Lettre 672 : Salomon Pagès à Pierre Bayle

• [Windsor, le 9 décembre 1686]

Monsieur Vous avez à present dans l’esprit les noms de tant de grands hommes que je ne dois pas m’attendre que vous y ayez conservé celuy d’un aussy simple homme que moy [1] ; le caractere de proposant qui est le seul par lequel vous me puissiez connoitre n’est pas assez considerable pour avoir laissé dans votre esprit la moindre idée de ma personne. C’est un oubly que je vous pardonne de tout mon cœur, mais je ne scay si je vous pardonnerois si aisement si vous oubliez à parler dans vos Nouvelles d’un livre qui paroit icy depuis quelque temps ; comme il a eté mis au jour en partie par mes soins et que j’en connois l’autheur tres particulierement, j’ay cru qu’il ne seroit pas inutil[e] que je vous avertisse de quelques circonstances qui sont de grands poids pour le faire valoir et pour la deffense des verités qui y sont contenües. En voicy le titre, Traité d’un autheur de la communion romaine touchant la trans[s]ubstan[tia]tion, où il fait voir que selon les principes de son Eglise ce dogme ne peut etre un article de foy [2]. Il n’est pas necessaire que je vous entretienne de ce que le livre contient, je presuppose que si vous ne l’avez pas encore veu vous le voirez bientôt, mais il est bon que je vous dise quelque chose de son autheur ; il est le premier magistrat d’une ville de France assez considerable, et où j’ay demeuré long temps ; mais il n’est pas si considerable par sa charge qu’il l’est par son savoir et par son merite. Son rang et ses autres bonnes qualitez me firent chercher avec empressement les occasions de le connoitre. Comme j’étois ministre et qu’il avoit de bons sentimens pour notre Religion, il • fut bientot disposé à repondre à mes empressemens ; et aprés plusieurs entretiens de religion, il m’avoua qu’il etoit convaincu de la plus part des verités qu’il avoit trouvé[es] dans les • livres des illustres M essrs Claude et Jurieu, et que les ouvrages de ces grands hommes aussy bien que ceux de nos autres autheurs, faisoient sa principalle occupation. Comme il avoit eté ecclesiastique pendant toute sa jeunesse, et qu’il n’avoit quitté ce party que peu de temps avant qu’il fut revestu de sa charge, il avoit eu toutes les occasions de lire les livres de controverse des deux partis ; et parce qu’il connoissoit Mr Arnauld et qu’il le voioit assez particulierement, il entra plus facilement dans l’examen des disputes de ces deux grands hommes ; mais cet examen un peu trop exact pour Mr Arn[auld] luy attirerent [ sic] sa disgrace, dont il ne se consolla que par les liaisons etroites qu’il eut ensuite avec l’illustre Mr de Launoy qui luy declara une bonne partie de ses sentimens ; il n’eut pas de peine, avec tous ces secours à reconnoitre les abus de son Eglise, ce qui luy fit prendre la resolution de quitter le party ecclesiastique (n’ayant pas encore receu les ordres qu’on ne peut rompre) dans lequel il ne croioit pas pouvoir rester en bonne conscience [3]. C’est là le premier pas que la verité luy a fait faire, Dieu veuille que ce ne soit pas le dernier. Il ne s’est pas contenté d’examiner les questions dans les livres des deux partis, il s’est attaché aussy à la lecture de l’Antiquité et de tous les scholastiques, et comme un veritable homme de cabinet doit faire il a tiré des extraits de toutes ses lectures, et il s’est attaché particulierement à marquer tous les endroits de tous / [le]s autheurs qu’il a leüs qui parroissent contredire les doctrines que nous disputons à son Eglise ; il m’a fait voir une partie de ses extraits : entre autres j’ay trouvé que ceux qui regardent la matiere de la transubstantiation meritoient qu’il leur donnât une autre forme. Il a profité de mes avis, il a rassemblé tous les passages de tous les plus grands docteurs de l’Eglise pendant tous les siecles du christianisme où ils ont parlé de l’eucharistie d’une maniere à nous faire croire qu’ils ne tenoient pas ce dogme de la transub[stantiation], et il en a fait ce traité qu’il m’a envoyé depuis que je suis en Angleterre, et qui est à present entre les mains du public. Il m’a aussy envoyé un manuscrit latin qu’il a copié luy même dans la biblioteque de S[ain]t-Victor à Paris, qui a pour titre : Determinatio fr. Joannis Parisiensis prædicatoris ; de modo existendy corpus Christi in sacramento altaris, alio quam sit ille quam tenet ecclesia. Je ne vous diray • rien non plus de ce traité, parce que nous l’avons aussy donné au public, et Mr Allix y a ajouté une preface qui est une espece d’histoire du dogme de la transub[stantiation] [4]. Voila Monsieur ce que j’ay cru qu’il faloit vous aprendre. Vous en ferez tel usage qu’il vous plaira. Seulement il est bon que vous scachiez que l’autheur du traité francois a grand besoin de n’estre pas decouvert, c’est ce que vous aprendrez par la lecture de la preface. Pour d’autres nouvelles je ne peux pas vous en aprendre, c’est vous Monsieur qui en aprenez à tout le monde, il est bien juste que je vous remercie pour ma part du plaisir qui m’en revient, j’ay toujours beaucoup d’impatience qu’elles ayent passé la mer, et quand le vent ne leur est pas favorable je pesterois volontiers contre luy s’il n’estoit pas gouverné par une providence que nous devons adorer. Ce n’est pas la seule obligation que je vous ay, je vous prie de croire que je fais un tres grand cas de tout ce qui nous est venu de votre part, et que vos ouvrages tienent une des premieres places non seulement dans mon cabinet ; mais aussy dans ma tête ; et si les exhortations d’un aussy simple homme que moy pouvoient produire quelque chose, je ne les epargnerois pas pour vous encourager à n’etre point avare de tant de belles lumieres dont vous etes eclairé et dont vous devez eclairer les autres, d’autant plus que quand vous vous en meslez vous le faites de la maniere du monde la plus agreable et la plus engageante pour vos lecteurs. Je ne scay pas à quoy je pense d’entreprendre de faire votre eloge, comme si je ne devois pas laisser cet employ à des personnes plus capables que moy de juger de vôtre merite, aussy en vais je demeurer là : il sera peut estre un peu plus à propos que je vous dise qu’elle est la posture de celuy qui vous ecrit. Il y a un peu plus d’un an que je suis arrivé en Angleterre, c’est à dire dans le temps de notre grande dispersion, je n’y suis pas plutot venu que je me suis mis à attraper un peu d’anglois, voyant que j’y etois obligé sur peine de la vie. Mes efforts n’ont pas eté tout à fait inutil[e]s, puis qu’ils m’ont mis en possession d’un petit benefice, et que je suis depuis deux mois ce qu’on appelle en France un chetif curé de vilage qui n’a pour tout potage de son benefice que deux cents ecus, et qui pour cela preche tous les dimanches en anglois. Je ne diray pas aussy bien mais aussy scavament que si j’avois eté Anglois toute ma vie ; je suis avec cela chaplain d’un seig[neu]r qui demeure dans ma paroisse, et pour agreement, je suis à un quart de lieu du chateau de Winsor, et à six lieux de Londres. / Pour conclure, car vous avez sans doute à faire ailleurs, je vous prie Monsieur tres humblement, de vous souvenir que vous aviez autre fois un peu de bienveillance pour moy, tachez si cela se peut de la ratraper, ou si il n’y a pas moyen faites moy la grace d’en acquerir une nouvelle, seulement autant qu’il en faut pour reconnoitre le respect et l’estime que j’ay pour une personne d’un aussy grand merite que vous. Je vous prie que Monsieur Jurieu aye sa part dans ce compliment, asseurez-le s’il vous plait des tres humbles respects d’un de ses ecoliers qui fait une de ses plus grandes gloires d’avoir eu un si digne maitre. Je vous prie aussy d’avertir Mademoiselle Jurieu [5] qu’encore qu’il y ayt plus de six ans que j’ay eu l’honneur de la voir, je ne laisse pas de me souvenir de • ses rares qualitez et sur tout des bontes et des honestetez* qu’elle a eüe[s] pour moy dont j’auray toute ma vie beaucoup de reconnoissance. Adieu Monsieur voila qui est fait je n’ay plus rien à vous dire sinon que je suis parfaitement Monsieur votre tres humble et tres obbeissant serviteur. Pagés Si par hazard vous me jugiez capable de vous rendre quelque service en ce païs vous m’obligeriez de ne me point epargner. Voyla mon addresse [ :] For Mr Pages, minister of Old • Winsor / at Winsor / in England.

A Winsor ce 29 novembre / 9 decembre 1686

 A Monsieur / Monsieur Besle professeur en / philosophie et en histoire. / A Rotterdam. •

Notes :

[1Salomon Pagès, proposant que Bayle avait connu lorsqu’il était professeur à l’académie de Sedan en 1679 : voir Lettre 164, n.37. Il était le fils de Jean Pagès, pasteur de Château-Thierry ; après la Révocation, il avait réussi à gagner l’Angleterre et il y fut naturalisé le 5 janvier 1688 : voir D.C.A. Agnew, Protestant exiles from France (London, Edinburgh 1871-1874), ii.58.

[2Louis Du Four de Longuerue (1652-1733), prêtre, abbé de Sept-Fontaines en 1674 et du Jard en 1684, Traité d’un auteur de la communion romaine, touchant la Transsubstantiation, où il fait voir que selon les principes de son Eglise ce dogme ne peut être un article de foi (Londres 1686, 12°). Bayle en donne le compte rendu dans les NRL, février 1687, art. II, sans dévoiler l’identité de l’auteur, « considérable par son rang, mais encore plus illustre par son savoir » ; il ajoute : « Effectivement il est difficile de comprendre qu’un homme soit catholique romain, lors qu’il écrit de cette manière ». L’abbé de Longuerue avait envoyé son ouvrage à Pierre Allix et à Salomon Pagès, à Londres ; il fut apparemment bien reçu, car, l’année suivante, il fut traduit en anglais par William Wake lui-même : An Historical Treatise written by an author of the communion of the Church of Rome touching Transubstantiation. Wherein is made appear that according to the principles of that Church, this doctrine cannot be an article of faith (London 1687, 4°). Néanmoins, on comprend mal comment Pagès peut le désigner comme « premier magistrat d’une ville de France assez considérable », qui aurait été « ecclésiastique pendant toute sa jeunesse » avant de quitter ce « parti » peu de temps avant de revêtir sa charge, « n’ayant pas encore receu les ordres qu’on ne peut rompre » : il y a là une erreur évidente sur la carrière de Longuerue. L’ouvrage le plus connu de celui-ci est sa Description historique et géographique de la France ancienne et moderne (Paris 1719, folio, 2 vol.), qui fut exploitée par Edward Gibbon pour son ouvrage célèbre : The History of the decline and fall of the Roman Empire (London 1776-1788, 6 vol.).

[3Sur la conversion d’ecclésiastiques catholiques au protestantisme pendant cette période, voir D. Boisson, Consciences en liberté ? Itinéraires d’ecclésiastiques convertis au protestantisme (1631-1760) (Paris 2009). Il vaut d’être souligné, cependant, que Longuerue n’a pas quitté l’Eglise catholique.

[5Hélène Du Moulin, épouse de Pierre Jurieu.

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