Lettre 666 : Hilaire-Bernard de Requeleyne, baron de Longepierre à Pierre Bayle
Sincerement, Monsieur, je ne scay ce q[ue] vous penserez de moy. Voicy la quattriême lettre q[ue] je vous ecris dépuis le mois de juillet [1] ; et j’avoue moymême que c’est abuser d’un temps aussy pretieux au public, q[ue] le vostre, et ne pas ménager avec discretion la permission que vous m’avez donnée de vous ecrire. Mais que voulez vous ? Les gens d’un merite distingué sont souvent exposés à estre importunez ; et il faut s’il vous plaist, q[ue] vous me passiez encore celle cy ; et qui plus est, q[ue] vous m’accordiez une grace. Comme on ayme naturellement à publier ce qui fait honneur, je n’ay pû m’empecher de me vanter en ce pays cy de n[ot]re commerce et là dessus on s’est persuadé que vous aviez quelq[ue] consideration pour moy ; et q[ue] la peine q[ue] vous vous donnez de m’ecrire quelques fois, me mettoit en droit de vous fatiguer encore par mes / prieres. Dans cette veue on m’a engagé de vous ecrire en vous envoyant le livre que je vous envoye [2] ; et de vous supplier en même temps de vouloir bien en parler favorablement dans vos journaux. L’auteur qui est galant* homme et dont les interests me sont tres chers, convient luy même q[ue] son livre n’est pas du caractere ny de la force de ceux q[ue] Mr Arnaud, et Mr Nicole ont écrits sur ces matieres. Aussy n’estoit ce pas son dessein, puis qu’il n’a pretendu parler q[ue] pour ceux de vostre religion qui ne sont pas capables de juger de la solidité d’un raisonnement subtil, ou de l’intelligence de quelq[ue] passage obscur d’un Pere de l’Eglise. Du moins Monsieur, si quelq[ue] raison secrette vous empêchoit de dire du bien de ce petit ouvrage, accordez moy la grace de n’en point parler du tout. Je scay trop l’attachement q[ue] doit avoir tout honneste* homme pour la verité, et vous particulierement qui en estes plus contable au public q[u]’un autre, dans le genre d’ecrire q[ue] vous avez embrassé ; je connois dis je aussy trop bien les bornes de l’amitié, pour penser seulement à exiger de vous la moindre chose au prejudice de vostre devoir, ou de vos interests : mais je crois ne blesser ny l’un ny l’autre, en vous priant de / garder le silence en cette occasion, en cas q[ue] vous ne puissiez parler ainsy que je le desirerois[.] Je me flatte Monsieur, que vous aurez la bonté de n’estre pas insensible à mes prieres ; et aprez vous avoïr demandé encore une fois pardon de la liberté que je me donne, je vous supplieray de vouloir bien mettre ma reconnoissance à l’epreuve, et de m’emploier à toutes les choses auxquelles vous me jugeres propre. Je suis Monsieur avec toute la consideration qui vous est deûe v[otre] tres humble et tres obeissant serviteur
Notes :
[1] En effet, Longepierre était très assidu dans sa correspondance avec Bayle chaque fois qu’il s’agissait de lui demander un compte rendu d’un de ses ouvrages : il fait allusion ici à ses lettres du 8 juillet (Lettre 594), du 22 août (Lettre 613), du 21 septembre (Lettre 631) et du 26 octobre (Lettre 654).
[2] Impossible d’identifier avec certitude l’auteur et le livre dont il s’agit ici, car Longepierre ne nous donne aucun indice précis. Le seul ouvrage dont Bayle rendra compte dans les NRL qui puisse correspondre à la description de Longepierre est celui d’ Antoine Blache (1635-1714), docteur en théologie, curé de Rueil, Réfutation de l’hérésie de Calvin par la seule doctrine de MM. de la religion prétendue réformée, pour affermir sans dispute les nouveaux convertis dans la foi de l’Eglise catholique (Paris 1687, 12°), que Bayle résume de façon très neutre dans les NRL, décembre 1686, cat. vi, observant seulement que l’auteur, tout en citant les lettres de saint Augustin pour justifier les violences faites aux huguenots, n’a pas eu la mauvaise foi de prétendre, comme tant d’autres apologistes, qu’on n’a usé que des seules voies de la douceur : « il se réduit à prouver qu’on n’a pas été aussi severe que l’ont été autrefois les empereurs orthodoxes, et il a mis en divers endroits de son livre une vignette, où un berger pousse les brebis dans la bergerie à coups de houlette et de genou ». Il s’agit donc peut-etre de cet ouvrage de Blache, mais ce n’est là qu’une spéculation, appuyée par le fait qu’on ne comprend pas trop pourquoi Bayle aurait accordé de l’attention à ce livre insignifiant si ce n’est pour faire plaisir à son correspondant. Il est saisissant de remarquer la désinvolture avec laquelle on envoyait au journaliste, qu’on accusait de préjugé favorable à l’égard de la religion réformée, des livres faisant ouvertement l’apologie des persécutions à l’égard des réformés.
[3] Avec sa lettre du 8 juillet (Lettre 594), Longepierre avait envoyé son dernier ouvrage, sa traduction des Idylles de Bion et de Moschus, que Bayle devait recenser dans les NRL, septembre 1686, art. I. Longepierre l’en remercia par sa lettre du 26 octobre (Lettre 654).