Au très éminent et très révérend Monsieur Vitringa [1], très célèbre professeur à l’Académie de Franeker, Pierre Bayle envoie mille compliments.
J’ai souvent pensé à vous écrire une lettre depuis le temps que Monsieur Texel, homme très éminent, m’a révélé par la lettre que vous avez envoyée ici que j’avais été l’un des trois que les autorités avaient proposés au très serein prince de Frise et aux députés des Etats [2]. Le désir de vous écrire, homme très distingué, a augmenté quand j’apprenais souvent que le progrès de cette affaire était indiqué dans vos lettres à votre parent Van der Walliem [3], et surtout quand je savais par des indices certains votre grande bonne volonté à mon égard, et pourtant, je n’ai rien écrit jusqu’ici et je ne sais ce qui sera arrivé pour que mon intention à cet égard soit resté sans effet. Maintenant je ne me risquerai en aucune façon à garder le silence, puisque vous voir publiquement, vous adresser la parole et vous remercier ne sera pas possible, car aujourd’hui j’ai répondu aux députés des Etats que je ne pouvais pas accepter la charge que dans leur bienveillance ils m’avaient offerte [4]. C’est véritablement à contre-coeur que j’en suis arrivé à cette réponse, comme ceux qui jettent leurs marchandises à la mer le font contre leur gré. Non à la vérité, que leur volonté soit forcée, en effet, cela ne se peut, mais ils se plaignent d’être tombés dans ce embarras, de sorte que, pour éviter un plus grand mal, ils doivent véritablement jeter leurs marchandises. Ainsi m’arrive-t-il maintenant : je me plains que mon état soit tel que je doive choisir de manquer une charge de cette valeur, qui me vaudrait des collègues très distingués, et vous qui m’aimez le plus, comme je l’ai découvert par plusieurs preuves. Vous ne me blâmerez pas, je crois, homme très distingué ; vous plaindrez plutôt mon sort, et pour cette raison vous le jugerez plus digne de votre bienveillance ; certainement il vous semblerait trop injuste, si vous deviez me priver de votre amitié ; je ne [crains] pas qu’un si grand mal m’arrive. Ainsi sans appréhension sur ce compte, je suis reconnaissant non seulement de votre amitié passée mais aussi de celle qui est à venir, et réciproquement je promets mes bons offices autant que cela sera en mon pouvoir. Faites savoir, s’il vous plaît, au très savant Vander Wayen, dont j’ai lu avidement la lettre par laquelle il a daigné répondre à la mienne [5] avec la plus grande expression de sa bienveillance, et à qui je resterai très fidèlement attaché, combien je l’estime et à quel point je me plains de ne pas pouvoir enseigner parmi vous. Que Dieu, le plus grand et le plus bon, fasse en sorte que votre académie soit toujours florissante et qu’elle jouisse longtemps de la présence d’hommes très érudits qui la rendent si célèbre. Vivez longtemps, homme très distingué, et continuez à enrichir la République des Lettres de vos ouvrages d’une si grande érudition. Tout à vous.
Notes :
[1] Campegius Vitringa (1659-1702), éminent professeur de théologie à Franeker, de tendance coccéienne : voir E. van der Wall, « The Theologia Prophetica of Campegius Vitringa (1659-1702) », in Hugo Grotius Theologian. Essays in honour of G.H.M. Posthumus Meyjes, éd. H.J.M. Nellen and E. Rabbie (Leiden 1994), p.195-215.
[2] Voir Lettre 267, l’invitation des Etats de Frise, et, Lettre 273, la réponse de Bayle. La lettre de Vitringa ne nous est pas parvenue. Johannes Texelius (van Tessel) (1637-1726), ancien étudiant de Franeker, fut ministre du Laurenskerk à partir 1667 ; il fut également professeur de grec et d’éloquence entre 1687 et 1706, puis professeur de théologie entre 1706 et 1721, à l’Ecole Illustre de Rotterdam : voir Nieuw Nederlandsch Biografisch Woordenboek (Leiden 1911-1937, 10 vol.), v.903. Le « prince de Frise » désigne le comte Henri-Casimir II de Nassau-Dietz : voir Lettre 268, n.3.
[3] Johannes van der Waeyen : voir Lettre 268, n.4.
[4] Lettre 273.
[5] Voir l’échange entre Bayle et Van der Waeyen, Lettres 274 et 276.