Lettre 595 : Pierre Bayle à Jacques Lenfant
Je suis bien faché, Monsieur, d’etre contraint de vous consoler sur une perte aussi considerable que celle que vous avez faite par la mort de M. votre pere [1], et vous me ferez beaucoup de justice si vous etes tres persuadé qu’outre la raison du merite du defunt, qui fait que sa mort doit étre sensible à tous les honnetes gens, et principalement quand ils aiment les lettres et la religion protestante, j’en ai une tres particuliere de m’affliger par la part singuliere que vous avez à cette perte et à ses suites. Le bon Dieu veuille vous consoler par sa sainte grace, et vous conserver precieusement. J’ai eté ravi de voir les sentimens chretiens et judicieux que vous avez marquez* à l’occasion de ce que M. Jaquelot vous avoit ecrit [2]. J’ay fait part tout aussi tot à M. Jurieu de vos dispositions et de vos reflexions, sans lui nommer pourtant la personne dont la lettre vous avoit donné lieu de me les marquer, et il a eté ravi de cela aussi bien que moi. Il doit m’envoier une lettre que je joindrai avec celle ci [3]. M. Allix a recouvré tous ses papiers et tous ses livres ; il espere aussi bien que vous qu’il repondra et à M. Boileau, et à M. Simon [4] ; ces 2 docteurs ont besoin d’etre un peu mortifiez, tant ils sont hardis et entreprenans. M. L[e Clerc] repond à M. S[imon] [5] et / son ouvrage est actuellement sous la presse ; il sera de trente feuilles, meme forme que le precedent. Si vous voulez conserver l’amitié de M. L[e Clerc], il faudra vous observer • d’une maniere singuliere, car il est facile à se facher et il ne pardonne rien ; il crie eternellement contre l’ odium theologicum, et il ne prend pas garde qu’il fait lui meme son portrait... [6] Quant au P[ère] Mallebranche, il n’est point à proprement parler tombé en disgrace ; tout ce qu’il y a c’est qu’on croit communement que les objections de M. Arnaud sont plus fortes que les reponses du Pere, et que celui-ci ne trouve plus d’imprimeurs [7]. J’aprouve votre prudence au sujet de la question que je vous ai faite, et votre maniere de repondre me feroit seule soupçonner que ce qui s’est dit est vrai [8] ; quand je verrai M. Burnet [9], je le prierai de me montrer ce qu’il en sait ; il fait une relation de son voiage [10], et je crois aussi qu’il refutera Varillas [11]. Le s[ieu]r Maimbourg ecrit le Schisme d’Angleterre à ce qu’on m’a dit, ce sera encore de l’occupation pour M. le docteur [12]. Vous savez bien qu’on imprime toutes les lettres de Grotius qui feront un gros in fol[io] [13]. Il y a à Paris une Relation curieuse de l’Amérique, qui est principalement destinée aux avantures des boucaniers [14]. M. Bruys vient d’ecrire contre La Politique du clergé [15]. Je suis Monsieur, votre tres humble et tres obeissant serviteur.
Notes :
[1] Paul Lenfant, père de Jacques, mourut à Marbourg en juin 1686 : voir Jean-Pierre Niceron, Mémoires pour servir à l’histoire des hommes illustres de la république des lettres, avec un catalogue raisonné de leurs ouvrages (Paris 1727-1745, 12°, 44 vol.), ix.243.
[4] En 1687, Pierre Allix fit paraître des Reflexions sur les cinq livres de Moyse, pour établir la verité de la religion chrétienne (Londres 1687, 8°), dont l’épître dédicatoire au roi d’Angleterre est datée du 20 décembre 1686. Il s’efforce de récuser toutes les objections nées de l’approche historico-critique du Pentateuque, mais ne désigne pas nommément ses adversaires, qu’il qualifie en permanence d’« athées ». Sur cet ouvrage, voir aussi Lettre 638, n.3.
[6] Le ton était monté entre Le Clerc et Bayle à propos du compte rendu dans les NRL des Entretiens sur diverses matières de théologie (Amsterdam 1685, 12°) de Le Clerc et de Charles Le Cène : voir NRL, avril 1685, cat. xiv, et Lettres 413, 416 ; leurs relations se durcirent de nouveau à propos des Sentiments de quelques théologiens de Hollande : voir la lettre du 18 juillet 1685 de Bayle à Le Clerc (Lettre 441), la réponse de Le Clerc le lendemain (Lettre 443) et la lettre de Lenfant à Le Clerc du 26 juillet, Epistolario, lettre 98, i.369-371, qui contient un extrait de la lettre du 6 juillet 1685 de Bayle à Lenfant (Lettre 436), où Le Clerc est malmené.
[7] Bayle commente prudemment les difficultés de Malebranche sans évoquer sa propre prise de position forte en faveur de celui-ci dans les comptes rendus des NRL, dont Malebranche l’a chaleureusement remercié : voir Lettre 401.
[8] Sur sa question concernant un jésuite qui aurait été blessé alors qu’il faisait l’Esprit dans la chambre de l’Electeur palatin, voir Lettre 580, p.448.
[9] Premier indice des contacts directs entre Bayle et Gilbert Burnet, contacts significatifs à cause du statut privilégié de l’ecclésiastique anglais auprès de Guillaume III, qu’il devait accompagner lors de la « Glorieuse Révolution » ; il a pu le fréquenter chez Benjamin Furly (voir Lettre 617, n.4) ; il devait rester en correspondance avec lui par la suite (voir Lettre 710, n.8), même après le départ de Burnet en Angleterre, où il fut nommé évêque de Salisbury en 1689 ; ces contacts auront aussi leur importance lors de l’affaire de la « cabale chimérique », puisque Bayle fera suivre une copie du Projet de paix de Goudet à différentes personnes éminentes, parmi lesquelles figure Gilbert Burnet.
[10] Gilbert Burnet, Some letter[s] containing an account of what seemed most remarkable in Switzerland, Italy, etc. (Rotterdam 1686, 8°), ouvrage qui fut suivi d’un Supplement to Dr Burnet’s letters relating to his travels [...] being further remarks on Switzerland, and Italy, etc. written by a nobleman of Italy and communicated to the author (Rotterdam 1687, 12°). Ces deux ouvrages furent traduits sous le titre : Voyage de Suisse, d’Italie, et de quelques endroits d’Allemagne et de France, fait és années 1685, et 1686 [...] Avec des remarques d’une personne de qualité, touchant la Suisse et l’Italie (2 e éd. Rotterdam 1688, 12°). L’éditeur de ces ouvrages, Abraham Acher, imprima également une édition des Voyages avec, en annexe, la critique de Varillas : Some Letters. Containing an account of what seemed most remarkable in Switzerland, Italy, etc. Written by G. Burnet, D.D. to T. H. R. B. [the Honourable Robert Boyle.] To which is annexed his answer to Mr. Varillas (Rotterdam 1686 [1687], 12º). Voir aussi Lettre 704 : la critique par Emmanuel Schelstrate du récit de Burnet.
[11] L’ouvrage d’Antoine Varillas s’intitulait : Histoire des révolutions arrivées dans l’Europe en matière de religion (Paris 1686-1690, 4°, 6 vol.) : voir le compte rendu dans le JS du 29 avril 1686. Gilbert Burnet publia ses Reflections on Mr Varillas’s History of the revolutions that have happ[e]ned in Europe in matters of religion, etc. (Amsterdam 1686, 12°), dont Bayle donna le compte rendu dans les NRL, octobre 1686, art.IX ; cet ouvrage s’attira la Réponse de Mr Varillas à la critique de Mr Burnet sur les deux premiers tomes de l’« Histoire des révolutions arrivées dans l’Europe en matiére de religion » (Paris 1687, 12°), à laquelle Burnet répliqua par A Defence of the Reflections on the ninth book of the first volume of Mr. Varillas’s « History of Heresies ». Being a reply to his answer (Amsterdam 1687, 12º). La même année, Burnet poursuivit sa lecture par A Continuation of reflections on Mr Varillas’s « History of heresies ». Particularly on that which relates to English affairs. In his third and fourth tomes (Amsterdam 1687, 12°). L’ouvrage initial fut immédiatement traduit par Jean Le Clerc : Critique du neuvième livre de l’Histoire de Mr Varillas, où il traite des révolutions arrivées en Angleterre en matière de religion. Traduite de l’anglois (Amsterdam 1686, 12°), et Burnet adressa une lettre pleine de civilité à Le Clerc sur cette traduction : voir Epistolario, lettre 115 du 24 juillet 1686, i.432-433 ; Burnet publia ensuite la traduction anglaise de la préface de Le Clerc dans sa Réponse à Mr Varillas de 1687, et de nouvelles Animadversions on the Reflections upon his travels, accompagnées de ses réponses à Varillas, dans l’édition de ses Tracts (London 1689, 12°, 2 vol.).
[12] Louis Maimbourg travaillait à l’ Histoire du schisme d’Angleterre lorsqu’il mourut le 13 d’août 1686. Une traduction française de l’ Histoire de la Réformation d’Angleterre de Gilbert Burnet devait paraître à Genève chez Samuel de Tournes en 1687 (4 vol., 12°), munie d’une lettre d’approbation de l’auteur au libraire datée du 19 février 1686 : Bayle sous-entend que l’ultime production de Maimbourg obligera Burnet à rédiger de nouveaux développements.
[13] Hugo Grotius, Epistolæ quotquot reperiri potuerunt : In quibus præter hactenus editas, plurimæ theologici, iuridici, philologici, historici, et politici argumenti occurrunt (Amstelodami 1687, folio).
[14] Alexandre Olivier Oexmelin, Histoire des avanturiers et des boucaniers (Paris 1686, 12°, 2 vol.), annoncé dans les NRL, juillet 1686, cat. vii, et recensé dans le JS du 22 juillet 1686.
[15] David Augustin de Brueys, Réponse aux plaintes des protestans contre les moyens que l’on emploie en France pour les réunir à l’Eglise, et où l’on réfute les calomnies qui sont contenues dans le livre intitulé, « La Politique du clergé de France », et dans les autres libelles de cette nature (Paris 1686, 12°), qui est une réponse à l’ouvrage de Jean Claude, Les Plaintes des protestants, et à celui de Pierre Jurieu, La Politique du clergé de France : voir NRL, août 1686, art. I.