Lettre 772 : Daniel de Larroque à Pierre Bayle

A Paris le 16 me [décembre 1690] [1]

Je vous suis fort obligé mon cher Monsieur des belles impressions que vous avez voulu donner de ma capacité dans une de vos lettres à Mr de... [2] Je vous en aurois plûtôt rendu grace si je n’avois pas été occupé à une mauvaise traduction que je viens de finir. Je souhaiterois que vous en eussiez moins dit afin que je n’eusse pas un si fort personnage à soûtenir. Comme Mr Jannisson vous a écrit il y a peu de jours [3] il vous aura aparemm[en]t appris ce que nous avons de nouveautez. Je ne say s’il vous aura parlé des nouveaux dialogues in 12° intitulez Le Monde de Descartes. L’auteur est sans doute jésuite ou du moins amy de leur société [4], l’esprit de Mr Arnaud, et les ouvrages du Pére Malbranche y sont fort louëz. Mr Arnaud y est comparé à l’ admiral de Châtillon qui estoit toujours en état d’attaquer quoy qu’incessamm[en]t défait. Il y a un vol[ume] 4 o d’ Histoire ecclésiastique de Mr Fleury [5] qui est sans contredit le moindre de tous ses ouvrages, soit pour le style, soit pour les choses. La Vie de Cromwell est sous la presse [6] et le Marc Antonin se vend [7]. Le mary et la femme ont eu part à l’ouvrage et ils parlent à ce qu’on m’a dit en plurier, c’est ce qu’on appelle en stile de médailles conjugata. Je ne say si vous voyez les folies mensaires du Noble [8]. Mr de La Fontaine [9] a fait un opera intitulé Astrée et Celadon [10] on le jouera, mais je croy devers* le printems, les pastoralles n’estant pas à present de saison. Le dernier vol[ume] de s[aint] Aug[ustin] va paroître à ce que / me dit hier Dom Placide [11]. On promet à lundy la 1 ere representation de Brutus de Mad[ame] Bernard [12], on en parle avec beaucoup d’éloge. C’est encore Préchac qui a fait novissime la Lettre du grand seigneur au prince d’Orange [13]. Mr Galand [14] interpréte du Roy és langues orient[ales] traduit de l’arabe la Vie des empereurs turcs [15]. Mr Vaillant va donner une ample introduction aux médailles, et outre cela Cilicia numnis illustrata [16]. Le Dict[ionnaire] academ[ique] est enfin achevé, mais il ne paroît point encore [17]. Mr l’abbé Nicaise vous fait ses complim[en]ts. Mr Ménage vous aura aparemm[en]t fait ses condoléances sur la perte du pauvre Menedemus [18]. Je ne conçoy pas pourquoy pareils paquets se perdent. Mes complim[en]ts je vous prie à Mr Leers.

Je suis tout à vous.

Mr Toynard vous prie qu’en cas que ses notes sur Lactance se rimpriment en Hollande [19] on mette à la p[age] 73 lin[ea] 8 au lieu de novembri on mette octobri.

C’est le Pére Daniel, jesuite de Rouen qui est l’autheur du Monde de Descartes [20], l’ouvrage a esté poly à Paris par la P[ère] Bouhours et autres. Il y a trois ans qu’ils pourchassoient le privilége

Il y a une Hist[oire] du Concil[e] de Nicée avec des notes le tout en françois composé par une société de / prêtres gascons [21] qui n’écrivent pas mal

Mr Baluze [22] fait imprimer in 4 o les Vies des papes qui ont tenu leur siége à Avignon [23][.] Depuis ma lettre écrite Mr Ménage a reçu son [H]eautontymorumenos [24] par le moien de Mr Janisson, le vôtre a esté perdu, il vous fait ses complim[en]ts et vous prie de ne luy en plus envoyer.

Mr Pinson [25] m’a fort chargé de vous rassurer de ses respects Mr de Racine [26] vient d’être fait gentilhomme ordinaire de chez le Roy [27], cette charge qui est de 4000 lt luy a esté donnée

Mr Ménage vient de faire imprimer des vers latins intitulez Divæ Mnemosynæ gratiarum actio. Ils pouroient luy servir d’apolog[ie] s’il estoit accusé comme Sophocles [28]. Le Diction[naire] de Furet[ière] in 4 o en trois gros vol[umes] [29] vaut 20 lt, je croy vous avoir mandé* douze •

Mes tres humbles respects à toute la famille de Mr Paets [30].

 

A Monsieur / Monsieur Bayle professeur en philosophie / et en histoire / A Roterdam •

Notes :

[1Cette lettre est datée du « 16 e » ; le millésime « 1691 » a été ajouté d’une autre main (voir note critique 1). E. Labrousse avait déduit que la lettre datait du 16 décembre 1690 du fait que Larroque mentionne la nomination de Racine comme gentilhomme du roi, survenue en décembre 1690 ; de plus, elle fait état de l’éloge par Larroque du Mnémosyne de Ménage, auquel il est fait allusion dans la lettre de Bayle à Ménage du 1 er janvier 1691 (Lettre 780). A ces indices, on peut ajouter l’annonce par Larroque de la première représentation du Brutus de Catherine Bernard « à lundy » ; or, cette représentation eut lieu, en effet, le 18 décembre 1690 au théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain.

[2Bayle a écrit à une personne influente à Paris pour recommander son ami Larroque. Cette lettre étant perdue, nous ne saurions identifier avec certitude son destinataire. Peut-être s’agit-il d’ Isaac de Benserade, bien placé à l’Académie française pour trouver une place à Larroque, mais ce n’est là qu’une conjecture.

[3Toutes les lettres de François Janiçon à Bayle entre 1688 et 1693 sont perdues.

[4Gabriel Daniel, S.J., Voyage du monde de Descartes (Paris 1690, 12°) ; une nouvelle édition augmentée devait paraître quelques années plus tard (Paris 1701, 12°). L’ouvrage est annoncé et recensé dans l’ HOS, février et avril 1691 ; il est recensé par Jean Le Clerc dans la BUH, mars 1691.

[5C’est le premier volume de l’œuvre monumentale de Claude Fleury, Histoire ecclésiastique (Paris 1691-1720, 4°, 20 vol.). Sur l’auteur, voir Lettres 624, n.6, et 642, n.14, et le compte rendu de Jean Le Clerc, BUH, février 1692.

[6L’ouvrage de Gregorio Leti, Historia, e memorie recondite sopra alla vita di Oliviero Cromvele, detto il tiranno senza vizi, il prencipe senza virtu (Amsterdamo 1692, 8°, 2 vol.), ne devait paraître que bien plus tard chez Pierre et Johannes Blaeu ; la traduction néerlandaise parut aussitôt (Amsterdam 1692) et la traduction française en 1694 chez Antoine Schelte : La Vie d’Olivier Cromwel (Amsterdam 1694, 12°, 2 vol.). Le livre eut du succès et plusieurs nouvelles éditions parurent au cours des années suivantes.

[8Il s’agit sans doute non pas d’un titre mais d’une qualification des nombreuses publications périodiques d’ Eustache Le Noble (1643-1711), « folies mensuelles ». Cet auteur, procureur général au parlement de Metz, menait une vie dissipée et fut emprisonné à la Conciergerie pour faux en écriture ; dans sa prison, il tomba amoureux de Marie Gabrielle Perreau, la « belle épicière », qui y était également détenue. Ayant échappé avec elle de la prison, Le Noble vécut de sa plume, composant d’innombrables dialogues satiriques sur les affaires du temps au service de la politique française. Bayle mentionne un de ses romans dans le DHC, art. « Gleichen », rem. F, et avait mentionné avec éloge ses publications dans les Pensées diverses. Voir aussi P. Hourcade, Entre Pic et Rétif, Eustache Le Noble (1643-1711) (Paris 1990), et le Dictionnaire des journalistes, s.v. (art. de J.P. Collinet, P. Hourcade et F. Moureau).

[12La tragédie Brutus, composée par Catherine Bernard (1662-1712) en collaboration avec Fontenelle, fut jouée pour la première fois le 18 décembre 1690 ; elle fut publiée l’année suivante (Paris 1691, 12°). Voir le site, http://cesar.org.uk.

[13Jean de Préchac (1647-1720), Lettre interceptée du Sultan Soliman Kan, empereur des turcs à Guillaume prince d’Orange (s.l., 4°). L’auteur fut nommé lecteur du duc d’Orléans en 1676 et devint ensuite secrétaire d’espagnol de Marie Louise d’Orléans, reine d’Espagne, et conseiller au parlement de Navarre.

[14Il semble que cet ouvrage soit resté à l’état de manuscrit ; il a été retrouvé après la mort d’ Antoine Galland : Histoire de la lignée des princes de Tamerla, depuis le sultan Abou-Saïd-Bahadur, jusqu’au sultan Abou-Saïd-Kourkan, traduction en deux volumes de l’ouvrage intitulé Mathlaa Alsaadein composé en persan par Abdel-Rezzac.

[15Il semble que cet ouvrage soit resté à l’état de manuscrit ; il a été retrouvé après la mort d’ Antoine Galland : Histoire de la lignée des princes de Tamerla, depuis le sultan Abou-Saïd-Bahadur, jusqu’au sultan Abou-Saïd-Kourkan, traduction en deux volumes de l’ouvrage intitulé Mathlaa Alsaadein composé en persan par Abdel-Rezzac.

[17Sur la publication du Dictionnaire de l’Académie, voir Lettre 614, n.3. L’édition parisienne ne devait paraître qu’en 1694.

[18Ménédème est un personnage de la pièce de Térence, Heautontimoroumenos, et il figure dans le débat entre Ménage et l’ abbé d’Aubignac sur le respect par Térence des trois unités théâtrales : sur cette querelle, voir Lettre 767, n.2, et le commentaire d’E. Samfiresco, Ménage polémiste, philologue, poète (Paris 1902), p.110 sqq. Rappelons que Ménage avait demandé à Larroque de lui envoyer un exemplaire de son nouveau Discours : voir Lettres 767, n.2 ; or nous apprenons plus loin dans la présente lettre que cet exemplaire se perdit et Ménage dut avoir recours à François Janiçon pour obtenir un autre exemplaire. « Ménage vous aura fait ses condoléances sur la perte du pauvre Menedemus » signifie donc tout simplement que Ménage aura regretté auprès de Larroque la perte de l’exemplaire qu’il avait envoyé.

[19Sur cette publication de Nicolas Thoynard, voir Lettre 768, n.6.

[20Voir ci-dessus, n.4.

[22Etienne Baluze (1630-1718), Vitæ Paparum avenionensium (Parisiis 1693, 4°, 2 vol.). Sur cet érudit, ancien bibliothécaire de Colbert, devenu professeur de droit canon au Collège royal, voir J. Boutier (dir.), « Stephanus Baluzius Tutelensis ». Etienne Baluze 1630-1718), un savant tullois dans la France de Louis XIV (Tulle 2007), et du même (dir.), Etienne Baluze (1634-1718). Erudition et pouvoirs dans l’Europe classique (Limoges 2008) ; sur sa bibliothèque, voir K. Swift, The Formation of the library of Charles Spencer, 3 rd earl of Sunderland (1674-1727) (thèse D. Phil., Oxford 1986).

[23Etienne Baluze (1630-1718), Vitæ Paparum avenionensium (Parisiis 1693, 4°, 2 vol.). Sur cet érudit, ancien bibliothécaire de Colbert, devenu professeur de droit canon au Collège royal, voir J. Boutier (dir.), « Stephanus Baluzius Tutelensis ». Etienne Baluze 1630-1718), un savant tullois dans la France de Louis XIV (Tulle 2007), et du même (dir.), Etienne Baluze (1634-1718). Erudition et pouvoirs dans l’Europe classique (Limoges 2008) ; sur sa bibliothèque, voir K. Swift, The Formation of the library of Charles Spencer, 3 rd earl of Sunderland (1674-1727) (thèse D. Phil., Oxford 1986).

[24Sur cet exemplaire de Térence, voir ci-dessus, n.16.

[25François Pinsson des Riolles, avocat au Parlement de Paris, qui fournissait des nouvelles littéraires à Bayle pour les NRL : sur lui, voir Lettre 603, n.5.

[26Le 12 décembre 1690, Racine acquit pour la somme de 10 000 livres, une des vingt-quatre charges de gentilhomme de la chambre du roi, alors estimées à 53 000 livres. Voir G. Forestier, Jean Racine (Paris 2006), ch. 28 : « Le gentilhomme ordinaire », p.725-754.

[27Le 12 décembre 1690, Racine acquit pour la somme de 10 000 livres, une des vingt-quatre charges de gentilhomme de la chambre du roi, alors estimées à 53 000 livres. Voir G. Forestier, Jean Racine (Paris 2006), ch. 28 : « Le gentilhomme ordinaire », p.725-754.

[28Voir Ménage, Poemata, édition de 1687, I. Heroicorum Liber, Ad Mnemosynen Hymnus. Ménage se lamente sur sa perte de mémoire en vieillissant et finit paradoxalement par souhaiter tout oublier comme Orbilius et ne pas être capable de se souvenir qu’il a oublié tant de choses. Les enfants de Sophocle, qui avaient hâte d’hériter de sa fortune, l’accusèrent de tomber dans la démence. Comme preuve de sa santé mentale, Sophocle récita sa récente tragédie, Œdipe à Colone, et fut acquitté.

[29Après son Essai de 1684, Furetière fit paraître son Dictionnaire universel, contenant tous les mots françois, tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts (La Haye 1690, folio, 3 vol.). Sur ses démêlés avec l’Académie française, voir Lettre 366, n.10.

[30Il s’agit d’ Adriaan Paets « de Jonge », fils de l’ancien protecteur de Bayle qui était décédé en octobre 1685. Le fils avait séjourné à Londres également, où il avait fait la connaissance de Daniel de Larroque, et était à la date de la présente lettre à Paris ; il était receveur général de la Chambre rotterdamoise de la Compagnie des Indes orientales : voir Lettres 481, n.7, 504, n.11, 520, 575, n.8. Bayle reprend ici une expression de Larroque lui-même dans sa lettre de juin-juillet 1686 (Lettre 587), mais nous ne saurions identifier le reste de la famille du fils Paets.

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