Tome XI : Lettres 1281-1405
Introduction du tome XI
Bayle continue à recevoir les éloges et les critiques du Dictionnaire historique et critique, dont la publication constitue un événement capital dans l’histoire culturelle de l’époque. C’est que cet ouvrage monumental, qu’il corrige et développe au cours des années 1697-1701 en vue de la deuxième édition, touche à toutes les disciplines intellectuelles et incarne la raison d’être même de la République des Lettres. En effet, dans l’esprit des citoyens de cet « Etat extrêmement libre » où l’on ne reconnaît « que l’empire de la vérité et de la raison », toutes les disciplines convergent, communiquent, s’enrichissent les unes les autres et tendent toutes vers le même idéal du savoir. Certains, tels que Bayle lui-même et Leibniz, parmi tant d’autres, s’intéressent à tout. D’autres se passionnent pour un domaine privilégié de la connaissance historique, philosophique ou scientifique : les chronologistes comme Antoine Pagi et Enrico Noris ; les généalogistes comme les d’Hozier père et fils ; les numismates, comme Carcavi, Rainssant, Vaillant, Morel, l’abbé François de Camps et le Père de La Chaize lui-même, ou encore le duc d’Aumont et le marquis de Montjeu ; les spécialistes de l’authentification des « diplômes » anciens, comme Jean Mabillon et Etienne Baluze et tout le « séminaire » de Saint-Germain-des-Prés ; les passionnés d’épigraphie, comme Jacob Spon, Gijsbert Kuiper, Enrico Noris, Antoine Galland, Jean-Baptiste Dubos, Vincent Minutoli, Charles Patin. D’autres s’engagent dans l’étude de l’histoire ancienne sous toutes ses formes, comme Kuiper, Grævius, Gronovius, Magliabechi, Muratori. Le grand débat sur les « quatre Gordiens », lancé par Dubos, réfuté par Galland et par Kuiper, est typique de l’effervescence de ce milieu. Jean Le Clerc leur propose une méthodologie sous forme d’Ars critica (1696).
Mais l’« antiquarisme » – ou l’« archéographie », telle que la concevait et pratiquait Jacob Spon – n’épuise pas les ambitions intellectuelles et culturelles des citoyens de la République des Lettres, car ils s’intéressent et contribuent à l’évolution des sciences (Leibniz, Huygens, Fontenelle, Hartsoeker), des mathématiques (Carcavi, Malebranche, Leibniz, Newton, Fatio de Duillier, le marquis de L’Hospital), de l’astronomie (Cassini, Fatio) ; ils suivent de près toutes les publications concernant la philosophie et la littérature anciennes et modernes. Ils fréquentent les Académies et les salons qui les entourent, dont Valentin Conrart a fourni le modèle : Bayle a fréquenté ceux d’Emeric Bigot à Rouen, d’Henri Justel et de Gilles Ménage à Paris, et il retrouve ses amis dans un cercle semblable, « De Lantaarn », à Rotterdam, aussi bien que les intellectuels de passage – tels Algernon Sidney, William Penn, John Locke, John Toland, Lord Shaftesbury – chez Benjamin Furly. L’esprit de tels cercles s’exprime également dans la vogue des ana : ainsi nous avons vu que le Dictionnaire de Bayle se fonde en partie sur la correspondance entre les anciens membres des « mercuriales » de Ménage, qui ont collaboré, sous la conduite d’Antoine Galland et de Hervé-Simon de Valhébert, à la publication des Menagiana. La communication de cette masse d’informations diverses est assurée par quelques « secrétaires » très efficaces tels que ceux qui sont constamment en rapport avec Bayle : Claude Nicaise, François Pinsson des Riolles, François Janiçon et son fils Jacques-Gaspard, Jean-Baptiste Dubos. Ils s’impatientent des délais de la poste et se plaignent de ceux qui retiennent le courrier : « C’est en effet un des plus honteux larcins ; [...] c’est faire le metier de voleur des grands chemins de la Republique des Lettres » (Lettre 1389).
On connaît le rôle de la peregrinatio academica : nous avons assisté au passage de Bénédict Pictet et d’Antoine Léger aux Provinces-Unies ; Jean-Alphonse Turrettini suit le même chemin entre 1691 et 1693 ; nous découvrons également, au cours des années 1697 et 1698, le rôle joué par les précepteurs et gouverneurs – tels qu’Alexandre Cunningham (et son alter ego homonyme), en particulier – qui servent d’intermédiaires entre Londres, Paris, Florence... La correspondance de Bayle permet de saisir non seulement la matérialité des échanges entre ces savants avides de nouvelles de toutes sortes, mais aussi l’esprit de ces échanges, la passion du savoir et l’ambition de se rendre digne d’appartenir à cette communauté idéale.
Au consistoire de l’Eglise wallonne de Rotterdam, la lecture du Dictionnaire suscite l’inquiétude et parfois l’indignation. En août 1697, l’abbé Dubos envoie à Bayle le Jugement de l’abbé Eusèbe Renaudot sur le Dictionnaire, qui vise à en interdire l’impression en France. Le mois suivant, Jurieu, très durement critiqué dans de nombreux articles du Dictionnaire, reprend le texte de Renaudot, qu’il fait publier avec un recueil de lettres critiques et quelques extraits élogieux de Bayle, tirés des Nouvelles de la république des lettres, portant sur les écrits de Jurieu... Bayle répond aussitôt par des Réflexions sur un imprimé qui a pour titre « Jugement du public »... Nouvelle guerre de pamphlets, donc, qui sert d’arrière-fond à une nouvelle « affaire Bayle ». En effet, le 16 juin, les délégués du consistoire de l’Eglise wallonne rendent compte du déroulement du synode de Berg op Zoom, qui s’est tenu le mois précédent, et signalent qu’ils ont été interrogés au sujet du Dictionnaire de Bayle, où les lecteurs ont relevé des « passages scandaleux ». Ils sont poussés à agir : le 15 septembre 1697, les pasteurs Superville et Le Page présentent un résumé des extraits qu’ils ont tirés du Dictionnaire, et le consistoire nomme six commissaires pour les examiner. Le 3 novembre, ils relèvent des passages contenant « des réflexions sales, des expressions et des questions peu honnêtes, et quantité de citations obscènes » ; le 17 novembre, ils s’intéressent à l’article « David » et constatent que « le sieur Bayle fait en général un portrait affreux de la conduite et du gouvernement de ce roi prophète, et qu’en particulier il traite plusieurs de ses actions d’une manière indigne et scandaleuse » ; le 1er décembre, ils s’en prennent aux articles « Manichéens », « Marcionites » et « Pauliciens », se disant scandalisés que Bayle ait repris les arguments des manichéens et qu’il leur ait même donné une force nouvelle en les dressant comme objections contre la doctrine des théologiens protestants ; le 8 décembre, ils examinent l’article « Pyrrhon » et y relèvent des passages scandaleux et dignes de blâme ; enfin, le 15 décembre, ils étudient des passages de différents articles consacrés aux athées et aux épicuriens, nouvelles sources de scandale et de blâme. Jurieu verse de l’huile sur le feu. Bayle tergiverse, promet des corrections et s’achemine tout doucement – lorsque ses migraines le lui permettent – vers la composition des Eclaircissements, qui fermeront la bouche aux adversaires sans leur donner de véritable satisfaction.
La publication par Bayle de Réflexions où il réfute longuement les accusations du Jugement de son censeur dévot suscite un long commentaire de Mathieu Marais, qui voue un véritable culte à Bayle et qui s’empresse d’apporter – en soixante pages de références – sa contribution au Dictionnaire. De son côté, Saint-Evremond intervient très brièvement mais avec beaucoup d’esprit dans la querelle en prenant la défense de Bayle contre Renaudot. Par plusieurs intermédiaires – Pierre Silvestre, Paul de La Roque-Boyer, Pierre Des Maizeaux, Hadriaan Beverland même – Bayle est assez proche du milieu londonien de Saint-Evremond, dont il avait publié autrefois la Conversation du maréchal d’Hocquincourt avec le Père Canaye sur la foi aveugle ; mais de nombreuses lettres doivent s’être perdues. Comme pour Fontenelle, nous ne pouvons que spéculer sur des relations intellectuelles intenses et fécondes.
Au cours de cette même période, nous assistons aux négociations de la paix de Ryswick et nous apprenons que Bayle les suit de près, mais sans illusion sur les retombées possibles pour les huguenots réfugiés. Dans les coulisses des négociations, il cherche sans doute à contrer l’effet du Jugement de l’abbé Eusèbe Renaudot, dont Jurieu a assuré la diffusion aux Provinces-Unies et qui a entraîné l’interdiction du Dictionnaire en France, mais il songe peut-être aussi à cultiver des appuis en Angleterre pour le cas où Jurieu lui rendrait la vie impossible à Rotterdam. Ainsi, il est en contact personnel non seulement avec les plénipotentiaires français mais aussi avec certains des plénipotentiaires britanniques, tels que Thomas Herbert, Lord Pembroke ; il prend soin d’envoyer un exemplaire de son Dictionnaire à Sir William Trumbull et à Robert Spencer, Lord Sunderland, et reste en relation avec Matthew Prior, qui assiste aux négociations de Ryswick dans l’entourage d’Edward Villiers, Lord Jersey. C’est dans ce même contexte qu’il fait la connaissance du jésuite très influent Louis Doucin, dont le rôle à Ryswick consiste à s’assurer qu’aucune concession ne soit faite aux huguenots exilés, et nous apprenons même que c’est par l’intermédiaire de Doucin que Bayle réussit à protéger les intérêts de son cousin Gaston de Bruguière, de sorte que ce dernier puisse rester en garnison à l’île de Ré.
C’est le moment de l’arrivée de François d’Usson de Bonrepaux en tant qu’ambassadeur de la France à La Haye, où Bayle lui rend aussitôt visite, ainsi qu’à son neveu, Jean-Louis d’Usson, marquis de Bonnac. Il obtient leur protection pour la famille de son cousin resté au Carla, Jean Bruguière de Naudis. Bonrepaux a joué un rôle assez trouble en Angleterre après la révocation de l’édit de Nantes, ayant été chargé de semer le trouble parmi les huguenots exilés. Aux Provinces-Unies, il n’aura pas de grands motifs de satisfaction professionnelle, car son rôle diplomatique est réduit au minimum : il est marginalisé et demande assez rapidement – à Torcy d’abord, au roi ensuite – la permission de se retirer en France.
Autre événement majeur de cette période : la condamnation de Mme Guyon et de l’Explication des maximes des saints sur la vie intérieure de Fénelon. Nous assistons de près à la bataille entre Fénelon et Bossuet par l’annonce des publications multiples des uns et des autres et par le commentaire assez désinvolte de l’abbé Dubos sur ce moment crucial de la querelle du quiétisme.
Une rencontre mérite l’attention quoiqu’il n’en reste aucun témoignage sûr : en marge des péripéties de la lutte pour la couronne polonaise, le futur cardinal Melchior de Polignac est envoyé à Varsovie pour défendre les intérêts du prince de Conti. Lors de son retour, début 1698, il passe par Rotterdam et rencontre Bayle. Selon le récit ultérieur de Polignac, il aurait entretenu le célèbre Bayle sur la nature de sa foi : « Bayle éluda la question par quelques vers de Lucrèce qui paraissoient n’y avoir qu’un rapport éloigné. Pressé de nouveau, il se contenta de répondre qu’il étoit bon protestant, ce qui ne signifioit pas davantage. Plus pressé encore, il répéta avec une sorte d’impatience : “Oui, Monsieur, je suis bon protestant, et dans toute la force du mot ; car au fond de mon âme, je proteste contre tout ce qui se dit et tout ce qui se fait” ; et cette déclaration singulière fut encore accompagnée d’un passage de Lucrèce, plus étendu et plus énergique que le premier. M. l’abbé de Polignac, frappé du ton et des circonstances, se remit à la lecture de Lucrèce ; il conçut que la réfutation de son systême seroit utile à la religion, à l’humanité même, et il l’entreprit dans sa retraite. » Le projet de l’Anti-Lucrèce est né... et le récit de Polignac met en avant la notoriété de Bayle, incarnation paradoxale du « pyrrhonisme » philosophique et du « scepticisme » religieux. Cette légende – car c’est certainement une légende – annonce les confusions qui marqueront les débats sur les œuvres de Bayle pendant trois siècles.
Antony McKenna