Tome IV : Lettres 242-308

Nous avons assisté, dans le volume précédent de cette édition de sa correspondance, à la naissance de l’écrivain Pierre Bayle : ses premières publications, la Lettre sur les comètes, rééditée dès l’année suivante sous le titre Pensées diverses, la Critique générale adressée à Maimbourg, le Recueil de quelques pièces curieuses concernant la philosophie de M. Descartes, ont obtenu un succès considérable. Bayle est désormais connu dans toute la République des Lettres.

Son réseau de correspondants s’étend et se diversifie. Il se rend utile auprès de son éditeur, Reinier Leers, en devenant un intermédiaire efficace pour la publication des ouvrages de controverse composés par ses amis Daniel de Larroque et Jacques Lenfant. Il noue des relations avec des érudits tels que Gijsbert Kuiper (Cuperus, Cuper) et Theodor Janssen van Almeloveen. Avec ses frères, il poursuit sa correspondance didactique et bibliographique. Lorsque Henri Desbordes, le libraire d’Amsterdam, lui propose de remplacer le défaillant Mercure savant de Nicolas de Blégny et Abraham Gaultier par un nouveau périodique, c’est donc comme une suite naturelle de ses activités intellectuelles et de ses habitudes épistolaires qu’il accepte ce nouveau défi. En mars 1684, il lance les Nouvelles de la république des lettres, calquées, avec des innovations et des nuances importantes dues aux nouvelles perspectives de la vie intellectuelle du Refuge, sur le modèle du Journal des savants, qu’il lisait régulièrement depuis de longues années, comme en témoigne la bibliographie de ses lectures communiquée scrupuleusement à ses frères.

Le ton du journaliste plaît immédiatement – aux Refuges protestants, aux Pays-Bas, en Angleterre, et en Allemagne, comme dans la France que le pouvoir s’efforce alors de rendre toute catholique. La correspondance fournit un témoignage précieux de la réception du nouveau périodique. A Paris, le « philosophe chrétien » oratorien, Nicolas Malebranche, l’académicien Isaac de Benserade et ses confrères, le secrétaire de la « petite académie » Melchisédec Thévenot, les intellectuels Adrien Auzoult et François Bernier, et, dans le milieu huguenot, Pierre Allix, François Janiçon, Daniel de Larroque, Jean-Jacobé de Frémont d’Ablancourt ; à Rouen, Jacques Basnage ; à Genève, François Turrettini et Vincent Minutoli ; à Amsterdam, Jean Le Clerc, le grand érudit arminien ; à Maastricht, Jacques Du Rondel et C. Du Plessis ; à Heidelberg, Jacques Lenfant et Fabricius : tous approuvent cette nouvelle initiative et admirent les talents de l’apprenti journaliste. Dans la correspondance de l’année 1684, nous assistons donc à un nouveau triomphe de Bayle, mais, encore une fois, il s’agit d’un triomphe modeste : sa réussite ne lui fait pas perdre sa simplicité et son sens de l’effort ; jamais il ne se pose en donneur de leçons. Cependant il joue désormais un rôle vital dans la République des Lettres.

La continuité entre la correspondance et les fascicules des Nouvelles de la république des lettres saute aux yeux. On est frappé par le caractère très « baylien » des premiers articles, qui touchent plusieurs personnes bien connues du journaliste : le compte rendu de Cuper, l’éloge de Mathieu de Larroque, celui de Charles Spon. Nous apprendrons aussi que Pierre Allix joue un rôle important, toujours prêt à fournir des comptes rendus d’ouvrages de controverse. Bayle intervient également dans ce domaine. Certes, par principe, il évite de faire la publicité d’un ouvrage de Jurieu dont l’agressivité est jugée choquante : L’Esprit de M. Arnaud provoque une espèce de scandale parmi les amis de Bayle. Mais il sera très attentif aux échanges entre Pierre Nicole et Jean Claude portant sur la capacité de la raison à établir, d’une part, l’authenticité et le sens de l’Ecriture, d’autre part, l’autorité de l’Eglise. A travers l’analyse de leurs ouvrages contradictoires, il posera la redoutable question du fondement de la foi des simples – et, par ce biais, celle du fondement de la foi en général. Le journaliste des Nouvelles de la république des lettres ne se contente pas de recensions passe-partout à l’exemple de l’abbé de La Roque. Bayle nourrit manifestement d’autres ambitions.

Sur le plan intellectuel aussi, le nouveau périodique permet de détecter des lignes de continuité et de cohérence. Le journaliste compte les coups dans la grande bataille entre Malebranche et Antoine Arnauld. En 1684, il admire le rationalisme du Traité de morale et, dès cette année, le rationalisme chrétien de Malebranche apparaît à ses yeux comme la « philosophie chrétienne » la plus accomplie – exposée néanmoins à des objections insolubles, qu’il avait exprimées déjà en 1679 dans ses remarques adressées au théologien cartésien Pierre Poiret. Certains de ses amis lui reprochent de se montrer trop sévère à l’égard d’Arnauld, mais Bayle a pris son parti : en 1685, il interviendra explicitement en faveur de l’oratorien accusé de « néo-épicurisme » par le bouillant théologien de Port-Royal.

Tout en se lançant dans cette nouvelle activité intense, Bayle poursuit ses cours à l’Ecole Illustre. Il ne s’y adresse, dit-il, qu’à huit ou neuf élèves et à cinq auditeurs. Il gagne donc difficilement sa vie, même si ses droits d’auteur le mettent désormais un peu plus à l’abri. L’offre d’un poste à l’université de Franeker, que lui fait parvenir Johannes van der Waeyen, témoigne de sa renommée, et son refus de ce poste démontre l’intensité de ses nouvelles activités, qui l’accaparent totalement. Malgré les appointements flatteurs qui lui sont promis, il ne peut plus concevoir de s’éloigner d’un des grands centres commerciaux, culturels et intellectuels du Refuge. Il doit se souvenir de ses frustrations à Coppet et refuse désormais de vivre à l’écart.

Mais il constate avec inquiétude et avec exaspération les frasques de son frère Joseph, qui dépense beaucoup d’argent en frivolités, qui en emprunte à tous ses amis et n’a aucun scrupule à recourir à la bonne volonté des amis de Pierre. Joseph vend même les bijoux de sa belle-sœur pour tenir le rang mondain qu’il pense être le sien. Les mois passent et Joseph continue à fuir la vigilance de ses frères, qui lui ont procuré une bonne place de précepteur à Paris. Il s’offre un voyage à l’invitation du comte de Dohna ; il rend visite à Jacques Lenfant à Heidelberg ; il fait bien sentir que le préceptorat n’est pas un statut social qui l’attire, avant de s’acheminer enfin à Paris, fin novembre 1683, et de s’installer, chez Philippe de Frégeville, auprès des enfants de Salomon d’Usson et de son cousin Louis Don de Frégeville. Sous le nom d’emprunt de M. Du Peyrat, pseudonyme qu’il adopte sur le conseil de Janiçon, il s’introduit dans le monde des amis parisiens de son frère Pierre : à Charenton, aux « mercuriales » de Ménage. La famille et les amis multiplient les lettres de recommandation. Mais Joseph tombe soudainement malade et, assisté de deux médecins réputés, meurt après quelques semaines, le 9 mai 1684. Ce malheur arrive au moment même de la publication des premiers fascicules des Nouvelles de la république des lettres : s’ensuivent et se mélangent les lettres de consolation sur la mort de Joseph et les lettres d’applaudissement sur la sortie du nouveau périodique.

Cette vie intellectuelle intense, épuisante, va se poursuivre pendant plusieurs années : Bayle a trouvé sa voie et va de l’avant avec ce mélange touchant de modestie et de fermeté qui le caractérise.

Antony McKenna

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27 septembre 2012
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