Au très lettré et très affable Theodore Jansson van Almeloveen Pierre Bayle adresse son salut.
Enfin le plus agréable des hommes, et pour moi le très distingué Almeloveen, je vous envoie non seulement le livre que jusqu’ici j’avais sur les trois volumes que notre Beughem par sa bonté m’avait envoyés [1] mais par exception un seul de tous ceux qu’au nom du très distingué, très noble Monsieur de Witt vous m’avez procurés [2]. Je dois sans doute regretter de ne pas posséder en propre des livres de ce genre, car deux années ne me suffiraient peut-être pas pour en tirer tout l’usage qu’ils sont capables de fournir en abondance, car ceux qui composent des lexiques doivent suivre l’ordre alphabétique et la vérité est que des mois passent avant qu’on ait fini de séparer les choses qui tombent sous les premières lettres alors que les livres doivent être rendus et parce que, d’un côté, une absence excessivement longue peut déplaire aux possesseurs et est nuisible à ceux qui comme notre Beughem sont toujours en train de composer, et puis, d’un autre côté, on cherche de nos jours le prêt de nouveaux livres en plus des livres déjà empruntés, ce que certainement je n’ose demander à moins de rendre en même temps ceux qui ont été mis à ma disposition antérieurement. Quoi qu’il en soit, j’ai transmis à Monsieur de Witt tous les livres que j’avais reçus directement et immédiatement de sa bibliothèque très fournie [3] ; aujourd’hui en fait je vous rends la majeure partie de ceux qui m’avaient été prêtés par votre entremise ; mais glouton de livres et zélé chercheur des choses qui se cachent dans les collections de bons livres individuels, j’aimerai que vous nous fassiez avoir les auteurs d’Étrurie et d’Ombrie qui non moins que ceux de Ligurie [4] sont achetés par le très éminent de Witt. De loin la plus digne d’être connue et de meilleure moisson que celles de toute autre région de l’Italie est la Bibliothèque des auteurs étrusques [5].
J’avais décidé de faire bientôt un tour à Gouda pour vous parler et vous embrasser, ami très cher, et mon âme tressaillait de joie, mais averti finalement que notre Leers venait de recevoir la composition et mise en pages de mon Dictionnaire critico-historique et voulait imprimer la première épreuve sans s’inquiéter de sa qualité [6], je n’ai pas pu ni ne pourrai être absent même un seul jour de ces débuts d’impression ; puis, surtout, les imprimeurs ont besoin d’être poussés, et il n’est pas moins nécessaire que tout soit ordonné dans le détail sans heurt quand commence le travail des employés. Je parle de ce à quoi je m’attends. Mais vous, quand vous prendrez votre envol pour venir chez nous, vous apporterez avec vous joie, hilarité, et doctes conversations comme vous en avez l’habitude. Si vous m’aimez, ne tardez pas car dans le retard il y a péril. Vivez avec une santé d’athlète et souvenez-vous de moi ; exprimez mes compliments et ma gratitude audit très éminent Beughem [7].
Donnée à Rotterdam le 17 juillet 1693.
Indiquez s’il vous plaît à Monsieur de Witt (à votre convenance) que le De scriptoribus Ligusticis de Soprani et d’ Oldoinus [8] est en votre possession.
Je ne doute pas que vous n’ayez reçu le paquet qu’on vous a envoyé contenant les Epistolæ Conringianæ et deux volumes de Beughem, la Bibliotheca apparemment Cisterciencis et les Apes urbanæ [9], informez-moi s’il vous plaît, ne serait-ce qu’en deux lignes, si vous avez reçu l’un et l’autre, pour qu’il n’y ait pas danger de négligence de la part des bateliers. J’ai entendu dire que le volume de Vincent Placcius est sous presse, c’est-à-dire celui qui traite des livres anonymes et pseudonymes [10]. Si vous apprenez quelque chose de certain là-dessus écrivez-moi s’il vous plaît, de même si vous avez le compte rendu de l’ Histoire de Thuanus, dont l’auteur est Titius, professeur à Dantzig [11]. Mention est faite de lui dans le catalogue de Voegler [12] que vous avez mis à ma disposition.
Vous avez [indiqué] à la page 229 le petit Parthénopée du livre par Soprani dont l’histoire de Genève n’a pas encore été donnée à la presse [13].
J’ai gardé longtemps cette lettre pour le jour du 14 août. En attendant, il a été décidé de jouir de votre présence à Gouda, le plus chéri et le plus ami des hommes, en même temps que de votre table opulente, en raison de quoi je vous suis infiniment reconnaissant. La première feuille de mon Dictionnaire n’est pas encore corrigée. Vivez longtemps.
A Monsieur / Monsieur Almeloveen docteur / en Medecine / A Tergou
Notes :
[1] Il s’agit de l’ouvrage de Prosper Mandosio, Bibliotheca romana : voir Lettre 911, n.12.
[2] Sur ces livres demandés à Johan de Witt, voir Lettre 927, n.1.
[3] La lettre de Bayle à Johann de Witt, datée de mai-juin 1693, est perdue : voir Lettre 927, n.1.
[4] Sur ces ouvrages florentins et étrusques de Johan de Witt, voir Lettre 928, post-scriptum.
[5] Sur cet ouvrage prêté à Bayle par Johan de Witt, voir Lettre 928, post-scriptum.
[6] L’impression, la vérification et la correction du DHC allaient désormais accaparer l’attention de Bayle – et l’atelier de l’imprimerie de Reinier Leers – jusqu’en octobre 1696.
[7] L’imprimeur Cornelis van Beughem : voir Lettres 911, n.14, et 928, n.4.
[8] Sur l’ouvrage d’ Oldoinus prêté par Johan de Witt, voir Lettre 927, n.2. Celui de Raffaele Soprani s’intitule Li scrittori della Liguria, e particolarmente della maritima (Genova 1667, 4°).
[9] Sur ces ouvrages, voir Lettres 927, n.1, et 928, n.5, 6, 7 et 8.
[10] Sur le De scriptis et scriptoribus anonymis atque pseudonymis syntagma Vincentii Placii publié à Hambourg en 1674, voir Lettre 521, n.4.
[11] Bayle reviendra sur cet ouvrage concernant l’historien Jacques-Auguste de Thou dans sa correspondance avec Jean Rou du 3 avril 1700 (éd. Des Maizeaux, ii.780-783 (CCIV) ; éd. Waddington, ii.357-358) : « J’espere, mon très-cher Monsieur, que vous aurez deviné la raison pourquoi je ne me suis point donné l’honneur de répondre à votre derniere lettre, où vous me proposiez la difficulté, que vous aviez rencontrée dans les marges du Thuanus restitutus. Il m’a été impossible d’en trouver la solution, n’aiant pu confronter ensemble les diverses éditions de Mr de Thou ; et je ne sai même si, en les confrontant, on pourrait ôter les embarras, où il semble que ceux qui ont donné le Thuanus restitutus, se sont jettez par leurs citations. » Des Maizeaux ajoute un commentaire précieux de Rou, glané apparemment sur le manuscrit de la lettre, qui est perdu : « De la maniere que parle Mr Bayle en cet endroit, il paroit ignorer qui étoit l’auteur du Thuanus restitutus : je lui appris dès lors, que c’étoit Mr de Wicquefort, si fameux par ses excellens ouvrages, et par sa disgrace auprès de Leurs Hautes Puissances ses maîtres, de qui il tenoit la charge dont je suis revêtu aujourd’hui [traducteur des Etats Généraux]. (Cette remarque est de Mr Rou.) » Des Maizeaux précise qu’il s’agit du recueil Thuanus restitutus, sive Sylloge locorum variorum in Historia illustrissimi viri Jacobi Augusti Thuani hactenus desideratorum (Amstelodami 1663, 12°). « Ce recueil, ajoute-t-il, est non seulement fort confus, mais aussi très-defectueux ; in quo restitui multa etiam plura possunt, comme le remarque Mr Titus dans l’écrit intitulé, Viri illustris Jacobi Augusti voluminum Historicorum recensio (Dantzic 1685, 4°) et réimprimé en Hollande in-12°, sous le nom de Danzic 1685. » Sur Abraham de Wicquefort, résident de Brandebourg à Paris entre 1628 et 1656, voir Lettre 136, n.11.
[12] Valentin Heinrich Vogler (1622-1677), Introductio universalis in notitiam cujuscunque generis bonorum scriptorum (Helmestadii 1691, 4°) : l’ouvrage fut édité et annoté par Johann-Heinrich Meibom, professeur de médecine et d’histoire de l’université d’Helmstedt.
[13] Voir Raffaele Soprani, Delle vite de’ pittori, scoltori, ed architetti genovesi : e de’ Forastieri, che in Genova operarono con alcuni ritratti de gli stessi opera postuma dell’illustrissimo signor Raffaele Soprani nobile genovese (Genova, 1674, 4°). D’après la mythologie grecque, Parthenopée fut le fils de Mélanion et d’Atlanta, ou selon d’autres, de Méléagre et d’Atlanta. Parthenopée doit son nom à la longue période de virginité observée par sa mère. Dans l’ouvrage de Soprani, à la fin de la Vita di Pietro Ravara, p.230, et de la Vita di Pietro Andrea, p.244, on voit une petite image de la tête d’un jeune homme entre deux petits dessins ornementaux.