Lettre 826 : Jacques Sartre à Pierre Bayle
Il y a quelque tems que me trouvant dans une compagnie où on parloit des differends que vous aviez avec Monsieur Jurieu [1], on dit quelque chose de ce qui vous étoit arrivé dans votre jeunesse, lorsque vous etudiïez dans l’académie de Puylaurens. Comme on savoit que j’avais été fort long-tems dans la même académie, on me demanda la vérité de ce fait. Je la dis donc ingenuement…
Quelques jours après, des personnes considérables, et dans l’Etat, et dans l’Eglise, me demanderent si je ne voudrois pas donner un certificat sous mon seing, de tout ce qui s’étoit passé dans cette occasion. Je répondis que je ne croyois pas que cela fût nécessaire, et que vous ne désavouëriez pas une chose qui s’étoit passée à la vuë de tout le monde…
On m’a fait voir plusieurs lettres qui marquent que lorsqu’on vous a parlé de cette avanture, vous avez fortement nié le fait, et avez dit que c’étoit une fort grande imposture…
J’ai donc dit, Monsieur, que vous, étant à Puylaurens, étudiant en rhétorique [2], vous en étiez absenté ; qu’on avoit sû quelques jours après que vous vous étiez jetté dans le couvent des Jesuites de Toulouse ; que je vous avois écrit sur ce sujet une lettre telle qu’un jeune pouvoit la faire dans cette occasion ; que je reçus une lettre fort piquante [3]…
J’ajoutai à cela qu’environ trois ans après, je vous vis à Geneve [4] dans une cérémonie qu’on fait lorsqu’on prononce la sentence à un criminel ; que je fus surpris et réjoui de vous voir dans un lieu où je ne vous attendois pas ; que vous vous apperçutes de ma surprise ; et qu’après que la cérémonie fut achevée, vous vintes à moi et me fîtes connoître que je vous obligerois de ne parler pas de ce qui vous était arrivé à Toulouse ; parce que cela pouvait vous faire tort dans le dessein que vous aviez de faire quelque séjour à Geneve. Je vous le promis de bon cœur, et vous tins parole exactement.
Notes :
[1] Jacques Sartre s’est immatriculé à l’Académie de Genève juste après Bayle. Pendant ses études, il eut une querelle avec un gentilhomme de Holstein (fin juin 1671) et fut censuré le 14 juillet pour avoir porté l’épée. Consacré en 1677, il exerça son ministère à Montpellier en 1681-1682. Expulsé de la ville, il se réfugia à Londres, où il reçut à nouveau la consécration pastorale selon le rite anglican (1 er août 1684) et obtint la naturalisation anglaise (21 janvier 1685). Il était prébendier de Westminster depuis mai 1688 (Stelling-Michaud, i.226, v.474). Dans son pamphlet Courte revue des maximes de morale et des principes de religion de l’auteur des « Pensées diverses sur les comètes » et de la « Critique générale de l’“Histoire du calvinisme” de Maimbourg » (s.l.n.d., 4°), p.7 ( OD v.2, p.399), Jurieu exploitait le témoignage de Jacques Sartre pour accuser Bayle de s’être « débauché » à Toulouse au point de devenir papiste. Sartre répond ici à une lettre perdue de Bayle où celui-ci demandait à son ancien condisciple de s’expliquer sur ce témoignage. Sur une visite de Sartre à Rotterdam en 1685, qui a pu fournir l’occasion d’une première rencontre entre Sartre et Jurieu, voir Lettre 487, n.1.
[2] Bayle était étudiant en rhétorique à l’académie de Puylaurens entre novembre 1668 et février 1669 ; il arriva à Toulouse pour poursuivre ses études au collège des jésuites le 19 février 1669 ; le 19 mars 1669, il se convertit au catholicisme. Voir le Calendarium dans la présente édition, i.xxviii-xl, et Lettre 8.
[3] Cet échange de lettres entre Bayle et Jacques Sartre ne nous est pas parvenu. A la fin de la Courte revue (p.7-8 : OD, v-2, p.399-400), Jurieu insère une lettre écrite de Londres le 29 mai 1691. L’auteur y révèle qu’un de ses amis – il s’agit de Jacques Sartre –, autrefois étudiant avec Bayle à Puylaurens, lui a certifié que Bayle était devenu papiste et presque jésuite : « Il se débaucha à un tel point qu’il se fit papiste et alla même demeurer à Toulouse environ trois ans chez les jésuites. Lorsque mon ami en fut informé, il lui écrivit, quoique jeune, pour lui reprocher sa lâcheté. M. Bayle lui fit une réponse aigre, d’un véritable papiste animé déjà par les jésuites ; mais il n’a pas cette lettre, car on n’a guère accoutumé de garder ces sortes de papiers pendant 25 ans. Il se souvient seulement de la substance de la réponse. Et s’il était interrogé en justice sur cela et qu’il s’agît de servir l’Eglise ou l’Etat, il déposerait cette vérité, qu’il n’a jamais oubliée, quoiqu’il n’ait jamais révélé ce secret sur la croyance qu’il a eue que M. Bayle s’était repenti d’une telle faute. Il se ressouvient aussi qu’il le vit ensuite à Genève après sa sortie de Toulouse, et qu’il n’en fut pas moins étonné qu’il l’avait été de sa révolte. M. Bayle, le voyant embarrassé et se souvenant de sa lettre et de la réponse, l’approcha, lui fit des excuses, et le pria de ne pas parler de cette affaire à Genève. » Voir la réfutation des accusations de Jurieu fondées sur le témoignage de Jacques Sartre : La Chimère de la cabale, in fine, Additions sur ce qui a été dit du séjour de Mr Bayle à Thoulouse ( OD, ii.787-788).
[4] Sartre reviendra sur les circonstances exactes de sa rencontre avec Bayle à Genève dans sa lettre du 12 décembre 1691 (Lettre 837). Sur cette rencontre embarrassante pour Bayle, on ne dispose malheureusement pas d’autre version que celle de Sartre. Voir H. Bost, Pierre Bayle, p.56.