Tome VI : lettres 451-587
C’est le moment crucial de la révocation de l’édit de Nantes, et la correspondance de Bayle nous fait assister aux préparatifs de ce douloureux événement. Ses échanges avec les réfugiés s’intensifient, tout particulièrement en Angleterre, où son protecteur, Adriaan Paets, a accompli une mission diplomatique. Paets est, à cette époque, l’un des principaux « républicains » – héritiers du parti des frères De Witt assassinés en 1672 – favorables à une alliance avec la France et hostiles à la politique anti-française du stathouder Guillaume III d’Orange. Il s’est compromis par ses négociations intenses avec le comte d’Avaux, ambassadeur de France à La Haye. Selon le témoignage de Jurieu, c’est au moment du retour de Paets de sa mission en Angleterre que le théologien, fortement engagé dans le parti de Guillaume d’Orange, rompt avec le régent rotterdamois. Paets compose une lettre latine, datée du mois de septembre 1685, qui est publiée par Reinier Leers ; Bayle s’empresse de la traduire et de la faire publier, également chez Leers, sous le titre : Lettre à Monsieur B[ayle] sur les derniers troubles d’Angleterre, où il est parlé de la tolérance de ceux qui ne suivent point la religion dominante. Paets, qui devait mourir au mois d’octobre, y décline les thèmes qui vont caractériser les compositions de Bayle au cours des années suivantes : droit absolu du souverain, distinction des domaines de la religion et de la politique, évidence rationnelle des premiers principes, nécessité de la tolérance religieuse, obligation de suivre le dictamen de la conscience, droits de la conscience errante. Sur le plan politique, Paets plaide fortement la cause du roi catholique Jacques II au nom de la tolérance, jouant la carte française et s’opposant à la volonté de Guillaume III d’éviter – par le coup de force que sera la « Glorieuse Révolution » – l’alliance entre la France et une Angleterre conduite par un roi catholique. Mais les événements en France œuvrent à l’encontre de la politique « républicaine » de Paets. La répression des huguenots en France discrédite le parti favorable à une nouvelle alliance avec Louis XIV et au rétablissement de relations commerciales privilégiées entre la France et les Provinces-Unies, et pousse ainsi le « parti » des réfugiés, sous la conduite de Jurieu, à appuyer la politique de la force conduite par Guillaume d’Orange. Bayle restera fidèle aux principes énoncés par son protecteur Adriaan Paets : il a traduit sa Lettre ; il en donne un compte rendu détaillé dans les Nouvelles de la républiques des lettres, soulignant ainsi le legs intellectuel et politique de son protecteur :
« Quelle perte qu’un si grand homme n’ait pas vêcu davantage ! A peine avoit-il atteint 55 ans lorsqu’il mourut le 8 du mois d’octobre de la présente année 1685, aussi recommandable par son intrépidité, par sa probité, par sa générosité, par sa bonne foi, et par toutes les qualitez qui font l’honnête homme, que par son grand esprit, et par sa profonde érudition. C’est comme journaliste dans la République des Lettres que je suis obligé de parler ainsi. Mais que n’aurois-je pas à dire, si je parlois selon les sentimens de reconnoissance, dont je suis tout penetré pour les bienfaits que j’ai recûs de cet illustre defunt ? »
Le 17 octobre 1685, le roi signe l’édit de Fontainebleau qui révoque celui de Nantes : les mesures draconiennes de la politique religieuse de Louis XIV s’appliquent dans toute leur rigueur. Les pasteurs ont quinze jours pour sortir du royaume ; ceux de Charenton ne disposent que de quarante-huit heures ; le plus célèbre d’entre eux, Jean Claude, controversiste redoutable et réputé, n’a que vingt-quatre heures pour déguerpir. Quelque soixante mille réfugiés ont gagné les Pays-Bas à cette date et trouvent un accueil généreux auprès des Eglises wallonnes des Pays-Bas. Bayle est touché de près par cette répression, non seulement parce qu’il est sensible aux souffrances de la communauté huguenote, mais aussi parce que son frère Jacob, arrêté le 10 juin au Carla, emprisonné à Pamiers, puis aux Hauts-Murats de Toulouse avant d’être transféré au Château-Trompette de Bordeaux, meurt le 12 novembre. Les tentatives de Pierre pour obtenir sa libération, auxquelles nous assistons à travers ses lettres adressées à tous ceux qu’il connaît à la Cour, aboutissent trop tard. L’amertume est terrible, car c’est au moment même où le célèbre journaliste de la République des Lettres se fait connaître à la Cour et à l’Académie française que le pouvoir se venge sur son frère du succès des écrits de controverse qui l’ont rendu célèbre auprès des honnêtes gens. Sa défense de la Religion a coûté la vie au seul membre restant de sa famille. Bayle s’engagera d’autant plus fortement dans la controverse contre les auteurs catholiques et dans la défense des droits de la conscience. Dans l’immédiat, il détourne le titre d’un panégyriste de Louis XIV, Jean Gautereau, qui avait publié l’année précédente un portrait flatteur de La France toute catholique sous le règne de Louis le Grand, et compose un pamphlet agressif contre la politique religieuse « imposée » à Louis XIV par l’Eglise catholique.
« On se consolerait si la persécution nous était livrée par des gens d’une morale rigide, par des anachorètes de la Thébaïde, par un abbé de la Trappe, par exemple, car nous pourrions croire qu’il y aurait quelque chose de sérieux, et quelque bon motif intérieur dans cette conduite. Mais que des prélats efféminés et superbes, que des intendants voluptueux, que des courtisans pourris de crimes, que des courtisanes se rendent les promoteurs de nos maux, et y emploient des dragons, qui pour être bons doivent être, selon vos propres poètes, Un anathème, sans Dieu, sans foi, sans chrême et sans baptême ; en vérité l’on ne saurait en revenir ; c’est une comédie de votre part, et une tragédie pour nous qui souffrons, et il résulte de tout cela quelque chose de fort fâcheux, et en même temps de fort bourru... Vous dégoûtez un honnête homme d’avoir du zèle par le mauvais usage que vous faites du vôtre, supposé que vous en ayez. » (éd. E. Labrousse, p.64-65.)
La stratégie rhétorique du pamphlet, constitué de « lettres » adressées à un abbé catholique, permet à Bayle de varier les tons, et il termine par un trait d’humour auxquels les honnêtes gens, qui composaient son public de prédilection, devaient être sensibles :
« Au reste, Monsieur, je vous suis très obligé des souhaits que vous faites pour ma conversion : je ne saurais mieux vous en témoigner ma reconnaissance qu’en faisant des vœux pour la vôtre. » (ibid., p.84.)
C’est un ouvrage polémique très efficace qui sort des presses le 22 mars 1686. Il sera suivi quelques mois plus tard par un ouvrage de réflexion approfondie sur les droits de la conscience : le Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ « Contrain[s]-les d’entrer », où la justification augustinienne de la violence catholique est anéantie au nom du rationalisme moral.
Or, Bayle a déjà découvert une forte expression du rationalisme moral dans le Traité de morale de Malebranche, publié en 1684 ; depuis des années, il suit de près les compositions de l’oratorien, avec qui il est en correspondance et dont il tient la doctrine pour la « philosophie chrétienne » la plus accomplie, vulnérable néanmoins à des objections insolubles, comme il l’a suggéré dès 1679 dans ses Objections proposées à Pierre Poiret. La période qui nous concerne est marquée par l’intervention de Bayle dans le débat entre Arnauld et Malebranche sur la nature du plaisir. En août 1685, le journaliste évoque les tentatives des théologiens de sermonner les libertins voluptueux :
« S’imagine-t-on qu’en disant aux voluptueux, que les plaisirs où ils se plongent sont un mal, un supplice, un malheur insupportable, non seulement à cause des suites, mais aussi pour le temps où ils y goûtent, on les obligera à les détester ? Bagatelles. Ils prendront un tel discours pour un paradoxe ridicule, et pour une pensée outrée d’un homme entêté, qui s’imagine fièrement qu’on déférera plus à ses paroles qu’à l’expérience ». (NRL, août 1685, art. III.)
Et Bayle précise sa position sur la nature du plaisir et du bonheur :
« Le plus sûr est d’avouer aux gens qu’ils sont heureux pendant qu’ils ont du plaisir […] il faut seulement leur représenter après cet aveu, que s’ils n’y renoncent ce bonheur présent les damnera. Mais, dit-on, c’est la vertu, c’est la grâce, c’est l’amour de Dieu, ou plutôt c’est Dieu seul qui est notre béatitude. D’accord en qualité d’instrument ou de cause efficiente, comme parlent les philosophes ; mais en qualité de cause formelle, c’est le plaisir, c’est le contentement qui est notre félicité. » (ibid.)
« Plaisir » et « bonheur », ces termes sont « convertibles ». Et en décembre 1685, Bayle compose une réponse substantielle aux objections d’Arnauld. Encore une fois, le journaliste prend la défense de l’oratorien contre les accusations de « néo-épicurisme » lancées par le théologien de Port-Royal, et il pousse l’occasionalisme de Malebranche jusqu’à défendre la nature spirituelle de tous nos plaisirs. C’est une démonstration de la « manière » philosophique de Bayle, qui examine systématiquement toutes les contre-objections possibles d’Arnauld et les réfute l’une après l’autre. Cette analyse provocatrice et paradoxale, mais parfaitement cohérente, se fera remarquer et sera même reprise très littéralement par l’abbé Prévost dans un dialogue célèbre entre Des Grieux et Tiberge dans son roman Manon Lescaut.
C’est dire le succès des Nouvelles de la république des lettres, qui est devenu un véritable sine qua non de la vie culturelle à Paris, à Londres et à La Haye. La princesse d’Orange reçoit son exemplaire ; la Société royale de Londres est en correspondance suivie avec Bayle par l’intermédiaire de Robert Boyle, un des hommes de science les plus prestigieux de cette époque ; à la Cour de France, le confesseur du roi, le Père de La Chaize, reçoit régulièrement le périodique ; l’Académie française est abonnée ; Madame de La Sablière et les membres éminents de son salon sont des lecteurs fidèles ; Christine de Suède reproche à Bayle quelques expressions un peu libres qu’il ne tarde pas à se faire pardonner... Bayle réussit ce tour de force de traiter d’ouvrages de controverse, d’ouvrages scientifiques, d’ouvrages d’érudition exotique et philologique, de littérature et de philosophie sans lasser ses lecteurs mondains. Mais c’est aussi dans ses lectures de journaliste qu’on peut trouver la trace de ses préoccupations souterraines et les graines de ses propres ouvrages futurs. En 1686, son ami Almeloveen entreprend de rééditer l’ouvrage de Johannes Deckherr sur les livres anonymes ou pseudonymes et c’est dans sa correspondance à propos de telles questions, qui le fascinent, que Bayle soulève pour la première fois le problème de l’attribution du pamphlet monarchomaque Vindiciæ contra tyrannos publié en 1579 sous le pseudonyme de Junius Brutus. C’est l’annonce d’une préoccupation qui pèsera lourd au moment de la composition du Dictionnaire historique et critique et qui marquera également l’ouvrage le plus clandestin de Bayle lui-même : l’Avis aux réfugiés de 1690.
C’est donc pour Bayle une période très douloureuse sur le plan personnel, très intense et très féconde sur le plan intellectuel : le journaliste poursuit sa conquête de la République des Lettres et le philosophe prépare certaines de ses œuvres les plus importantes. Il est devenu désormais non seulement un témoin privilégié de la vie intellectuelle et culturelle, mais aussi un acteur majeur de la vie des idées à une époque charnière.
Antony McKenna