Tome IX : lettres 902-1099
La bataille entre Bayle et Jurieu se poursuit au cours des années 1693-1696, après les moments dramatiques de la publication de l’Avis aux réfugiés, de la diffusion du « projet de paix » de Goudet et de la double mise en accusation par Jurieu. Devant le consistoire et devant les synodes, Bayle se défend avec une curieuse désinvolture – se contentant de mettre en évidence qu’on ne peut pas démontrer sa culpabilité – tandis que Jurieu multiplie les querelles avec Henri Basnage de Beauval, avec Samuel Basnage de Flottemanville, avec Elie Saurin et avec Isaac Jaquelot. Bayle s’amuse alors à diffuser des pamphlets mettant en cause la doctrine de Jurieu, qui « ouvrirait le ciel à tous les hommes » et qui préconiserait la « haine du prochain ». De son côté, Jurieu soumet au consistoire de l’Eglise hollandaise de Rotterdam des extraits des Pensées diverses sur la comète, qui sont sévèrement condamnés. Grâce à un changement des rapports de force au sein du vroedschap (conseil municipal) de Rotterdam – changement favorable aux orangistes – Jurieu y fait condamner l’enseignement de Bayle, qui est destitué de sa chaire à l’Ecole Illustre. Le philosophe est soutenu par le libraire-imprimeur Reinier Leers, qui l’encourage à reprendre le travail sur le Dictionnaire historique et critique : c’est désormais dans les colonnes du Dictionnaire qu’il poursuit sa bataille contre le zèle du théologien.
En septembre 1694, un incident attire l’attention : l’ancien oratorien Michel Le Vassor débarque à Rotterdam. Il demande à voir Pierre Bayle, loge quelque temps chez lui et fréquente Jacques Basnage et Pierre Jurieu. En octobre, il quitte Rotterdam pour La Haye et adresse de cette ville deux lettres à Pasquier Quesnel. Fin 1694 ou début 1695, il arrive en Angleterre, recommandé par les réfugiés huguenots de Rotterdam auprès de Gilbert Burnet, alors évêque de Salisbury après avoir été l’aumônier de Guillaume III. Le Vassor se convertit à l’anglicanisme, reçoit une pension du roi Guillaume et, sous la protection de William Bentinck, Lord Portland, est nommé précepteur des enfants du duc de Gloucester. Il sera protégé également par William Trumbull, secrétaire d’Etat, et ne tardera pas, avec le soutien de Pierre Silvestre, à demander pour son mécène la dédicace du Dictionnaire de Bayle. La rencontre de Bayle avec Le Vassor est l’occasion d’une lettre anonyme qui rapporte quasiment mot pour mot la conversation du scripteur avec Bayle dans une rue de Rotterdam : c’est un témoignage unique. On se souvient aussi que, lors de sa polémique avec Jurieu, Bayle accusait son adversaire d’être l’auteur d’un pamphlet politique hostile à Louis XIV : Soupirs de la France esclave, qui aspire après la liberté. Or, la tradition critique rejette cette attribution, privilégiant quelques indices qui peuvent laisser penser que Michel Le Vassor en est le véritable auteur. Cet incident sera donc ici l’occasion d’un nouvel examen de cette question complexe.
Mais la grande préoccupation de Bayle, celle qui mange tout son temps et qui l’obsède jour et nuit, c’est la composition et la vérification des épreuves du Dictionnaire historique et critique. En mai 1692, Bayle a lancé publiquement le Projet de son Dictionnaire, qu’il réalise maintenant, en en modifiant considérablement l’esprit et l’ambition, tout en respectant l’épistémologie de l’historiographie présentée dans la préface du Projet – dont les principes sont exposés dans l’article « Beaulieu », remarque F. On suit l’impression du Dictionnaire quasiment page par page.
Comme le révèle incidemment Basnage de Beauval, Bayle exploite systématiquement les « recueils » qu’il détient et qu’il développe depuis de longues années :
« Le Dictionnaire de M. Bayle est fort avancé. J’en ay le 1er tome qui ne se débite point. Ce sont ses recueils redigez sous cette forme. » (Basnage de Beauval à Janiçon, le 22 décembre 1695)
En effet, depuis l’année 1672 (Lettre 29) au moins, Bayle enregistre des références et des citations dans des cahiers (ou « recueils ») qui lui permettent d’assembler rapidement toutes les informations qu’il détient sur un sujet donné. Il y est fait plusieurs fois allusion dans la correspondance. Mais, au moment de la rédaction définitive des articles du Dictionnaire, les « recueils » s’avèrent parfois incomplets et Bayle doit avoir recours à ses amis et à leurs réseaux de correspondants. La préparation du Dictionnaire devient ainsi un champ privilégié pour l’étude des réseaux à l’époque classique et un exemple éclairant du passage de la correspondance à l’ouvrage publié, car Bayle prend soin de reconnaître ses dettes.
Bien entendu, le premier cercle de ses amis fidèles est mis à contribution : Vincent Minutoli et Jacques Du Rondel fournissent, l’un des informations généalogiques sur sa famille, très ancienne, l’autre des références érudites sur l’Antiquité. A ceux-ci s’ajoute un ami néerlandais, Théodore Jansson van Almeloveen, qui réside à Gouda et qui met sa très riche bibliothèque à la disposition de Bayle. Par la correspondance autour du Dictionnaire, nous apprenons un trait caractéristique de la vie sociale des réfugiés : on sait qu’en arrivant à Rotterdam, Bayle a profité de la protection d’Adriaan Paets, qu’il désigne comme son « patron ». Après la mort de Paets, c’est Josua van Belle, seigneur de Waddinxveen, membre du conseil municipal, qui reprend ce même rôle. A Maastricht, nous apprenons par les lettres de Jacques Du Rondel, qu’Etienne Groulart a ce même statut à son égard et à celui de Bayle : ils l’appellent tous deux leur « patron ». Or, l’élaboration du Dictionnaire conduit Bayle à consacrer un article substantiel au personnage mythologique Achille et il puise ses informations dans un recueil que vient de publier son ami Charles Drelincourt, professeur de médecine à Leyde. A la suite de cet article, il insère un éloge très emphatique de Drelincourt, si inapproprié dans cet ouvrage que ses lecteurs protestent et que Bayle le retire de la deuxième édition. Mais cet incident et la correspondance de Du Rondel avec Bayle nous permet de conclure que Charles Drelincourt est celui qu’ils désignent tous deux, sans jamais le nommer, comme « notre patron de Leyde ».
Mais c’est le réseau parisien qui est le plus intéressant du point de vue du fonctionnement des réseaux de la République des Lettres. Depuis longtemps, Bayle est en rapport avec François Janiçon, intermédiaire clef dans les réseaux huguenots. Or, Janiçon est en contact avec d’autres « secrétaires » de la République des Lettres qui ont chacun leur propre réseau : Claude Nicaise, François Pinsson des Riolles, Jean-Baptiste Dubos, Jean-Alphonse Turrettini (pendant son séjour parisien) et Daniel de Larroque (avant son arrestation) sont en première ligne ; derrière eux, on sent la présence d’Etienne Baluze au Collège royal, d’Antoine Galland, l’orientaliste accompli, de Bernard de La Monnoye à Dijon, de Jacob Le Duchat à Metz, de l’abbé Jean Gallois, directeur du Journal des savants, d’Adrien Baillet, bibliothécaire des Lamoignon, de Pierre Bonnet Bourdelot, le neveu du bibliothécaire des Condé, de Charles René d’Hozier, généalogiste et fils de généalogiste, et des bibliothécaires du collège des Quatre Nations (bibliothèque Mazarine) Louis Picques, Pierre de Francastel et Antoine Lancelot. C’est une formidable équipe, dont la contribution au Dictionnaire va être cruciale.
Début 1693, Bayle envoie un premier jet de ses articles à Claude Nicaise ; le recueil manuscrit est communiqué à Bernard de La Monnoye, qui adresse à l’auteur ses remarques et ses ajouts. Bayle le remercie par l’intermédiaire de Nicaise, respectant ainsi les « droits » de chacun selon son statut dans les réseaux imbriqués de la République des Lettres et respectant également l’économie des réseaux :
« Je vous suis le plus obligé du monde, Monsieur, de la bonté que vo[us] avez euë de me communiquer les belles, doctes, curieuses, et judicieuses remarques de Monsieur de La Monnoye ; je suis ravi de le con[n]oitre [par] cet endroit là ; je le conoissois sur le pied d’un excellent poete, couro[nné] de lauriers et des prix de l’Academie, mais je ne savois pas qu’il aima[st] avec autant de passion qu’il fait les recherches à quoi je m’attache ; et [je] m’estime tres heureux d’etre du gout d’un homme de son merite et de sa reputation. » (Bayle à Nicaise pour Bernard de La Monnoye, le 27 avril 1693)
Bayle pose à François Janiçon une question sur une expression limousine :
« Comme Monsr Baluze est natif de la ville de Tul[l]e en Limousin je me suis adressé à lui pour l’eclaircissem[en]t du mot de dinemandi que vous m’avés demandé. » (François Janiçon à Bayle, juillet-août 1693)
Janiçon a donc recours à Etienne Baluze, originaire du Limousin, et la réponse reviendra à Bayle par l’intermédiaire de Jean-Alphonse Turrettini :
« Je suis infiniment obligé à l’illustre Monsieur Baluze du memoire qu’il vous a remis pour moi. Il prouve clairement que la famille du nom de Dine-matin est bonne et ancienne dans le Limousin ; j’avois demandé à Mr Janisson si les Limousins ap[p]ellent dine-mandi en leur patois un homme qui dine de bon matin, ou s’ils l’ap[p]ellent dine-maiti, comme nous faisons au Haut Languedoc. » (Bayle à Turrettini, le 1er octobre 1693)
Le 29 juin 1693, Bayle écrit à Minutoli :
« Je voudrois avoir les deux Vies, qui ont paru presque en même tems du cardinal Ximenes : l’une, par Mr Fléchier, évêque de Nîmes ; l’autre, par Mr de Marsolier, chanoine d’Usés, natif de Paris. »
Il s’agit des ouvrages de Valentin Esprit Fléchier, Histoire du cardinal Ximenés (Paris, 1693, 4°), et de Jacques Marsollier, Histoire du ministère du cardinal Ximenès (Toulouse 1693, 12°). Or, Antoine Galland annonçait précisément cette double publication de Fléchier et de Marsollier dans sa lettre à Nicaise du 24 juin 1693 ; on comprend que Nicaise a fait suivre l’information à Bayle, qui la relaie dans sa lettre à Minutoli : on voit donc ici comment les nouvelles littéraires circulent d’un réseau à l’autre.
C’est d’ailleurs à cause de ces relais multiples que nous avons eu accès à des lettres inconnues de Bayle à Janiçon – des lettres perdues récemment retrouvées à Genève par Maria-Cristina Pitassi sous forme de copies faites par Janiçon à l’intention de Jean-Alphonse Turrettini : un apport précieux à notre édition.
Le 25 juin 1693, Bayle écrit incidemment à Pinsson des Riolles qu’on commencera à imprimer son Dictionnaire « dans un mois ». Or, dans sa lettre à Nicaise du 17 juillet 1693, Antoine Galland déclare : « J’ai vu une lettre de Mr Baile qui marque qu’on devoit commencer l’impression de son Dictionnaire critique dans un mois. » C’est certainement à la lettre de Pinsson des Riolles qu’il fait allusion, car Galland et Pinsson étaient en relation constante à Paris, s’étant rencontrés aux « mercuriales » de Ménage. Ainsi, par Pinsson et, indirectement, par Antoine Galland, Bayle puise aux ressources de toute l’équipe des Menagiana :
« Vous etes Monsieur un des contribuans à l’ouvrage, et vous voulez bien qu’à vous seul solidairement je fasse mes remercimens pour le plaisir que cette lecture m’a donné, et pour les particularitez singulieres que j’y trouve dont je me prevaudrai dans mon Diction[n]aire critique. » (Bayle à Pinsson des Riolles, le 25 juin 1693)
Il y a donc, à Paris, un réseau efficace qui œuvre au service du Dictionnaire de Bayle et les règles des réseaux sont ainsi mises en évidence : les paresseux, tel Johan de Witt, sont exclus (Bayle à Nicaise, le 27 avril 1693). Les intermédiaires ont le droit de profiter des nouvelles au passage :
« Mr Turretin vous pourra faire part des nouveautez littéraires que je lui marquerai, s’il m’en tombe quelqu’une en main avant que je cachete ma lettre. » (Bayle à Pinsson des Riolles, le 1er octobre 1693)
Mais cette pratique, qui évite au scripteur de rédiger plusieurs fois les mêmes informations, exige une véritable déontologie de la communication. La confiance, la discrétion et la loyauté sont essentielles au fonctionnement du réseau et à la sociabilité savante. Sur ce plan, Nicolas Thoynard commet une faute impardonnable et sera exclu du réseau de Nicaise :
« Je suis en peine Monsieur d’un pacquet de lettres de Hollande, que Monsr Toinard m’a faict scavoir par un de mes amis de Paris m’avoir envoyé à Is sur Tille et qu’il croit avoir esté perdu. Il ne se perd aucunes lettres par les courriers, et encor moins à mon égard celles qui me sont adressées à Is sur Tille que je croy encore plus seures que celles qu’on m’adresse à Dijon ; parceque Monsieur Petit Jean maistre de la poste a un soin tres particulier de me les envoyer. J’avois faict affranchir chez luy un pacquet pour Paris, où il y avoit des lettres pour vous Monsieur[,] pour Mr Cuper, pour Mr Grævius, pour Mr Le Clerc et pour Mr Basnage. Je me doute que c’estoient des réponses à ce pacquet [...] Voulés-vous, Monsr, que je vous dise entre nous mon sentiment avec liberté sur ce pacquet[?] Je croy que Mr Toinard l’a ouvert et a retenu des lettres. Je scay sa curiosité et son envie sur ce chapitre[ :] ce n’est pas la 1ere fois qu’il en a ainsy usé et qu’il a violé le droit des gens à mon égard sans m’avoir voulu rendre les lettres. Je luy pardonnerois de bon cœur de les avoir ouvertes s’il me les avoit envoyées. Je vous prie de faire scavoir la perte de ce pacquet à Monsr Cuper et à Monsr Grævius, / qui seront en peine de ne point recevoir de mes reponses, et de leur dire qu’ils ne m’adressent pas leurs lettres par Monsr Toinard : il n’i a qu’à me les envoyer en droitture à Dijon et les affranchir pour Paris, comme je fairai celles que je leurs écripts. » (Nicaise à Bayle, le 9 mai 1694)
D’autres relations restent dans l’ombre. Quelques indices discrets permettent de constater que Bayle a rencontré Locke lors de son séjour à Rotterdam, sans doute chez Benjamin Furly :
« Quelqu’un travaille ici à mettre en françois les Pensées que Mr Locke, l’un des plus profonds métaphysiciens de ce siecle, a publiées en anglois sur l’éducation. C’est un homme de beaucoup d’esprit. Je l’ai vu ici pendant le regne du roi Jaques ; la révolution le remena en Angleterre, où il est fort content. » (Bayle à Nicaise, le 17 septembre 1693)
Après son retour en Angleterre, le philosophe reste en correspondance avec Furly, qui lui donne parfois des nouvelles de Bayle ; à celui-ci Furly peut, en échange, relayer les informations qu’il glane dans les lettres de Locke. Or, Locke a un réseau de correspondants très étendu. A l’époque qui nous concerne (1693-1696), il entre en relation avec Pierre Coste ; il suit de près les mouvements de John Toland ; il récolte les commentaires de William Molyneux et d’autres sur son Essai et sur ses Pensées sur l’éducation ; il reçoit les nouvelles de Nicaise, de Thoynard et de Dubos de Paris ; il échange avec William Popple et avec Shaftesbury ses idées sur la tolérance ; il suit les publications de Jean Le Clerc et de Philippe van Limborch à Amsterdam... Bayle est donc indirectement en contact avec le « monde » de Locke et de Lady Masham à Oates.
Enfin, Jean Robethon – le polémiste qui soutient Jurieu dans sa bataille contre Bayle – est, depuis quelque temps déjà, en correspondance avec Leibniz et c’est lui qui recommande au philosophe de Hanovre les ressources d’Henri Basnage de Beauval, le journaliste de l’Histoire des ouvrages des savants, qui se tient bien informé par ses correspondants à Londres (Shaftesbury, Des Maizeaux, Daniel de Larroque, Hans Sloane), à Florence (Magliabechi) et à Paris (Mathieu Marais, Janisson du Marsin, Louis Ellies du Pin, Nicolas Thoynard). De son côté, Nicaise met Leibniz en contact avec Pinsson des Riolles (Leibniz à Nicaise du 28 mai 1697) et il sert d’intermédiaire entre Leibniz et Huet. Une correspondance assez dense s’établit ainsi entre Hanovre, La Haye, Paris et Londres, où sont relayées les informations que Basnage de Beauval tient de Bayle et que Bayle tient de ses réseaux parisien et genevois. A Deventer, Gijsbert Kuiper sert de relais pour les lettres de Nicaise à Grævius, Basnage de Beauval, Le Clerc, Bayle... Tout un enchevêtrement de réseaux permet ainsi aux nouvelles de circuler entre Paris, Bordeaux, Beauvais, Dijon, Rotterdam, Amsterdam, La Haye, Deventer, Londres, Salisbury, Hanovre, Berlin. Ces nouvelles apportent souvent des informations vitales pour la rédaction du Dictionnaire, parfois même des articles complets. Bayle signale scrupuleusement ses sources :
« [ces informations généalogiques sont] tiré[es] d’une lettre que Mr Frémont d’Ablancourt m’écrivit le 14 d’avril 1693. » (art. « Perrot », rem. A).
« Cet éclaircissement m’a été communiqué par Mr de La Monnoie » (« Abelli (Antoine) », rem. A).
« Mr l’abbé Baudrand m’a fait savoir que cette abbaye de Livri “est à trois lieues de Paris, en allant vers Meaux, dans un petit quartier qu’on appelle l’Aulnoy, où il y a dix ou douze villages, et dont on ne sait plus les confins.” » (ibid.)
« Les curieux ne me sauront pas mauvais gré de trouver ici un plus long éclaircissement touchant cette apologie [d’Epicure par André Arnaud]. J’en suis redevable à l’obligeant et très-docte Mr Minutoly (pasteur et professeur à Genève). Voici ce qu’il m’écrivit au mois de novembre 1693 [...] » (« Epicure », rem. M, cit. 119).
« Ceci, et la plupart des choses qu’on verra dans les remarques, ont été tirées d’un Mémoire que l’obligeant, savant et curieux autheur [Jacob Le Duchat] des Remarques sur la Confession catholique de Sancy, imprimées à Amsterdam en l’année 1693, m’a communiqué. » (« Ferri (Paul) », (b)).
« Mr Baluze, l’un de ces hommes rares qui sont nez pour le bien de la République des Lettres, et qui outre les productions dont ils l’enrichissent, se plaisent encore à fournir aux autres auteurs toute sorte d’assistances, a eu la bonté de m’envoyer ce qu’on va lire [… » ](« Vérone », rem. A).
On peut ainsi dresser une liste complète des correspondants qui ont contribué au Dictionnaire – à la première et à la deuxième édition – à la suite des grands travaux de H.H.M. van Lieshout : cette liste figurera en appendice à la date de la première publication du Dictionnaire, le 26 octobre 1696.
La correspondance de Bayle au cours des années 1693-1696 nous permet ainsi d’assister de très près à la constitution d’un « lieu intellectuel » au XVIIe siècle qui se fonde sur les « ruines » des mercuriales de Ménage – c’est-à-dire sur le cercle des anciens membres de son salon. C’est un lieu constitué par un agencement de réseaux qui est une véritable configuration intellectuelle ou constellation, caractérisée par un groupe de savants et d’érudits qui partagent une culture et une problématique communes et qui œuvrent à l’avancement d’un projet philosophique. Il s’agit donc de l’élaboration par une communauté de savants d’un objet emblématique du « savoir » historique : le Dictionnaire historique et critique. Tous les correspondants qui collaborent au projet de publication du Dictionnaire de Bayle se conçoivent comme membres de la République des Lettres : ils partagent une même culture, respectent une même déontologie, s’imposant les règles et les contraintes du partage du savoir. Le savoir en question étant essentiellement historique, il se fonde sur les témoignages proposés par Bayle lui-même et par ses correspondants sous forme de citations et de références bibliographiques : chacun apporte sa contribution, son témoignage glané dans les archives et dans les bibliothèques. Bayle les enregistre scrupuleusement, et la précision avec laquelle il signale l’apport de ses correspondants démontre avec transparence sa propre honnêteté et précise le statut – de seconde main – de l’information qu’il ajoute. Sur ce plan, il importe donc que les témoins cités jouissent d’un statut qui donne à leur apport savant une certaine crédibilité : en l’occurrence, la garantie sociale est mise en évidence par le fait que les correspondants sont proches des principales institutions du savoir : universités, académies, Collège royal, bibliothèques.
L’esprit qui règne dans cette pratique du partage culturel est celui d’un débat critique permanent : une guerre des esprits, en quelque sorte, où chacun peut exprimer ses doutes, ses objections et apporter son contre-témoignage sous forme de nouvelles références bibliographiques. Il s’agit d’érudition critique et non pas de compilation : il faut « peser » les témoignages. De même, dans les articles philosophiques règne un esprit de débat permanent, symbolisé par les renvois dans le Dictionnaire d’un article à l’autre : il y a débat, controverse, contestation des idées, arguments opposés (infiniment) les uns aux autres, mais – c’est le trait caractéristique essentiel – sans mise en cause des personnes. Autrement dit, sur le plan du savoir historique et philosophique, le Dictionnaire constitue un modèle de débat intellectuel selon les normes de la République des Lettres.
La seule exception à cette règle permet de mieux en apprécier la portée. En effet, Bayle ponctue de nombreux articles par des remarques très ironiques et critiques à l’égard de Jurieu. C’est précisément que Jurieu ne partage pas la culture commune des savants : il n’est pas un membre digne de la République des Lettres, parce qu’il aborde la contestation avec un esprit de « zèle ». Le débat d’idées – religieuses, philosophiques, politiques – est toujours, pour lui, prétexte à une mise en accusation : mise en cause de ses confrères huguenots sur le plan religieux, mise en accusation de Bayle sur les plans religieux, philosophique et politique. Jurieu pratique en permanence l’argument ad hominem ; comme en témoigne son ouvrage L’Esprit de Mr Arnauld, il manie l’invective, s’attaquant non pas aux idées mais à la personne. Il cherche ainsi à mettre en œuvre dans la République des Lettres l’esprit d’intolérance qui est le sien au sein de l’Eglise réformée. Bayle fait un portrait au vitriol du « zélateur » dans l’article « Agrippa (Henri Corneille) », remarque Q, et lui rétorque implicitement la formule proférée à l’égard des dragons convertisseurs : « vous dégoûtez un honnête homme d’avoir du zèle, par le mauvais usage que vous faites du vôtre, supposé que vous en aiez ».
Ainsi, contrairement à l’Eglise, « pays » du zèle religieux marqué par une division violente (Matthieu, 10, 34-37, et Luc, 12, 51-53), Bayle constitue le Dictionnaire en monument emblématique de la « guerre pacifique » des esprits, c’est-à-dire du débat critique, permanent et policé, qui caractérise la République des Lettres, cet « Etat extrêmement libre » où l’on ne reconnaît « que l’empire de la vérité et de la raison » (art. « Catius », rem. D). Le Dictionnaire doit donc être envisagé comme le produit d’une collaboration savante, fruit du labeur d’une communauté d’érudits qui – suivant l’exemple « diplomatique » des mauristes autour de Jean Mabillon et de Bernard de Montfaucon à Saint-Germain-des-Prés – œuvrent à la construction de la certitude dans le domaine de l’historiographie : « Il faut peu donner aux conjectures dans les matiéres de fait : il vaut mieux attendre patiemment que l’on puisse recouvrer les piéces justificatives. » (Projet, Préface) ; « Une vérité de fait [...] ne renverse-t-elle pas cent volumes de raisonnements spéculatifs ? » (DHC, art. « Epicure », rem. D). Bayle a transformé son projet initial de recueil des méprises de Moréri en Dictionnaire où la chasse aux erreurs n’est qu’un préalable à la construction, non pas du doute pyrrhonien ni de l’évidence cartésienne, mais de la vérité de fait historique fondée sur la convergence de témoignages vraisemblables. Bayle et ses collaborateurs construisent ainsi le « fait » dans le domaine de l’histoire critique et lui donnent son statut épistémologique, scientifique et social, tout comme les bénédictins de Saint-Maur avaient construit les critères de l’authentification des « diplômes » de l’histoire savante et que les fellows de la Royal Society autour de Robert Boyle avaient œuvré à la « construction sociale » du « fait » dans la science expérimentale. Bayle participe ainsi à sa façon – anonyme – à la grande aspiration à la certitude qui hante la République des Lettres et des Sciences.
Antony McKenna