce mois-ci, et celui qui vient, seront pleins, malgré que j’en aie, de matieres de controverse : des livres très-considérables qui vont paroître, ne me permettant pas de fuïr la touche. Nous allons avoir tout à la fois dans un mois, deux livres de Mr Jurieu, qui me feront deux gros articles [5]. Sans cela, mon cher Monsieur, je passerois sur les deux autres raisons, en considération de la bonté de votre piece, et de l’amitié, comme de l’estime très-particuliere, que j’ai pour vous.
Je suis très fâché que tant de circonstances contraires me privent de l’avantage que je me procurerois par votre ecrit. Mais puisqu’il n’y a point d’autre remede, je vous le renvoie aujourd’hui, afin que vous le fassiez imprimer sans retardement.
J’ai été ravi que les tables de Mr Talents m’aient fourni une occasion naturelle de parler des vôtres [6]. Comme elles sont en anglois, je n’ai pu les lire : on me les a laissées quelques jours ; mais on me les a redemandées après cela, et ainsi je ne saurois vous les procurer. Comme vous êtes le premier en date, je ne doute pas qu’on ne vous ait copié. Je suis, Monsieur, votre, &c
Notes :
[1] La lettre de Rou qui accompagnait son envoi est perdue. Puisqu’il s’agissait, comme le souligne Bayle un peu plus loin dans la présente lettre, d’un ouvrage de controverse, nous pouvons conclure que Rou avait envoyé à Bayle le manuscrit de son nouvel ouvrage, dirigé contre Bossuet, qui devait paraître sous le titre : La Séduction éludée, ou lettres de M. l’évêque de Meaux à un de ses diocésains qui s’est sauvé de la persécution, avec les réponses qui y ont esté faites (Berne [La Haye] 1686, 12°).
[2] Bayle avait publié le discours de Pierre Cureau de La Chambre pour la réception de Jean de La Fontaine à l’Académie française le 2 mai 1684 dans les NRL de janvier 1685, art. I ; dans ce même numéro des NRL, art. V, Bayle avait aussi publié une lettre de Jacob Spon, datée du 20 décembre 1684 (Lettre 371), qui enchérit, au moyen d’anecdotes, sur l’éloge emphatique de Charles Spon, son père, publié dans le même périodique au mois de juillet 1684, art. V.
[3] Introduisant la publication d’une pièce fugitive sous le titre « Si les juifs adoraient la tête d’un âne », Bayle avait indiqué : « Si on nous adresse des écrits ou sur ces matieres, ou sur d’autres, et que leur longueur ou leur nombre ne nous permettent pas de les employer parce qu’ils nous empêcheroient d’apprendre au public les nouveautez de chaque mois, nous prendrons le parti de les publier à part dans des Nouvelles extraordinaires, lors que nous en aurons suffisamment pour faire un petit volume. Ce parti aura mille commoditez. » ( NRL août 1685, art. II). Voir H. Bost, Un « intellectuel » avant la lettre : le journaliste Pierre Bayle, p.146.
[4] Rou devait suivre ce conseil et publier son ouvrage à La Haye, sans doute chez Adriaan Moetjens, sous la fausse adresse de Berne : voir ci-dessus, n.1.
[5] Les deux ouvrages de Jurieu : L’Accomplissement des prophéties ou la délivrance de l’Eglise (Rotterdam 1686, 12°, 2 vol.) : NRL, mars 1686, art. VI (voir Lettre 519, n.4) ; Le Vray systeme de l’Eglise et la véritable analyse de la foi (Dordrecht 1686, 8°) : NRL, avril 1686, art. I.
[6] Dans un article consacré au Chartophylax ecclesiasticus de William Cave, Bayle avait fait l’éloge des « Tables historiques et chronologiques » de Francis Tallents, A view of universal history from the Creation, to the Destruction of Jerusalem [...] in the year [...] of Christ 135 ; [...] from the Birth of Jesus Christ [...] to the year 1680 (London ? 1685 ?, folio, 2 parties), et en avait profité pour ajouter quelques mots aimables au sujet du travail de Rou : « On sait, sans que j’en renouvelle le souvenir, que M. Rou avoit fait un semblable ouvrage en France avec un succès extraordinaire, mais que les esprits superstitieux, fleau perpétuel de la Republique des Lettres, ennemis jurez des Sciences et des beaux Arts, conspirerent de telle sorte contre cet auteur qu’ils le firent mettre à la Bastille, et qu’ils ruïnerent ses Tables sans réssource, au grand regret de tous les honnêtes gens. A peine en a-t-il sauvé un exemplaire quand il est venu s’établir en ce païs-ci. » ( NRL, janvier 1686, cat. vii). Les Tables historiques, chronologiques et généalogiques de Rou avaient été réunies et publiées en 1675 avec autorisation. Cependant, Rou, auquel on reprochait d’avoir manqué de respect envers certains papes, fut embastillé de fin novembre 1675 à avril 1676 (voir Lettre 78, n.5).