Lettre 623 : Gregorio Leti à Pierre Bayle
Monsieur J’ay receu la vostre vendredy passé [1] remplie de tantes des protestes de sincerité et je vous proteste en homme d’honneur que je n’en doubte point : je ne manquay pas de vous respondre le mesme soir, mais en donnant la lettre à Mons r de Bordes, ayand mieux songé à quelques expressions trop fort[es] et terrible[s] comme mes enemis de Geneve [2] je la reprit et en sa presence je la deschiray. Et pour vous diray en amy et serviteur je ne scay parler de ces gents là je dis de trois ministres Bourlamacchi Calandrin et Turitin [3] en qualité de chrestien puisque ont fait des actions des diable[s] et de barbare[s] contre de moy, car ont vo[u]lu perdre l’ame le corps et les biens de mes pauvres enfans innocens, mais Dieu ne luy a pas fait la grace que souhaitoi[en]t ces mangeurs de cha[i]r humain[e], enfin sont des gens qui croyoi[en]t le diable, et presche[nt] l’Evangile et pendant que j’auray vie, je ne croiray le contraire. Tout ce que me fasche que sont des choses impossibles d’escrire dans un volume. Je vous confesse Mons r que j’ay esté un peu estonné de la lettre que vous m’escrivistes [4] dans la quelle vous vous rendiés juge sans l’ordinaire resgle de la loy audi[a]tur et altera pars [5] des ces memoires soit remarques satiriques que Boulamachi le fils [...] vous a remis [6] selon que luy mesme le dit à ma fille ainé[e] en presence de six personnes[.] / J’en ay deux copies de la main du meme Burlamachi et sur les queles j’ay parlé trois heures dans la Compagnie des ministres à Geneve et dans le Conseil de 25 et je fit voir mes raison[s] par courtoisie aux ministres parceque m’en prierent, et par devoir au Conseil parce que me l’ordina ; les ministres n’en s’en vouleurent melé apres m’avoir ouy, et le Conseil me condamna à cent escus de emende et à estre censuré dans le Conseil mais mes ennemis avoi[en]t trop la vangence à cœur pour se tenir à cela quoy que le 25 ne l’executa pas[.] Je dis ceccy comme de passagge, et comme de passagge je vous diray que si vos remarques sont les memes que le[s] miennes escrittes de Bourlamachi une partie des choses je les voudrois rescrire et estré comme per la grace de Dieu je fais profession d’estre bon protestant, l’autre parce que n’ont jamais peu me convincre d’estre l’auteur des ces livres là et la troisieme je donne d’autres expressions dans le meme livre sur la meme matiere que desmesle[n]t le tous. Enfin Mons r mes enemis firent deux remarques l’une est celle que vous aves ei [ sic] l’autre d’un[e] autre mattiere qui s’escriverent parmy les catholiques dans lesquelles faisoient voir des choses les plus terrible[s] du monde que j’avois escritte[s] contre l’Eglise romaine dans le Nepotisme dans le Cardinalisme dans le Sindicat dans l’ Histoire de reformati innocenti dans la Vie de Dame Olimpe et dans d’autres de mes livres enfin faissoi[e]nt voir que jamais aucun protestant avoit tant escrit contre Rome et avec des expressions plus fort[es] que moy [7], et il [est] vrey, enfin avoi[en]t juré de me perdre parmy les protestans et les catholiques à Mons r de La Pierre conseiller de Granoble [8][.] Le ministre Boulamaqui en croyant d’envoyer une de ces remarques que vous aves luy en envoya une des celles contre le[s] catholiques, qui ne respondoit à la lettre qu’on luy avoit escrite et qui fist son estonné. / J’espere Mons r d’avoir l’honneur de vous voir et de vous faire faire la croix comme dans le proverbe des Italiennes en vous parland de ces mangeurs de cher [ sic] humaine asseur[ez] vous Mons r cepandant qu’aucune chose de quelle nature qui pourra estre ne m’ostera le respect que j’ay pour vostre merite et l’amitié que j’ay pour vous est trop profond[e] dans le cœur plu l’oster : la sincerité a esté mon aliment et c’est la cause que je n’ay peu m’accommoder avec ceux de ma nation à Geneve car je n’aime les deux faces [9]. Je suis tres humble serviteur de Mons r Jurieux, et Mad le Jurieux comme aussy ma famme et ma fille et je la prie de la part de tous du plus profond du cœur de venir passer trois jours avec nous dans ces carameses [10] nous tascheront de la divertir autant que nous sera possible en tout ce que honestement se peut faire : et ma famme et ma fille et moy nous vous serons obligé extremament si per vostre eloquence vous nous porriés procurer ceste avantage, mais il faut que vien[ne] tous droit à la maison : l’histoire que je fais à present touchand la persecution [11] plaira à Mons r Jurieux beaucoup plus que cela que j’ay fait pour le passé[.] Asseures les vous de mes respects et soyés persuadé que je suis Monsieur vostre humble et tres obbeis[sant] serv[iteur]
Ma fille [12] que lisés vos ouvrages avec admiration comme ausy des Mons r Jurieux et qui adore vostre merite est dans l’impatience d’avoir une conference avec vous touchant ces remarques etc. come aussy pour avoir la gloire d’avoir parlé à un amy illustre personagge •
Notes :
[1] Aucune des lettres de Bayle adressées à Gregorio Leti ne nous est parvenue.
[2] Bayle avait dû se justifier de quelques termes trop durs dans son projet de compte rendu de l’ Historia genevrina, termes que Leti l’a prié de corriger dans sa lettre du 26 mars 1686 (Lettre 542) et que Bayle a effectivement adoucis dans les NRL du mois de mars 1686, art. IX.
[3] Fabrice Burlamacchi, Benedict Calandrini et François Turrettini furent les trois pasteurs de la « cabale italique » (protestants italiens originaires de Lucques) que Bayle connut à Genève et qu’il mentionne dans sa correspondance : Leti considère que ce sont les auteurs des persécutions qu’il a subies à Genève : voir H. Bost, Pierre Bayle, p. 61, 68, et Lettre 542 n. 4. Sur Burlamacchi, dont l’érudition avait impressionné le jeune étudiant, voir Lettre 11, p. 49-50 et n.50 ; sur Turrettini, voir Lettre 10, n.16. Après avoir exercé son ministère aux Provinces-Unies, Benedict Calandrini (1639-1720) était devenu pasteur de l’Église italienne de Genève en 1662, puis pasteur ordinaire à Genève en 1664 ; il devint professeur de théologie à l’Académie en 1690.
[4] La lettre de Bayle à Leti est perdue.
[5] « il faut écouter aussi l’autre partie ».
[6] Jean-Louis Burlamacchi (1661-1728) ayant fait des « remarques satiriques » sur la souplesse excessive de Leti à l’égard de l’Eglise catholique, Leti se justifie en citant ses livres les plus durs contre le catholicisme (voir ci-dessous, n.7), afin de prouver que « jamais aucun protestant avoit tant escrit contre Rome et avec des expressions plus fort[es] que moy ».
[7] Gregorio Leti, Il Nipotismo di Roma, o vero relatione delle raggioni che muovono i Pontefici all’aggrandimento de’nipoti, del bene e male che hanno portato alla Chiesa, doppo Sisto IV sino al presente (s.l. 1669, 32°, 2 vol.), traduit sous le titre : Le Népotisme de Rome, ou relation des raisons qui portent les papes à aggrandir leurs neveus, du bien et du mal qu’ils ont causé à l’Eglise depuis Sixte IV jusqu’à maintenant [...] et d’où vient que les familles des papes n’ont pas pu subsister longtemps avec éclat (s.l. 1669, 12°, 2 vol.) ; Il Cardinalismo di Santa Chiesa (Amsterdam 1668, 12°) ; Il Sindicato di Alasandro VII. Con il suo Viaggio nell’altro Mondo (s.l. 1667, 12°), traduit sous le titre : Le Syndicat du pape Alexandre VII avec son voyage en l’autre monde (s.l. 1669, 12°) ; La Strage de’riformat’innocenti : opera composta e divisa in vari discorsi academici (Geneva 1661-1663, 4°) ; Vita di donna Olimpia Maldachini che governo la chiesa durante il ponteficato d’Innocentio X cioe doppo l’anno 1644 fino all’anno 1655 scritta dall’abbate Gualdi (Cosmopoli 1666, 12°), traduit sous le titre : Histoire de donna Olimpia Maldachini, escrite par l’abbé Gualdi (Leyde 1666, 12°).
[8] La syntaxe de Leti est difficile à suivre : « menacer de dénoncer l’auteur auprès de M. de La Pierre » n’aurait guère eu de sens (voir ci-dessous) ; il faut peut-être entendre « menacer de dénoncer l’auteur à l’exemple de M. de La Pierre ». En effet, Marc-Conrad Sarrasin (ou Sarasin), marquis de La Pierre, réformé, était un descendant de la branche aînée de la famille de Philibert Sarrasin, originaire de Saint-Aubin dans le Charolais ; celui-ci s’était converti au protestantisme et s’était exilé à Genève en 1550. Fils de Philibert Sarrasin, sieur de La Pierre-Durette en Beaujolais, maitre d’hotel de Louis XIII, Marc-Conrad devint conseiller en la Chambre de l’Edit à Grenoble ; ayant voulu quitter le royaume après la suppression de la Chambre, au moment de la Révocation de l’Edit de Nantes, il fut arrêté à la frontière à Landrecy et fut fait prisonnier à Cambrai ; transféré au château de Pierre-Encise à Lyon, il y fut gardé pendant plusieurs années avant d’etre expulsé aux Pays-Bas. Il mourut à La Haye en 1698. En 1641, il avait épousé Marthe, fille de Gabriel Humbert et de Michée Roset, dont il eut deux fils, Gabriel et Alexandre-Louis. Voir E. Arnaud, Histoire des protestants du Dauphiné (Paris 1875-1876) ; J.A. et J.B.G. Galiffe , Notices généalogiques sur les familles genevoises depuis les premiers temps jusqu’à nos jours (Genève 1829-1892, 7 vol. ; reprint 1976), s.v. ; Haag, art. « La Pierre » et « Sarrasin ».
[9] C’est-à-dire, je n’aime pas les hypocrites.
[10] Il semble possible qu’il s’agisse ici d’une déformation du terme néerlandais
[11] Leti avait plusieurs ouvrages en cours de composition à cette date ; il s’agit ici peut-être de sa Monarchie universelle de Louis XIV (Amsterdam 1689, 12°, 2 vol.), ou de son ouvrage plus ambitieux dans le même sens : Teatro gallico, o vero la Monarchia della real casa di Borbone in Francia, sotto i regni di Henrico IV, Luigi XIII, et Luigi XIV, ma più in particolare della vita, allevamento, progressi [...] del regnante rè, detto Luigi il Grande (Amsterdamo 1691-1697, 4°, 7 vol.).
[12] Marie Leti, la fille de Gregorio, devait épouser Jean Le Clerc en 1691, après sept ans d’attente ; elle fut une compagne intelligente et dévouée. Le couple eut quatre enfants, tous morts en bas âge.