Tome XIV : Lettres 1742-1791
INTRODUCTION DU TOME XIV – 1707 – 1732 : LETTRES 1742- 1791
Notre dernier volume couvre une période d’une trentaine d’années après la mort de Bayle. Le philosophe était mort, comme il l’avait prévu, d’une maladie des poumons qui avait déjà emporté ses parents. Acharné à rédiger sa réfutation de la théologie rationaliste de Jean Le Clerc et d’Isaac Jaquelot, il était resté d’une parfaite indifférence à l’égard de sa mort prochaine et n’avait pas même voulu prendre de médicaments, jugeant qu’ils seraient inutiles. Sa patience et son humilité, sa douceur et sa volonté féroce de mener à bien son combat philosophique firent l’admiration du petit cercle de ses amis qui eurent la permission d’accéder à son appartement pendant les derniers mois de sa vie. Ils écrivent à leurs correspondants en Angleterre et en France et commentent avec admiration la mort d’un philosophe fidèle à lui-même :
c’estoit un philosophe parfait et les portraits qu’on nous a laissez de ces anciens sages n’ap[p]rochent point de celuy qu’on feroit de M. Bayle si on le peignoit au naturel. Il vivoit comme eux dans la retraite et dans une temperance qui en auroit tué plusieurs[,] desinteressé et plein de mepris pour les richesses et se contentant du peu qui luy estoit necessaire. (Jacques Basnage au duc de Noailles, le 3 janvier 1707 : Lettre 1743)
Shaftesbury réagit de la même manière : Bayle était
presque le seul homme que j’aie connu qui, tout en donnant des leçons de philosophie, vivait comme un vrai philosophe, avec cette innocence, vertu, tempérance, humilité et mépris à l’égard du monde et de ses intérêts qu’on peut véritablement appeler exemplaires. (Shaftesbury à John Darby, le 13 février 1708 : Lettre 1763)
Jacques Basnage, son ami sans doute le plus intime, qui le connaissait depuis l’époque de leurs études à Genève, peint le portrait d’un homme « sans passions », mais concède que « la cholère s’allumait quelques fois lorsqu’il prenait la plume contre ses ennemis ». C’était peu dire ! mais du moins sa colère était-elle philosophique : elle animait les longues analyses où il pointait les bévues de ses adversaires. Il était véritablement dévoré par la volonté de conduire son raisonnement jusqu’au bout et d’avoir le dernier mot. Et cette volonté était d’autant plus forte face à Jurieu, dont il connaissait de longue date les manœuvres et la mauvaise foi. De ce point de vue, il avait triomphé au moyen des Eclaircissements du Dictionnaire de 1702 et obtenu une paix relative de quatre années au cours desquels il a rédigé ses dernières œuvres.
Quant à sa position sur les grandes questions philosophiques et religieuses, Basnage défend sa mémoire sans donner les précisions qu’on souhaiterait. Le spinozisme ? « Il regardoit cette opinion comme une des plus insoutenables que l’esprit humain ait produites ». Le manichéisme ? « Je puis repondre pour luy que le ciel n’est pas plus eloigné de la terre qu’il l’estoit de cette erreur ». Mais il définit assez bien une des obsessions bayliennes :
un des plaisirs les plus doux qu’il goutoit estoit de faire sentir à une infinité de gens que les opinions qu’ils regardoient comme evidentes ne laissoient pas d’estre environnées de difficultés insurmontables. Il elevoit ces difficultés tantost contre quelques-unes des preuves de la religion chretienne et tantost contre certains dogmes. Accoutumé à former des doutes et à les produire avec art il ne pouvoit pas les resoudre et ne trouvant point les verités evidentes dont on parle si souvent, il demeuroit incertain. Il elevoit des nuages et des brouillards qu’il ne pouvoit dissiper.
– prenant soin de conclure : « Il ne manquoit pas absolument de foy, mais elle estoit chancelante sur diverses choses ». Toute la question était de savoir lesquelles.
Nous entendons ainsi les regrets de ceux pour qui « sa conversation particuliere valait autant que ses livres ». Ses amis multiplient les témoignages : Jacques Basnage, Henri Basnage de Beauval, Reinier Leers, le chevalier Destournelles, Jean-Baptiste Dubos, Pierre Coste, Pierre Des Maizeaux, Shaftesbury, Paul Crell, tous contribuent à cette image idéale du philosophe.
L’opportunisme de Leers et son sens des affaires ne tardent pas à s’exprimer. Naturellement, il refuse la suggestion de Le Clerc de supprimer la dernière composition de Bayle, ses Entretiens de Maxime et de Thémiste, consacrés à la réfutation de la théologie rationaliste de Jean Le Clerc et d’Isaac Jaquelot – théologie qui est, à cette date, aussi celle de Jean Barbeyrac et qui sera celle du fameux « triumvirat » réformé (Jean-Alphonse Turrettini, Bénédict Pictet, Samuel Werenfels) : Leers n’allait certainement pas renoncer à une publication aussi audacieuse et aussi redoutable pour l’orthodoxie réformée. En outre, il propose à Des Maizeaux de faire une nouvelle édition du Dictionnaire en y introduisant de nouveaux articles de sa propre main – projet que réaliseront par la suite le Dictionnaire de Chaufepié et celui de Prosper Marchand. Depuis quelque temps déjà, Des Maizeaux multiplie les projets et il refuse l’offre de Leers : il est occupé à constituer un ensemble d’écrits biographiques et philosophiques, et un recueil des écrits polémiques de Bayle ; il se lie avec Prosper Marchand pour recueillir la correspondance du philosophe ; il s’est aussi engagé dans la traduction du Dictionnaire en anglais pour l’imprimeur Jacob Tonson. Il se retire cependant de la première version de la traduction, qui s’accomplit tant bien que mal avec la participation de Michel de La Roche et paraît en 1710 : les lecteurs sont scandalisés par sa médiocrité et Des Maizeaux entreprend de la réviser, tout en participant au projet de Thomas Birch de traduire le Dictionnaire en y introduisant de nouveaux articles consacrés au monde politique, religieux et culturel anglais. Ces deux versions anglaises aboutissent en même temps en 1734 et Des Maizeaux y ajoute la version anglaise de sa biographie. Celle-ci avait été composée sous forme de lettre adressée à un pair d’Angleterre, qui n’est autre que Shaftesbury, et publiée une première fois en annexe à sa traduction des Pensées diverses : The Life of Mr Bayle, in a letter to a peer of Great Britain (London 1708, 8°).
Ce premier écrit biographique de Des Maizeaux n’est pas à la hauteur de l’attente de ses lecteurs, car il ne maîtrise pas suffisamment la langue anglaise. On sent tout de suite que l’auteur traduit lourdement son texte du français et Des Maizeaux lui-même finit par s’en rendre compte et fait semblant d’avoir été dépossédé de son texte qui aurait été publié sans son accord... D’où sans doute sa prudence et sa lenteur à composer la version française de sa Vie de Mr Bayle. Basnage l’encourage et fait de nombreuses suggestions, les successeurs de Leers promettent de s’en charger, Mathieu Marais s’impatiente et se lamente auprès de Mme de Mérignac, les imprimeurs des Œuvres diverses aimeraient l’inclure dans leurs volumes : rien n’y fait. Des Maizeaux achève son écrit à son rythme. C’est qu’entre temps, il a appris à se méfier des imprimeurs et des collaborateurs. Il s’indigne de la trahison de Marchand, qui se met secrètement d’accord avec Fritsch et Böhm pour publier une édition des Lettres choisies de Mr Bayle en 1714 tout en excluant Des Maizeaux de l’entreprise. Celui-ci publie, en collaboration avec Jean Masson et avec Bernard de La Monnoye, des comptes rendus féroces de cette publication en 1715 et prépare – avec les conseils de son ami Charles Pacius de La Motte – sa propre édition des lettres, qui paraît en 1729 ; il conseille les imprimeurs dans l’annotation des lettres dans la version, encore augmentée, des Œuvres diverses (le dernier volume paraît en 1731) ; il publie enfin sa Vie de Mr Bayle dans sa propre édition du Dictionnaire en 1730. Cette fois-ci, il rend justice à l’intensité et à la complexité de la carrière de Bayle sur le plan philosophique, religieux, littéraire, politique et social.
Nous suivons ainsi la correspondance des amis de Bayle – et de ses ennemis – jusqu’à la date de la publication de cette version définitive du Dictionnaire et de la Vie de Mr Bayle qui l’accompagne. Ces publications consacrent l’image du philosophe pyrrhonien et fournissent les indices qui permettront au travail critique d’aller plus loin en entrant de plein pied dans le monde de Bayle.
Antony McKenna