Lettre 881 : Pierre Bayle à Gaston de Bruguière
• Le grand nombre d’occupations dont je me trouve accablé et qui m’attirent de tems en tems des maux de tete, sera cause, Monsieur mon tres cher cousin , que je ne vous ecrirai qu’une lettre en commun aujourd’hui à vous et à notre cher ami Mr de N[audis], comme il a eté cause que j’ai eté plusieurs mois sans avoir la satisfaction de vous ecrire. Votre lettre accompagnée d’une de ce cher ami et d’une autre de ma belle sœur me fut donnée l’ ordinaire* d’apres que je vous avois ecrit [1].
Je vous avois exposé les raisons de mon silence, et vous avois rendu compte de ce qui s’etoit passé en dernier lieu touchant mes demelez avec le s[ieu]r Jur[ieu]. Depuis ce tems là il ne s’est rien fait là dessus, et il est embarrassé de tant d’autres affaires avec de tres habiles ministres qui ont denoncé au dernier synode les erreurs dont il a rempli ses livres [2], qu’il ne songera peut etre plus à moi, d’autant plus que le dernier synode où ses creatures qui sont les plus ignorans et les plus chetifs des ministres refugiez n’etoient pas le plus grand nombre, agit si vigoureusement contre lui, qu’il • en est outré de colere, de sorte qu’il a publié une violente satyre contre ce synode [3], et qu’il veut remuer ciel et terre (jusques à menacer de recourir au bras seculier) pour faire casser par le synode prochain qui se tiendra à Breda le 3 de septembre 1692 tout ce qui a eté fait dans le precedent [4]. Mais il aura des parties qui outre le droit qu’elles ont de leur coté, n’ont ni moins de credit ni moins d’adresse que lui. Cependant vous ne sauriez croire quel scandale c’est pour les peuples chez qui nous sommes refugiez que ces grandes divisions ministrales dont il est lui seul la cause, et combien cela rend odieuse toute la nation.
Je voudrois bien vous faire tenir des livres, principalement ceux qui me regardent, et nommement le Projet d’un Dictionnaire critique que j’ai publié depuis le mois de mai / dernier [5], et qui n’est que l’avant coureur d’un gros ouvrage in folio que je ferai imprimer si Dieu m’en donne le tems et les forces, mais je ne puis trouver aucune occasion, et ne pourrois meme sans donner prise à mes ennemis m’informer si l’on peut envoier quelque chose à l’Isle de Ré [6]. Cela seul suffiroit pour les faire crier dans toutes les boutiques et rues que j’entretiens commerce* avec les ennemis de l’Etat, et que je veux donner des avis dans les endroits où nos flottes peuvent avoir dessein de faire descente. Voila les folles preventions dont nous avons ici des gens qui sont capables ; ils croient que les jugemens temeraires, et un espionnage continuel sur les demarches d’autrui, sont une preuve de zele pour la Religion.
Quoi que je ne vous ecrive rien que je ne sois pret à faire lire à nos superieurs, cependant je m’abstiens de vous ecrire dans la crainte que mon caractere etant con[n]u à la poste, la suscription de l’Ile de Ré dans un tems comme ceci ne fasse ouvrir et retenir mes lettres je m’en abstiens, dis-je, quelquefois.
Je fais savoir à mon c[ousin] de Naud[is] par celle cy (je vous suplie de la lui faire tenir incessamment*) que j’ai envoié à ma belle sœur un plein pouvoir de vendre ce qu’elle et nos parens trouveront à propos qu’elle vende du bien que je puis avoir à partager avec ma petite niepce [7], promettant de tenir pour bons tous les contrats qu’elle pourra faire à ce sujet, exigeant seulement qu’elle demeure comptable de l’argent qui en proviendra.
Nous avons eu ici un eté extremement pluvieux ; les gazettes nous ont apris qu’il l’a eté de meme en Allemagne, en Hongrie, en Angleterre, en Italie, et qu’[à] Paris on a eu recours à la procession de s[ainte] Genevieve pour faire cesser la pluie [8][.] Mandez* moi, je vous prie, comment l’eté s’est passé au pays de Foix et si la crainte qu’on a que la recolte en bled et en vin sera tout à fait perdue est bien fondée.
Mr de Torreil l’un des 40 academiciens / a traduit, si je ne me trompe, depuis quelque tems les oraisons de Demosthene avec des notes [9]. Vous aurez scu la mort du scavant Mr Menage [10] qui n’a pu voir achevée la 2 e edition de ses Origines de la langue francoise, dont il corrigea une epreuve peu avant sa mort. Il etoit dans sa 81 e année fort sain d’esprit, et de belle humeur et conversation comme dans ses jeunes ans.
Voici l’extrait d’une lettre que Mr de Larriviere Falantin ministre de Londres m’ecrivit le 19 du mois passé [11] : « Il y a deja quelque tems que j’eus l’honneur de voir Mad[ame] la comtesse de Roye pour lui demander une lettre en faveur de Mr de Cabanac, mais elle me dit que Mr le comte de Roussi avoit vendu son regiment. Cependant elle eut la bonté de me promettre qu’elle prieroit Mr son fils de recommander Mr de Cabanac à son nouveau colonel, et Mr de La Menardiere [12] qui est son secretaire prit la peine quelques jours apres de me venir voir pour me dire que Madame la comtesse de Roye avoit fait ce qu’elle m’avoit promis. » Je souhaitte que cette lettre de recommandation produise un tres bon effet en faveur de mon cousin de Cabanac.
Mr Abbadie qui est à present ministre à Londres a fait imprimer • ici un traitté de morale sur la science du cœur [13], que je n’ai pas lu encore, mais je ne doute point qu’il ne soit bon et digne de lui. Toutes les œuvres du savant Bochart [14] de Caen viennent d’etre reimprimées avec quelques manuscrits de sa facon qui n’avoient jamais eté imprimez. Mr Morin jadis son collegue, et presentement professeur en hebreu à Amsterdam y a joint un Traitté du paradis terrestre et la vie de Mr • Bochart.
Adieu mes t[res] c[hers] cousins j’embrasse vos cheres epouses et enfans etc et suis tout à vous. /
Je crois aisement qu’il vous est impossible de rien deterrer touchant Prinus [15], mais dites moi s’il vous plait s’il n’y a pas quelque histoire du comté de Foix dans la quelle on puisse trouver sa division et description geographique, jusqu’où il s’etend au midi, au nord, au couchant, au levant, en combien de bailliages, ou chatellenies il est divisé, quelles sont les charges des habitans, envers le Roy, quels les privileges etc [16]. N’y a t’il point une description geographique des Pyrenées, et des singularitez qui s’y trouvent [17] ? Ne sauriez vous me dire si ceux qui par curiosité montent sur la montagne de Tabo [18] voient le soleil levé une heure ou 2 avant que ceux qui sont au bas [19].
A Monsieur/ Monsieur Boutet marchand/ à S[aint] Martin de Ré/ A l’Isle de Ré
Notes :
[1] Les dernières lettres que nous connaissions de Bayle à ses cousins sont celles du 22 mai 1692 : Lettre 865 à Jean Bruguière de Naudis et Lettre 866 à Gaston de Bruguière.
[2] Il s’agit surtout d’ Elie Saurin, de Basnage de Beauval et de Basnage de Flottemanville : voir Lettres 876 n. 2, et 891, n. 13.
[3] Jurieu, Informations pour Nosseigneurs les Etats et instructions sur ce qui s’est passé au synode de Zyriczée : pour les Eglises dont les députez doivent composer le synode de Breda (s.l. [1692], 4°).
[4] Le synode wallon de Breda jugea que la doctrine de Jurieu était orthodoxe mais émit des réserves sur sa méthode (art. liii : voir Lettre 892, n. 9-10-11). Ses antagonistes et lui furent exhortés à modérer leurs attaques et à vivre en paix (art. liv).
[5] Bayle, Projet et fragmens d’un dictionaire critique : voir Lettre 864.
[6] Le contrôle fut strict pendant la guerre de la Ligue d’Augsbourg et Bayle, soupçonné de « connivences » avec la cour de France, y est attentif.
[7] Cette lettre de Bayle à sa belle-sœur Marie Brassard, veuve de Jacob, concernant l’héritage de celui-ci, est perdue.
[8] Sur cette procession de Sainte-Geneviève pour faire cesser la pluie, voir la Gazette, ordinaire n° 33, nouvelle de Paris du 19 juillet 1692.
[9] Jacques de Tourreil venait de publier les Harangues de Demosthene, avec des remarques (Paris 1691, 8°). L’édition à laquelle Bayle fait ici allusion ne paraîtra que plusieurs années plus tard : Philippiques de Démosthène, avec des remarques (Paris 1701, 4°).
[10] Gilles Ménage est mort à Paris le 23 juillet 1692. La nouvelle édition de ses Origines de la langue françoise (Paris 1650, 4°) allait paraître deux ans plus tard sous le titre Dictionnaire étymologique, ou origines de la langue françoise (Paris 1694, folio). Voir la Gazette, ordinaire n° 34, nouvelle de Paris du 26 juillet 1692.
[11] L’original de cette lettre de Paul Falentin de La Rivière ne nous est pas parvenu. Sur la recommandation de Michel Bruguière de Cabanac auprès de la comtesse de Roye, voir Lettre 865, n.9-13.
[12] Il s’agit sans doute d’un fils ou d’un parent de Hippolyte-Jules Pilet de La Mesnardière (1610-1663), protégé de Richelieu, médecin de Gaston d’Orléans, lecteur ordinaire de la Chambre du roi, membre de l’Académie française à partir de 1655.
[13] Après la mort du grand électeur Frédéric Guillaume (1688), Jacques Abbadie avait consenti à accompagner le maréchal de Schomberg en Angleterre, puis en Irlande, pour suivre Guillaume III (on sait que le maréchal mourut à la bataille de la Boyne en 1690) ; c’est dans une ambiance militaire qu’Abbadie rédigea L’Art de se connaître soi-même, ou recherches des sources de la morale (Rotterdam 1692, 8°). Revenu en Angleterre, il s’installa à Londres comme pasteur de l’Eglise de la Savoie.
[14] Samuel Bochart, Opera omnia : hoc est Phaleg, Canaan, et Hierozoicon : Quibus accessere variæ dissertationes [...] utque Paradisi terrestris delineatio ad Bocharti mentem a Stephano Morino concinnata ; præmittitur Vita cl. auctoris ab eodem Morino [...]. Editio tertia in qua locupletanda [...] singulare studium posuerunt Johannes Leusden [...] et Petrus de Villemandy (Lugduni Batavorum, Trajecti ad Rhenum 1692, folio, 3 vol.) : i : Geographia sacra : seu Phaleg et Canaan ; ii-iii : Hierozoicon.
[15] Nous n’avons su découvrir ce que signifie « Prinus », qui désigne sans doute, à en juger par le contexte, un élément géographique du comté de Foix.
[16] Un « dénombrement » du Comté de Foix (qui dépendait de la généralité de Montauban) fut réalisé de 1670 à 1674 par des commissaires envoyés par Louis XIV pour enquêter auprès des consuls de chaque communauté. Il y avait déjà eu, au XV e siècle, un premier dénombrement de ce type (réalisé par Esquerrier et Miégeville) : les « Chroniques romanes des Comtes de Foix », concernant la période médiévale. Bayle n’a pu avoir accès à aucun de ces documents, qui appartenaient aux archives royales et n’étaient pas divulgués. Ils ne furent publiés, par des archivistes, qu’à la toute fin du XIX e siècle. En revanche, Bayle aurait pu consulter plusieurs ouvrages : Bertrand Hélie, Historia Fuxensium Comitum (Toulouse 1540) ; Pierre Olhagaray : Histoire de Foix, Béarn et Navarre (Paris, 1609) ; Jean-Jacques Delescazes, Mémorial historique (Toulouse 1644), qui est l’histoire des guerres de religion vues du côté catholique.
[17] Cette demande de renseignement pourrait être destinée à la rédaction de l’article « Auriege » du DHC. Toutefois, on ne trouve aucune référence bibliographique correspondante dans « Auriège ». Il est possible que les développements poétiques de cet article traduisent indirectement les difficultés rencontrées par Bayle pour recueillir des informations géographiques, historiques et administratives.
[18] Bayle avait posé des questions sur le mont Tabe (ou Tabo) dans sa lettre à Gaston de Bruguière du 22 mai 1692 (Lettre 866 : voir n.8).
[19] Ceux qui sont en altitude voient le soleil se lever avant ceux qui sont dans le creux des vallées. Pour le Tabe, c’est encore plus net : sa situation nord-sud, en avant du reste des Pyrénées, fait qu’il n’a plus aucun obstacle à l’Est et la vue y est libre jusqu’à la côte du Roussillon.