Lettre 963 : Jacques Du Rondel à Pierre Bayle
A propos d’ Accius [1], ne croyez pas, s’il vous plaist, que derniérement j’aye voulu faire l’entendu avecque vous ; je sçay trop que vous estes plus savant que moy ; mais Casaubon en fust cause. Il prétend que Pacuve et Accius sont homochrones, et cite à ce sujet vos vers de Martial. Mais, mon cher Monsieur, il y a bien pis. Ciceron fait Pacuve aussi vieux que Cæcilius, ce Cæcilius si vieux, si silicerne, si tymbogère, qu’il estoit desjà carcasse dès l’ Hécyre de Térence. Voila ce que c’est que d’estre homme de Lettres. On ne tient que par un bout à la chronologie ; tandis qu’une foule de bréteurs ensceptrez concentrent autour d’eux une légion d’escrivains. /
« Rire à l’ Andromaque » est un hémistiche de Despréaux, autant qu’il m’en peut souvenir. Je n’ay plus ses œuvres. Et l’ Andromaque est assurément celle de Racine. C’est « un jeune marquis / Qui plein d’un grand sçavoir chez les dames acquis / …qu’à grand bruit il attaque, / Va pleurer au Tartufe et rire à l’ Andromaque ». Peut estre cela n’est-il que dans les premieres editions [2].
Il ne me semble pas, mon cher Monsieur, que vous debviez changer de manieres. Seulement seroit il besoin d’entremesler les articles réels parmi les person[n]els [3], afin de plaire davantage ; car on ne se soucie gueres aujourd’huy des aventures des poëtes, des Scipions et de l’advocat Lælius, quoy qu’au fonds il faille avoir bien de l’esprit et de l’érudition pour desmesler tout cela. Je suis fasché de ne vous pouvoir ayder. Ce me seroit bien de l’honneur et de la joye ; mais je n’ay pas seulement de Vossius De poëtis et historicis [4], bien loin d’avoir une jolie bibliotheque. Et puis la vieillesse qui me talonne me donne de toutes autres pensées que je n’ay encore euës jusqu’icy.
Cependant, vieux ou moribond, sain ou malade, malheureux ou bienheureux, je seray toujours, mon cher Monsieur, vostre tres humble et tres obligé serviteur
A Monsieur / Monsieur Bayle Professeur / en Philosophie / A Rotterdam
Notes :
[1] Du Rondel répond aux remarques de Bayle dans sa lettre du 29 décembre 1693 (Lettre 962) ; voir aussi, dans le DHC, l’art. « Accius », rem. B et C.
[2] Sur ce vers de Boileau, qui ne figurait, en effet, que dans la première édition de l’ Epître I (Paris 1670, 4°), voir Lettre 962, n.6.
[3] Du Rondel suggère de mêler les articles biographiques à des articles « réels », portant sur des événements historiques et sur des sujets ou thèmes de réflexion. Bayle lui répondra dans sa lettre du 22 janvier (Lettre 964).
[4] Gerardus Joannes Vossius, De Veterum poetarum temporibus libri duo qui sunt de poetis græcis et latinis (Amstelodami 1654, 4°).