Tome VII : lettres 588-719

La célébrité a ses inconvénients : Bayle est submergé de correspondance pour les NRL. Les auteurs lui écrivent pour demander un compte rendu qui les rendra célèbres et pour le remercier d’une mention élogieuse de leurs ouvrages. Certains, comme Longepierre et Des Coutures, sont particulièrement assidus, mais aussi François Bernier, Adrien Baillet, Paul Pellisson, Jean Chardin, Jean Donneau de Visé, Pierre-Sylvain Regis, François Lamy même, ainsi qu’une foule d’auteurs aujourd’hui oubliés, ne manquent pas de le tenir au courant de leurs productions. Tout un réseau se met en place pour l’envoi de lettres, de livres, de périodiques, et il est intéressant de constater le rôle du directeur des Postes et les pratiques courantes qui visent à éviter la méfiance et la curiosité des agents de la douane.

Bayle entre en contact avec l’abbé Claude Nicaise, dont le réseau est particulièrement étendu : c’est sa manière de s’assurer un flux constant de nouvelles littéraires. Son périodique est aussi bien accueilli à l’Académie française, où Isaac de Benserade et Paul Pellisson sont des lecteurs assidus. Bayle est bien connu dans le milieu de Boileau et de Racine, comme en témoigne sa correspondance avec Jacques de Losme de Montchesnay. Du côté des sciences, il maintient désormais une correspondance suivie avec la Royal Society, où Robert Boyle est son interlocuteur privilégié ; il reçoit de Christian Huygens des explications astronomiques et enregistre l’annonce des travaux de Newton. Il publie les articles mathématiques de l’abbé de Catelan et de Denis Papin, ainsi que les premiers écrits de Leibniz contre le cartésianisme.

L’« affaire Christine de Suède » témoigne de l’attention qu’on prête désormais à la moindre formule du journaliste de la République des Lettres. Dans une lettre qui devient rapidement publique, la reine exprime ses réticences à l’égard de la persécution des huguenots. Bayle doute d’abord de l’attribution, mais lorsque celle-ci est confirmée, il la commente avec joie, faisant état de ce « reste de protestantisme » chez la reine. Il reçoit deux lettres anonymes d’un correspondant qui se révèle être, d’après les recherches récentes de Samy ben Messaoud, Giovanni-Francesco Albani, le futur pape Clément XI... Le journaliste ne peut que se repentir : il s’adresse directement à la reine et reçoit une réponse satisfaite de sa part ; il insère une déclaration dans les NRL du mois de janvier 1687 faisant état de la « délicatesse » de la reine au sujet du protestantisme et se dit « très-marri » de sa formule malheureuse.

Il a désormais un rival en la personne de Jean Le Clerc, devenu journaliste par le lancement de la Bibliothèque universelle et choisie, consacrée essentiellement aux ouvrages d’exégèse et d’érudition. Les lecteurs pèsent les qualités de l’un et de l’autre. Après une escarmouche intéressante, qui met en cause des principes théologiques fondamentaux, ce sont des années de silence maussade entre Bayle et Le Clerc, mais le lien n’est pas rompu, comme en témoigne la correspondance de Le Clerc avec Jacques Lenfant et celle de Bayle avec Gregorio Leti, le beau-père fantasque de Le Clerc.

L’intervention de Bayle dans la bataille philosophique entre Antoine Arnauld et Nicolas Malebranche se poursuit : il a pris ouvertement position en faveur de Malebranche en décembre 1685 et ce débat se prolonge par la longue réplique d’Arnauld sur la question du plaisir et du bonheur.

Par ses propres écrits (anonymes), Bayle est devenu un controversiste de premier plan. Après la publication de ses Nouvelles lettres critiques au mois de mars 1685 et de la traduction de la Lettre sur les derniers troubles d’Angleterre de Paets au mois de novembre de la même année, le pamphlet virulent, ironique et dévastateur, Ce que c’est que la France toute catholique sous le règne de Louis le Grand paraît en mars 1686 et le Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ « Contrains-les d’entrer » en octobre. Il suit les événements de très près, rendant compte des ouvrages d’Arnauld, de Nicole, de Bossuet et de Pellisson, parmi tant d’autres, auxquels il oppose ceux des héros réformés, Jean Claude et Pierre Jurieu, en particulier, sans oublier les nouvelles compositions de ses amis en exil, Jean Rou, Jacques Basnage, Jacques Abbadie, Pierre Allix, Daniel de Larroque, Simon Pagès, Charles Ancillon, ni les négociations intenses de François Gaultier de Saint-Blancard... En marge de ces batailles, on lira le récit inédit et très détaillé de la préparation d’une traduction des Psaumes à l’intention des « nouveaux convertis ». Par un heureux hasard, il se trouve que le correspondant « épicurien » de Bayle, le baron Des Coutures, est l’ami de cœur de l’abbé Nicolas Cocquelin, curé de Saint-Merri – c’est dire qu’il est proche de Port-Royal – auteur d’une Paraphrase des Psaumes publiée en 1686. Or, Cocquelin entre en conflit avec François Macé, qui cherche à publier au même moment une traduction des Psaumes avec un commentaire tiré des travaux de Louis Ferrand. Grâce aux conversions forcées, la communauté à laquelle s’adressent de telles publications est considérable et les tirages sont énormes : c’est certainement l’appât du gain qui aigrit la rivalité entre Cocquelin et Des Coutures, d’une part, et Macé et Ferrand, de l’autre. Grâce à la virulence de Des Coutures, nous apprenons des détails inconnus et étonnants sur cet aspect de la « politique religieuse » de Louis XIV.

Mais nous assistons aussi à la publication des ouvrages les plus contestés de Pierre Jurieu : après L’Esprit de M. Arnaud, dont la violence avait choqué ses amis, le bouillant théologien est devenu visionnaire dans L’Accomplissement des prophéties et il donne des leçons non seulement de religion mais aussi de doctrine politique dans ses Lettres pastorales. Dans la correspondance de Bayle, le ton a changé à l’égard d’« Orkius », qui est désormais ouvertement accusé de manœuvres indignes, d’agissements tyranniques et de graves erreurs théologiques et philosophiques. Un des adversaires les plus acharnés de Jurieu est le socinien Noël Aubert de Versé, qui écrit à Bayle tout le mal qu’il pense des Lettres pastorales. Les futures batailles se préparent à ce moment-là, car ce sont précisément ces Lettres que Bayle visera dans sa Lettre d’un nouveau converti et surtout dans le terrible Avis aux réfugiés.

Au cœur de ce tourbillon d’événements et d’écrits de toutes sortes, Bayle trouve le temps de publier un petit recueil intitulé Le Retour des pièces choisies, ou bigarrures curieuses (Emmeric 1687, 12°), où il insère les écrits qui dépassent les dimensions utiles pour les NRL : une « défense » d’Atticus par Rainssant, la traduction de Martial par Montchesnay, et surtout, pour la première fois, la célèbre Conversation du maréchal d’Hocquincourt avec le Père Canaye de Saint-Evremond :

« “Point de raison, c’est la vraye religion cela, point de raison. Que Dieu vous a fait, Monseigneur, une belle grace ! Estote sicut infantes, Soyez comme des enfans. Les enfans ont encore leur innocence ; et pourquoy ? parce qu’ils n’ont point de raison. Beati pauperes spiritu, Bienheureux sont les pauvres d’esprit. Ils ne pechent point : la raison est, qu’ils n’ont point de raison. Point de raison, je ne saurois que vous dire, je ne say pourquoy : les beaux mots ! Ils devroient être écrits en lettres d’or. Ce n’est pas que j’y voye plus de raison ; au contraire moins que jamais. En vérité cela est divin pour ceux qui ont le gout des choses du Ciel. Point de raison : que Dieu vous a fait, Monseigneur, une belle grace !” Qu’on donne un air plus sérieux et plus modeste à cette pensée, elle deviendra raisonnable. »

Tout un débat sera ouvert par cet air « plus sérieux et plus modeste »...
Il n’est pas étonnant que, fin février 1687, accablé de travail, Bayle faiblisse. D’ailleurs, d’autres travailleurs, assidus comme lui, faiblissent à leur tour : Bayle apprend que Jurieu et Jaquelot ont dû eux aussi s’abstenir de tout travail intellectuel. Le journaliste abandonne : le dernier numéro des NRL, celui du mois de février, est inachevé. C’est que le rédacteur ne peut plus écrire et ne peut plus ouvrir un livre sans ressentir aussitôt des migraines insupportables. Il est obligé d’abandonner sa table de travail ; il confie le périodique à Daniel de Larroque et part pour Clèves, où il loge chez le pasteur Ferrand ; de là, à la mi-septembre, il se rend à Aix-la-Chapelle, par Bois-le-Duc, en compagnie de ses amis le pasteur Phinéas Piélat et Farjon. Le 18 octobre, il rentre à Rotterdam, où il doit se reposer encore quelques mois avant de reprendre, au mois de février 1688, ses cours à l’Ecole Illustre. Entre temps, il y a été remplacé temporairement par Etienne Chauvin. C’est seulement quelques mois plus tard qu’il peut reprendre ses cours privés. Cette épreuve se ressent durement au niveau de sa correspondance : il n’écrit plus, il perd les lettres qui lui sont adressées ou bien les laisse sans réponse. Une vingtaine de lettres seulement en 1687 ; douze seulement en 1688 ! Pour un homme qui avait l’habitude de travailler une bonne douzaine d’heures par jour, le temps semble long. Mais il reprend ses forces et, compte tenu de l’énormité des tâches accomplies, on peut s’étonner de la rapidité de sa guérison et de sa vigueur dès qu’il a de nouveau la plume en main. C’est que le contexte politique se durcit : fin 1688, le sac du Palatinat est annoncé et l’armée de Guillaume d’Orange débarque en Angleterre. Le moment est crucial pour les exilés huguenots. Secrètement, Bayle a choisi son camp.

Antony McKenna

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27 septembre 2012
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