Lettre 74 : Pierre Bayle à Jean Bayle
Je suis en assez bonne humeur d’ecrire po[ur] vous donner des feuilles entieres ; mais s’agissant de menager la bourse du s[ieu]r Carla [2], qui se met depuis long tems en frais à l’occasion de n[ot]re correspondance ; je couperai court le mieux qu’il me sera possible. Il avoit menagé* quelque chose po[ur] moi au lieu de sa residence, et s’y etoit emploïé avec un empressement et une affection extraordinaire ; mais votre derniere m’ayant appris la sollicitude* qui vous tient ; je prendrai de nouvelles mesures [3]. Ce n’est pas que je craigne pour moi ; mais il • suffit de votre soucy pour me faire tout entreprendre. Et je puis dire comme Ænée lors qu’il se sauvoit chargé de son père Anchise et suivi de son fils et de sa femme
Tela, neque adverso glomerati ex agmine Graii,
Nunc omnes terrent auræ, sonus excitat omnis
Suspensum, et pariter comitique onerique timentem [4].
J’ai deja tenté la voye d’Angleterre [5]. J’attens reponse. Quoi qu’à le bien prendre je trouve bien de la difficulté de ce coté là. Car tant de lettres de recommandation qu’il vous plairra, on ne se loge pas dés l’arrivée. Ceux que vous allez voir avec ces lettres ne peuvent tout au plus que vous promettre de vous rendre office, et les plus affectionnez* se contentent de parler à leurs amis. Tout cela demandant du tems, il est necessaire d’avoir de l’argent pour se nourrir en attendant la bonne fortune. Si on n’est pas habillé, il se faut habiller, à moins que de vouloir qu’on vous reproche que vous etes entré en gueux*. Po[ur] aller à Londres on depense quelques pistoles, et il fait cher vivre. Si bien que ne me trouvant autre argent que celui qui m’est necessaire pour acheter un habit, dont j’ay un besoin indispensable, je ne suis pas peu embarrassé de ma personne. Mais contre fortune bon cœur. Nous saurons dans peu ce que je puis me promettre au delà de la mer.
/ Po[ur] nouvelles je vous dirai que Mr de Turenne vient de termine[r] une campagne de 10 mois avec toute la gloire imaginable [7] car il a chassé au delà du Rhin comme le fouet à la main une armée tres nombreuse d’Allemans, encouragée par l’Electeur de Brandebourg en personne, le duc de Brunsvi[c] le duc de Lorraine, le comte de Caprara et plusieurs autres generaux. Le dernier q[ui] etoit dans les troupes imperiales a eté tué [8]. Mr le marquis de Montauban, frere du baron de la Chaux que vo[us] avez veu autrefois, a eté pris prisonnier [9]. Mr de Turenne devoit arriver mardy à S[aint-] Germain. Les Suedois sont dans les etats de l’Electeur de Brandebourg [10], ce qui fera une tres favorable diversio[n] des armées d’Allemagne, q[ui] n’ont eu jusques icy q[ue] la seule France à combattre. La garnison de Mastric fait de merveilles il y a quelque tems qu’un parti* de cette garnison enleva 3 compagnies d’Allemans dans les fauxbourgs de Huy, qui est une place du pays de Liege. Depuis Mr le comte d’Estrades gouverneur de Mastric etant venu en parti luy meme po[ur] enlever la garnison de Verviers, et ay[an]t trouvé trop de difficulté, trouva en se retirant qu’un parti qu’il avoit envoyé à Teu avoit forcé cette petite ville et pris 4 comtes ou marquis qui etoient venus visiter le commandant du quartier*, avec tout leur monde. On vient d’ecrire qu’une autre partie de cette garnison a enlevé le regim[en]t du p[rin]ce Pio tout entier [11]. Po[ur] livre[s] nouveaux Mr Arnaud vient de publier une replique contr[e] Mr Bruguier q[ui] avoit repondu à sa Morale renversée auquel livre Mr Jurieu professeur à Sedan a repondu aussi [12]. I[l] y a 2 petits romans fort nouveaux l’un s’intitule Le P[rin]ce de Condé [13], l’autre la Diane de France [14]. L’ Orateur chretien est une assez bonne piece po[ur] de ministres ou pretendans. L’autheur e[st] Mr Chappuzeau, qui est de ma connoissance [15][.] L’Ancien[ne et] la nouvelle Athenes [16] e[st] un livre fort e[s]timé. Je suis etc.
Notes :
[1] L’erreur de millésime est relativement fréquente au début d’une année nouvelle. Celle que commet Bayle ici est facile à corriger à cause des nouvelles politiques qu’il apprend à son père. D’ailleurs le 31 janvier 1675 tombait un jeudi, et la teneur de la lettre montre qu’elle est écrite de Rouen.
[2] Le sieur Carla est le tailleur Ribaute, qui sert d’intermédiaire pour la correspondance de ses coreligionnaires.
[3] Au Carla, on semble donc avoir déploré le retour de Pierre en France et, le sachant en quête d’un poste moins décevant que celui qu’il occupait à Rouen, on lui déconseillait d’en chercher un à Paris. Pourtant, tous ces avis venaient bien tard, après un très long silence qui n’avait pu être rompu que par la présence de Jacob Bayle à Montauban, ville d’où il y avait un service postal. Il n’y a pas lieu de s’étonner qu’un simple tailleur ait pu jouer un rôle pour trouver à quelqu’un un poste de précepteur : les huguenots de la capitale se rencontraient durant les longs trajets en coches d’eau qui les emmenaient à Charenton et à la sortie des cultes. Ils formaient une communauté étroitement solidaire au sein de laquelle les nouvelles circulaient activement.
[4] Virgile, Enéide , ii.726-30 ; c’est Enée qui parle tandis qu’il s’enfuit de Troie en flammes : « Et moi que ne troublaient naguère ni les traits dardés contre moi, ni les Grecs jaillissant en essaims de leurs bataillons meurtriers, maintenant, tous les souffles m’effraient, tous les bruits me font sursauter dans l’angoisse, craignant à la fois pour mon compagnon et pour mon fardeau. »
[5] Bayle veut dire qu’il s’est renseigné, ce qui était facile à Rouen – dont les relations commerciales avec l’Angleterre étaient actives – sur l’éventualité de trouver un poste Outre-Manche. Au Carla, on aurait préféré savoir Pierre à l’étranger, dans un pays protestant. Il n’est pas impossible qu’on ait redouté pour Pierre en France, autant que la police, la tentation d’une nouvelle abjuration.
[6] « Pour l’instant, je désire vous prier de ne révéler mes affaires qu’au plus petit nombre possible. En effet, si personne de votre entourage ne sait rien de moi, n’en soufflez mot. »
[7] De nombreux articles de la Gazette sont consacrés aux victoires de Turenne ; à cette date, voir surtout l’extraordinaire n° 7 du 22 janvier 1675 : « Les avantages de l’armée du Roy, commandée par le vicomte de Turenne ». Turenne arriva à Saint-Germain le 29 janvier, selon la Gazette, n° 11, nouvelle de Paris du 2 février 1675.
[8] Voir la Gazette, extraordinaire n° 84 du 17 juillet 1674 : « La chasse donnée aux troupes du duc Charles de Lorraine, du prince de Bournonville, et du comte de Caprara, par l’armée du Roy sous le vicomte de Turenne. » Enea Silvio Caprara (1631-1701), commandant des Lorrains, était le neveu d’ Ottavio Piccolomini, l’un des grands généraux des armées de l’Empire, mort en 1656 (voir Lettre 152). Battu par Turenne dans les circonstances évoquées par Bayle, Caprara ne mourut cependant pas à cette occasion et devait servir souvent dans les armées impériales sous le commandement de Montecuccoli : voir DBI, xix.169-177 ; C.-G. Picavet, Les Dernières Années de Turenne (1660-1675) (Paris 1914), p.475-477 ; J. Bérenger, Turenne (Paris 1987), p.406-410.
[9] La capture de René de La Tour Du Pin, marquis de Montauban, qui avait abjuré le protestantisme depuis longtemps, est annoncée dans la Gazette, n° 6, nouvelle du camp près de Colmar du 9 janvier 1675 ; son frère Alexandre de La Tour Gouvernet, sieur de La Chau, était capitaine-major dans le régiment commandé par son aîné.
[10] Sur l’entrée des Suédois dans le Brandebourg, voir Lettre 65, n.105 ; et, à cette date, la Gazette, n° 8, nouvelle de Hambourg du 13 janvier 1675, et n° 9, nouvelle de Gemur près de Schelestad du 19 janvier 1675.
[11] Sur tous ces événements, voir la Gazette, n° 9, nouvelle de Maastricht du 17 janvier 1675 ; la mort du prince Pio sera annoncée dans les ordinaires de la Gazette n° 71, nouvelle de Spire du 30 juillet 1676, et n° 73, nouvelle de Strasbourg du 7 août 1676. Il s’agit peut-être du prince Giberto de la branche des Pio d’Espagne. Il fut l’un des premiers membres de l’Académie italienne de Vienne, fondée par l’archiduc Léopold en 1656. Gentilhomme de chambre de l’Empereur, il fut nommé colonel-général en 1666 et capitaine des gardes en 1669. En l’absence de renseignements sur sa carrière ultérieure et sur la date de sa mort, il est difficile de l’identifier avec certitude au prince Pio mentionné par Bayle. Voir Celebri Famiglie Italiane illustrate dal Conte Pompeo Litta (Milano 1819), vol.vi (non paginé).
[12]
Jean Bruguier (?-1684) était pasteur à Nîmes depuis 1656, après avoir commencé son ministère à Lumigny, au nord de la Loire, en 1649 ; son ouvrage s’intitule Réponse sommaire au livre intitulé Le Renversement de la morale de Jésus-Christ (Quevilly [Rouen] 1673, 12°). Sur la réponse de Jurieu à Arnauld, voir Lettre 69, n.7. Sur la réponse opposée par Nicole au livre de Bruguier et la réplique de celui-ci, voir Lettre 133, n.30.
[13] Le Prince de Condé (Paris 1675, 12°), par Edme Boursault (1638-1701), abondant auteur de théâtre qui avait attaqué Molière et Boileau.
[14] Pierre d’Ortigue, sieur de Vaumorière, La Diane de France, nouvelle historique (Paris 1675, 12°) ; voir Lettre 36, n.34.
[15] S. Chappuzeau, L’Orateur chretien ou traité de l’excellence et de la pratique de la chaire. Le témoignage de Bayle ici laisse penser que ce livre fut édité dès 1674, peut-être d’ailleurs post-daté 1675, mais nous n’en connaissons qu’une édition : Paris 1676, 12°. En fait, Bayle tenait Chappuzeau pour grotesque : voir Lettre 67, p.9 et n.17.
[16] Georges Guillet de Saint-Georges (1625 ?-1705), Athènes ancienne et nouvelle et l’état présent de l’empire des Turcs, contenant la vie du sultan Mahomet IV (Paris 1675, 12°). L’ouvrage porte l’indication « seconde édition », mais la première ne semble avoir laissé de traces. Le JS du 25 février 1675 recense ce livre et c’est probablement de là que Bayle tire ce qu’il en dit.