Lettre 656 : Jacques Parrain, baron Des Coutures à Pierre Bayle
Vous ne scauriés croire Monsieur comme je suis sensible à la maniere obligeante dont vous en avés agi[.] Je vous en aye marqué ma reconnoissance dans la lettre que je vous ay ecrite touchant la maladie de Mr l’abbé Cocquelin et vous en avés du recevoir deux de moy [2][.] Cependant Monsieur je vous rens encore grace de la nouvelle preuve que vous me donnés de vostre amitié[.] Le memoire que vous m’envoiés ne m’a pas surpris[.] La premiere partie est de la main de Macé gagiste de Pralard et la seconde de Ferrand [3], le premier en sa jeunesse s’estant trouvé à un meurtre fut condamné d’assister à la potence et s’est depuis fouré dans l’Eglise comme l’yvroie parmy le bon grain, et le second né dans l’ancienne Massilie et degouté du barreau doit le peu de reputation qu’il a aux bontés de mon amy, on a ses lettres pour marque de cette verité. Ne vous plaignés pas, Monsieur, d’estre exposé aux duretés de ces gens là, elles vallent beaucoup mieux que leurs eloges, ce sont des grenouilles qui croassent. Il ne les faut pas chercher, mais quand on les trouve en son chemin il les faut ecraser avec le pied. • J’admire la force de leur etoille à estre sacrifiés. Vous avés fait tout ce qu’ont fait tous les honestes gens de Paris et vous l’allés voir dans le detail que je vous vas faire avec autant de sincerité que tout ce qu’ils disent est plein d’ imposture* et de desespoir, ils pretendent donc Monsieur qu’on leur a osté le pain de la main par les Pseaumes de Mr Cocquelin. Ils voulurent les detruire et voila comme ils s’y prirent[.] Ils gagnerent les imprimeurs et eurent des feuilles qu’ils firent relier et où ils mirent en marge ce qui est contenu dans le memoire envoié à Roterdam [4]. Comme mon amy presentoit à Mr l’archevesque ses Pseaumes Mr l’ar[chevesque] [5] luy presenta en riant les Pseaumes commentés par Ferrand et les luy donna pour en faire ce qu’il luy • plairoit[.] Jugés de l’estime qu’il faisoit de cette critique[.] Mon amy y repondit solidement et dans l’apres dinée mesme, car vena fluit facilis [6][.] Il montra que ces pretendus critiques n’entendoient pas les droits de l’interpretation, qu’elle vouloit qu’on expliquast quelques fois [selon la lettre] de consideration [ou selon les circonstances] et / d’autres choses semblables[.] Il montra sur l’accusation des heresies qu’ils ne scavoient ny le temps ancien de ces expressions ny les distinctions de l’Ecolle et que c’etoit comme s’ils acusoient Dieu d’estre autheur du mal parcequ’il dit • durabo cor pharaonis [7][.] Sur le mot de pieté il leur montra l’opinion de Lostat, de Folengius, de L evivier[ [8],] enfin il les couvrit de honte[.] Il ecrivit à Ferrand en des termes qui luy faisoient voir sa faute, sa mechante foy et la subordination qui etoit entre eux, Ferrand s’en vouleu[t] plaindre à Mr l’ar[chevesque] mais il ne put avoir audiance[.] Il fut blasmé et desavoüa tout disant que c’etoit Macé[.] Le mesme Macé alla trouver le P[ere] de La Chaise [9] pour vouloir faire escouter ses remarques, il fut aussitost sacrifié[.] Le Pere de La Chaise envoia querir Monsieur Cocquelin et il luy dit ces propres termes, « Il est venu icy un petit curé de S[ain]t Opportune qui m’a dit que vous n’estiés pas l’autheur des Pseaumes mais bien Mr le b[aron] Des Coustures ; il m’a voulu dire sa critique[.] Je luy ay repondu[ :] Comment pouvés vous dire cela, le dessein de l’interpretation des pseaumes a esté pris dans cette petite chambre et Mr Cocquelin ne connoissoit point encore Mr des Coutures » car en effect nostre connoissance n’est venüe que de la Morale d’Epicure dont il me refusa l’aprobation [10]. Je m’en plaignis, je fis du bruict et nos amis communs prevoiant nos contestations nous joignirent ensemble, nous nous goutasmes, nous nous aimasmes, et depuis nous avons toujours esté inseparables, Ainsy donc Monsieur le Pere La Chaise le confondit sur cette premiere imposture. Et sur les autres il le renvoia sans l’escouter luy disant qu’il avoit vu la plus grande partie des feuilles dans le tems qu’on les imprimoit[.] • Ferrand et Macé ont tousjours eu le mesme sort parmy tout ce qu’il y a de gens raisonnables et ne donnent des coups d’estocades qu’ en cachette[.] Consollés vous Monsieur de leurs duretés puisque moy, qu’ils font l’autheur de ces Pseaumes qui etoient faits avant que je connusse Mr Cocquelin ; suis à leur avis un ignorant dans la Bible et que je ne scay pas le • latin[.] Si j’avois esté asses heureux pour avoir fait ces Pseaumes je vous pri[e]rois de me vanger[,] vous qui avés dit dans l’eloge de ma traduction de Lucrece [11] qu’il falloit parfaictement bien scavoir la langue latine pour entendre ce poete philosophe[.] Comme je n’ay rien de secret pour mon amy et qu’il se porte un peu mieux je luy ay / montré vostre lettre et vostre memoire. Sur ce que je viens de vous dire[,] cela ne nous a pas paru nouveau. Il vous fait ses complimens et se sert de ma plume pour vous marquer sa reconnoissance. Il l’auroit fait luy mesme s’il l’avoit pu mais voila ce que nous croions que vous pouvés faire : il est libre premierement d’ignorer ou de n’ignorer pas que l’on ait receu des memoires[ ;] si vous voulés en parler vostre esprit a de quoy se donner carriere sur la fleur de rhetorique où il y a car • outre qu’il est peu important et que je ne me soucie guerres de l’interest que le public prend dans ces deux ouvrages m’estant indifferent qu’il se declare pour l’un ou pour l’autre etc. p. i. L[a] [Morale] univ[erselle]. Vous m’avouerés que voila une figure delicat[e] en un traité pour ne pas parroistre suspect, et puis cet autre trait d’eloquence, mais d’encore tout averé [ sic],
Notes :
[1] Cette lettre ne porte pas de date, mais Des Coutures y identifie les auteurs de la Lettre 648 du 20 octobre et elle est antérieure à la Lettre 661 du 17 novembre.
[2] Une de ces deux lettres a dû se perdre, car, depuis la rectification dans les NRL, septembre 1686, cat. v, in fine, sollicitée par Des Coutures dans sa lettre du mois de septembre (Lettre 636), nous ne connaissons que celle du 20 octobre 1686 (Lettre 647).
[3] C’est ainsi que nous identifions les auteurs du mémoire envoyé à Bayle au mois d’octobre par François Macé et Louis Ferrand (Lettre 648). Macé était curé de Sainte-Opportune ; Des Coutures entend, non pas qu’il était employé (ou prote) du libraire-imprimeur André Pralard, mais qu’il était un auteur aux gages de Pralard ; le terme est évidemment méprisant.
[4] C’est-à-dire le mémoire qui constitue notre Lettre 648.
[5] François Harlay de Champvallon, archevêque de Paris, fidèle soutien de la politique religieuse de Louis XIV à l’égard de Port-Royal et des huguenots.
[6] « la veine coule facilement ».
[7] Exod. 14, 4 : « J’endurcirai le cœur de Pharaon ».
[8] Nous n’avons pas réussi à identifier les théologiens Lostat et Levivier cités comme autorités par l’abbé Cocquelin. En revanche, les frères Folengo sont bien connus. Giambattista Folengo (1490-1559), originaire de Mantoue, entra en 1506 au monastère bénédictin de Saint-Benedetto di Polirone, au sud de Mantoue, dont il devint par la suite abbé. Il publia plusieurs ouvrages importants : Dialogi quos Pomiliones vocat (Venetiis 1535, 8°), In omnes psalmos Davidis commentaria (Basiliæ 1540, 4°), Commentaria in omnes canonicas epistolas et in primam d. Joannis (Venetiis 1546, 4°), dédiés à Reginald Pole, et In canonicas apostolorum epistolas [...] commentarii (Lugduni 1555, 4°). L’ouvrage de 1540 est certainement le commentaire des Psaumes qu’évoque Cocquelin. Girolamo Folengo (1491-1544), son frère, entra en 1508 au monastère bénédictin de Santa-Eufemia à Brescia, où il prit le nom de Teofilo. Ce monastère fut mis à sac par Gaston de Foix en 1512 : Teofilo quitta Brescia à cette date, acheva ses études de droit canonique, de logique et de théologie, avant de rejoindre son frère Giambattista au monastère de Saint-Benedetto di Polirone, dirigé alors par Gregorio Cortese, correspondant de Bembo et futur cardinal, un des représentants les plus éminents de la devotio moderna au sein de la curie romaine. Après une période d’errances, il rejoignit son frère en 1543 à Saint-Benedetto di Polirone ; les deux frères partirent ensemble au Mont Conero près d’Ancona dans les Abruzzes, puis au monastère abandonné de Saint-Pierre à Crapolla dans la péninsule sorrentine ; Teofilo partit ensuite en Sicile et revint enfin comme prieur de Sainte-Croix à Campese en Toscane, où il mourut le 9 décembre 1544. Il est surtout connu par son œuvre macaronique, ayant publié en 1517, sous le pseudonyme de Merlino Coccaio, un recueil de dix-sept livres de Macaronicæ, où il mêle le latin, l’italien et le patois mantouan : cette œuvre est tenue pour une source importante de Rabelais dans le Quart livre. L’ Histoire macaronique parut en traduction française à Paris en 1606. Voir DBI, s.v., art. de M. Sanfilippo et d’ A. Piscini ; B. Collett, Italian Benedictine Scholars and the Reformation. The Congregation of Santa Giustina of Padua (Oxford 1985), et C.F. Goffis, « L’hétérodoxie des frères Teofilo et Giambattista Folegno, deux bénédictins marqués par Erasme et Luther », Rassegna della Letteratura italiana, 93 (1989), p.13-24.
[9] François d’Aix de La Chaize, le confesseur du roi : voir Lettre 233, n.1 et 3.
[10] Sur la censure de la Morale d’Epicure, occasion de la naissance de l’amitié entre Cocquelin et Des Coutures, voir Lettre 483.
[11] Dans les NRL, juillet 1685, cat. iv, Bayle avait rendu compte élogieusement de la traduction de Lucrèce par Des Coutures : « Or comme il faut bien posseder la langue latine et la physique, pour bien entendre l’original de ce poëte, il étoit fort nécessaire qu’on nous en donnât une meilleure version que celle de M. l’abbé de Marolles. »
[12] Sur le tirage de la Paraphrase des Psaumes par Cocquelin, voir Lettre 571, n.8 et 9, et le Factum pour le sieur André Pralard, marchand libraire à Paris, contre Me Louis Ferrand, avocat en Parlement (BNF, f.fr. 22071, f.397r°-398v°), exploité par B. Chédozeau dans La Bible et la liturgie française, loc. cit.
[13] Sur ces deux ouvrages de Des Coutures, voir Lettres 507, n.4, et 571, n.3.
[14] Sur l’interruption du commentaire de la Genèse par Des Coutures, qui se sentait harcelé par les « jansénistes », voir Lettres 555, p.370, et 571, p.418. L’ouvrage allait paraître chez Daniel Horthemels sous le titre : La Genèse, avec des réflexions (Paris 1687, 12°, 4 vol.), et fut recensé par Basnage de Beauval dans l’ HOS, décembre 1688, art. IX.
[15] Il s’agit probablement de Philibert Perrachon (1667-1738), qui allait devenir imprimeur-libraire à Genève en 1693, mais il existe une autre possibilité : Marc Pérachon (vers 1636- ?), originaire de Lyon, traducteur du poème latin de Morus : Laus Christi nascentis, publié pour la première fois dans ses Poemata (Paris 1669, 4°) et traduit sous le titre Poème sur la naissance de Jésus-Christ (Paris 1669, 12°), les deux ouvrages ayant été publiés par Olivier de Varennes : Bayle y fait allusion dans l’article « Morus » du DHC. Après la Révocation, Pérachon abjura : voir Haag, viii.185.