Lettre 964 : Pierre Bayle à Jacques Du Rondel
J’aurois peut etre laissé passer cet ordinaire à cause du froid, mon cher Monsieur, sans me donner l’honneur de vous ecrire, si la joye du retablissement de l’œil de notre patron [1] de Leyde ne m’eut pressé de vous temoigner mes sentimens sur cette bonne nouvelle. Si j’etois bon poete comme vous, j’aurois • tiré de mes muses un compliment de felicitation sur ce retour de lumiere. C’est une triste chose pour des gens accoutumez à la lecture que d’etre obligé[s] à y renoncer par un mal d’yeux.
Mon Diction[n]aire va son train ordinaire ; ce que j’avois gagné par l’achevement de quelques harangues de Ciceron que Mons r Leers faisoit imprimer [2][,] le mauvois tems me l’ote. C’est toujours deux feuilles seulement par semaine. Nous n’en sommes pas à la 40 e. J’aurois bien voulu suivre votre idée qui est de meler des articles reels aux person[n]els [3], mais j’y ai trouvé des inconveniens, ou plutot on m’en a fait craindre de la part de notre siecle degoté [4]. Si je voulois eplucher tous les poetes grecs et latins, historiens et philosophes comme Accius[,] il me faudroit donner à cela bien des années, et je ne sai si deux volumes me suffiroient en y joignant les principaux autheurs des derniers tems ; c’est pourquoi je me contenterai de marquer par quelques essais ce que j’aurois eu dessein de faire, et ce que je souhaiterois que d’autres achevassent. J’ai encore • 5 ou 6 articles de poetes semblables, celui d’ Alcée, d’ Archilochus, d’ Anacreon, de Catulle, de Perse ; d’ Ovide et voila tout. Notre siecle n’aime poïnt tant de discussions ; au tems de la philologie cela eut passé plus facilement, et jusques au commencement de ce siecle, présentement c’est un autre gout. On aimera mieux l’histoire moderne que tout cela.
Grand merci de votre eclaircissement sur Andromaque [5]. J’ai toujours cru que Boileau est l’autheur des vers, son tour y est, et sa maniere de penser et de s’exprimer, cependant je ne trouve point cela dans les dernieres editions de ses œuvres ; il est vrai que la seule voie dont je me suis servi pour le chercher e[s]t de donner un coup d’œil sur chaque page pour voir s’il y a quelque fin de vers, en
Mr Huguetan me dit l’autre jour qu’il fait imprimer les Valesiana et les Sorberiana [7]. Je lui conseillai[,] puisqu’il commence[,] de donner la seconde edition des Menagiana et des Antimenagiana [8]. On m’a dit qu’il y a dans Valesiana plusieurs remarques aigres mais bien fondées contre le Glossaire de Mr Ducange [9]. Croiriez-vous qu’on se fut avisé d’imprimer l’ Arlequiana ; cependant il va paroitre à Paris au premier jour [10] : peut-etre n’a t’on eu dessein que de se moquer des ouvrages de cette nature et empecher qu’il n’en paroisse plus, car qui voudroit etre confrere de Harlequin, peut etre a t’on crû que les bons mots de ce dernier meritoient de voir le jour.
La lacune que vous laissiez dans les vers ne seroit ce point
Avez-vous jamais rencontré dans vos lectures que Cesar fit une piece de theatre intitulée Tecmessa et qu’il fut le premier qui écrivit et qui prononcea à la grecque ces sortes de noms propres, et non comme • on faisoit avant lui, Alcumena, Tecumessa, et qu’à son exemple on ne dit plus qu’ Alcmena Tecmessa. Je l’ai leu depuis peu, dans un moderne qui ne cite personne [13], mais cela fait, que je ne • m’y fie point ; il n’y a que vous après qui sans citation je voulusse affirmer une chose.
Tout à vous mon cher Mons r.
Notes :
[1] Etienne Groulart était le « patron » de Du Rondel à Maastricht ; après la mort d’ Adriaan Paets, Bayle désigne à plusieurs reprises Josua van Belle, seigneur de Waddinxveen, comme un de ses « patrons » – ou protecteurs – à Rotterdam. Personne n’a été explicitement désigné comme le « patron » de Bayle et de Du Rondel à Leyde. Il pourrait s’agir du grand érudit Jacob Gronovius, qui habitait Leyde : il avait épousé une Rotterdamoise et Bayle le voyait de temps à autre, parfois avec Henricius, le co-recteur de l’Ecole latine de Rotterdam : voir Lettres 426, n.2, 620, n.6, et 943, n.12. Mais nous n’avons aucune certitude sur cette identification. Gronovius avait une renommée européenne et il était un membre de l’élite de la ville de Leyde, mais il n’avait aucun pouvoir proprement politique, ce qu’on pouvait attendre d’un « patron » efficace. Au
[2] M. T. Ciceronis orationum selectarum liber : editus in usum scholarum Hollandiæ et West-Frisiæ, ex decreto illustriss. DD. ordinum ejus provinciæ. Notas addidit Eduardus a Zurck (Roterodami 1694, 8°).
[4] « dégoûté ».
[5] Voir la question de Bayle (Lettre 962, n.6) et la réponse de Du Rondel du 2 janvier 1694 (Lettre 963, n.2), sur le vers de Boileau.
[6] Boileau, Dialogue ou satire X (Paris 1694, 4°), édition suivie de celle intitulée Satire contre les femmes avec l’apologie des femmes par M. Perrault (Amsterdam 1694, 8°).
[7] Valesiana ou les pensées critiques, historiques et morales, et les poésies latines de Monsieur de Valois, recueillies par Monsieur de Valois son fils (Paris 1694, 12°) ; Sorberiana, ou bons mots, rencontres agreables, pensées judicieuses, et observations curieuses, de M. Sorbiere (Paris 1694, 12°) : sur ces deux recueils, voir F. Wild, Naissance du genre des ana, p.170-180, 264-278. Sur les imprimeurs Huguetan, voir Lettre 882, n.40.
[8] Sur la seconde édition des Menagiana, voir Lettres 929, n.7, 933, n.11, 942, n.3 ; Jean Bernier, Anti-Menagiana où l’on cherche ces bons mots, cette morale, ces pensees judicieuses, et tout ce que l’affiche du « Menagiana » nous a promis (Paris 1693, 12°), voir F. Wild, Naissance du genre des ana, p.245-256.
[9] Les « Remarques sur quelques endroits du premier tome du Glossaire latin de M. Du Cange » se trouvent aux p.208-234 des Valesiana.
[10] Charles Cotolendi (?-1710 ?), Arliquiniana, ou les bons mots, les histoires plaisantes et agréables. Recueillies des conversations d’Arlequin (Paris 1694, 12°), voir F. Wild, Naissance du genre des ana, p.297-311.
[11] Sur ces vers de Boileau, voir Lettre 962, n.6, et 963, n.2. Les vers de Boileau dont il est question sont les suivants : « Dedaignant le public, que lui seul il attaque, / Va pleurer au Tartuffe, et rire à l’ Andromaque. » ( Epître I, version 1670).
[12] Sur ces vers de Boileau, voir Lettre 962, n.6, et 963, n.2. Les vers de Boileau dont il est question sont les suivants : « Dedaignant le public, que lui seul il attaque, / Va pleurer au Tartuffe, et rire à l’ Andromaque. » ( Epître I, version 1670).
[13] Voir le DHC, art. « Tecmesse », rem. D : « Le Père Lescalopier [...] dit que Jules César composa une tragédie intitulée Tecmessa. Ce jésuite observe que les Romains insérèrent la voyelle