Lettre 409 : Pierre Poiret à Pierre Bayle

[Amsterdam, le 4 avril 1685]

Monsieur,

La lettre dont vous m’avez honoré le 5 du mois passé [1] ne m’a été rendue que le 21 e, lorsque j’étois encore dans les embarras d’un demenagement, qui m’a fait quiter la campagne pour me retirer icy : et ainsi je n’ay pû vous envoyer si tot ni les livres, qui suivront en peu de jours, et que je vous supplie d’agréer, ni l’abrégé que vous me marquiez sur le chapitre de Mad lle Bourignon, dont vous voulez bien faire mention dans vos Nouvelles [2]. Je me suis empressé d’autant moins que j’ay desiré (si cela ne vous deplait pas) que cela ne se fist que dans les Nouvelles du mois d’avril qui ne paroissent qu’en may ; parce qu’alors l’on publiera toutes ses œuvres completes [3], et que l’on aura soin qu’elles se débitent chez un libraire de renom : ce qui ne s’est pas fait jusqu’à present, et qui pourra être une occasion fort naturelle pour en parler, aussi bien que celle de mon livre latin [4], dont je m’imagine que vous n’avez fait différer que pour ce sujet là l’article que vous en vouliez faire paroitre, si tant est qu’il merite que vous y pensiez. Si j’avois cru, que vous eussiez desiré de revoir ou meme de supprimer vos objections et mes petites reponses [5], je vous aurois obéï en tout ponctuellement : mais de la maniere que m’en écrivoit Mons r Ancillon [6], il m’étoit naturel d’en juger que c’étoit une chose à imprimer des le moment méme si les afaires de l’imprimeur y eussent eté des lors disposées. Je ne puis m’apercevoir des defauts que vous dites étre dans vos objections : il me semble plutot qu’il n’y avoit que vous de capable d’en faire de si bien prises et de si essentielles, à comparaison des quelles mes reponses ne comparoitront que fort defectueuses et peut étre pleines de fautes, que je suis pret à reconnoitre et avouer franchement et publiquement quand j’en seray averty, sans me soucier de la mauvaise honte que l’on a de reconnoitre que l’on s’est trompé et que l’opposant a eu droit. Vous direz peut étre en vous-méme, que j’ay intéret à dire quelque chose pour justifier la publication, que j’ay / faite de vos objections, moy, qui n’ay point fait à votre égard de pareille reconnoissance, et dont la vanité trouve son compte dans les loüanges que vous m’y donnez. Cela pourroit bien-étre : mon cœur n’étant encore que trop corrompu et trop vain pour cela et pour bien d’autres choses [7] : mais si je ne me trompe fort, quelque corruption qui puisse se glisser dans le ressort qui me fait agir, il y a aussi, et je crois en principal ou du moins par desir, le dessein que la verité que je juge de quelque usage pour la gloire de Dieu et pour les gens de bien et d’esprit, devienne recommandable, soit par la recommandation que d’autres que moy en feront, soit par quelque maniére que ce puisse étre, jusques-là que je ne fais point de difficulté de prendre sans façon à ce dessein là les livrées de ce que vous appellez agréablement une honéte mendicité, j’entends les Epitres dedicatoires, aussi bien que d’autres manieres que je condamnerois moy meme si l’on s’en servoit à un autre dessein : mais il n’y a rien qui ne puisse étre sacrifié de la sorte à l’avancement de la vérité salutaire, et j’aurois sujet de m’estimer heureux s’il y avoit dans ce qui me regarde quelque chose qui put étre employé à cela.

Vous voyez au reste que, avec vötre permission, je vous prends au mot sur l’article que vous m’avez accordé de Mad lle Bourignon : et je crois en effet qu’outre les occasions d’en parler que je viens de dire, les curieux, qui sont bien-aises d’aprendre ce qui se passe d’extraordinaire dans les choses de la nature et dans l’esprit de l’homme, ne seront pas marris de satisfaire en general leur curiosité sur celle-cy : et je m’étonne que nul de Messieurs les journalistes n’en ait encore fait mention : peut-etre a-t-ce été que les livres qui sont necessaires pour en étre informés, n’ont été débités jusqu’icy que tres-rarement, / par des personnes et d’une maniere tres-mal-propres à les rendre publics, et que cependant les hableries vulgaires ont fait passer cela pour des folies ou une espece de fanatisme : ce qui a détourné les gens d’esprit d’y penser. Mais ce n’est pas cela. Si mon loisir ne me permettoit pas de joindre aujourd’huy à cette lettre l’abregé de question [8], il la suivra bientôt. Cependant, Monsieur, j’ay honte de penser à faire paroitre un abregé de ma façon avec les vôtres. Si je le fay, ce sera, (et je vous en supplie de tout mon cœur) avec condition que vous daignerez y ajoûter, ôter, changer, tout ce qu’il vous plaira, luy donner la forme que vous voudrez, et meme y exprimer ou y taire mon nom, et vous obligerez infiniment celuy qui vous recommande de cœur à la grace de Dieu, et qui est, Monsieur votre tres humble et tres obeissant serviteur.

 
P. Poiret

D’Amsterdam le 4 e avril 1685.

A Monsieur/ Monsieur Bayle, professeur/ en philosophie et en Histoire/ A Roterdam •

 

Mémoire communiqué par M. Poiret le 4. avril 1685 touchant la vie et les sentimens de Mademoiselle Antoinette Bourignon.

[Histoire de Mlle Bourignon.] Pour satisfaire la curiosité de ceux qui seront bien-aises de savoir quelque chose de certain, touchant cette demoiselle qui a tant écrit, et dont on a fait courir des bruits si differens, je m’en suis exactement informé, tant par ses propres ecrits, et par l’histoire de sa vie publiée depuis peu, que des personnes qui l’ont pratiquée. De mille choses nouvelles et assez extraordinaires, en voici, pour être court, quelques-unes des principales, qui concernent sa vie et la substance de ses sentimens.

L’on apprend (cet « on » signifie ici et dans la suivante, non seulement les personnes qui ont connu cette demoiselle, mais aussi ses livres et l’histoire de sa vie) qu’elle naquit à l’Ile en Flandres l’an 1616 et qu’elle mourut à Franeker à la fin d’oct. 1680. Jamais vie ne fut plus traversée, quoi que ses desseins n’ayent abouti qu’à vivre chretiennement en retraite, et avec de véritables chretiens. (Je fais simplement et historiquement ici et dans la suite, le recit des informations que j’ai reçûës[.]) La maniere dont on dit qu’elle s’y prit dès son enfance, est assez remarquable pour être décrite. C’est que dès l’âge de quatre ans elle commença à s’appercevoir, qu’il y avoit dans le monde bien des choses mauvaises, et qui eussent dû aller autrement, comme, que l’on vieillissoit, et que l’on mourroit, et qu’il auroit été meilleur qu’il y eût eu un monde, et une vie, où rien ne se corrompît et ne mourût. Cela lui avoit fait mépriser les choses de cette vie, et en souhaiter de meilleurs : et ayant ouï parler du paradis, et de Jésus-Christ qui étoit venu nous montrer le chemin pour y aller, et qui avoit vécu et étoit mort en méprisant les biens et les plaisirs de cette vie, pour entrer dans une vie eternelle, elle trouva cela si beau qu’elle demanda, s’il n’y avoit point au monde des personnes qui vécussent comme Jésus-Christ avoit enseigné. On lui disoit que les chretiens le faisoient, et que nous étions ces chretiens-là. Mais elle ne vouloit pas croire qu’elle fût avec des chretiens, quoi que l’on assurât, parce, disoit-elle, qu’on ne vivoit pas comme Jésus-Christ a enseigné, mais tout au rebours ; car, disoit cet enfant, Jésus-Christ étoit pauvre, et nous aimons l’or et l’argent : il étoit petit, et nous cherchons les grandeurs : il étoit en mal-aise, et nous cherchons les plaisirs. Ce ne sont pas là les chretiens que je demande. Menez-moi au païs des chretiens. Les railleries qu’on en faisoit, l’obligerent à se taire, et à se retirer à l’écart, pour demander à Dieu d’aller au païs des chretiens, et qu’elle pût être une chretienne. Ces pensées pourroient être incroyables dans un enfant de 4 à 7 ou 8 ans, mais la grace et la nature ont leurs extraordinaires dans les enfans mêmes, et de fraîche datte vous venez de nous en faire voir [9] un exemple dans un auteur de sept ans.

On remarque que cette fille s’étant ensuite laissé entraîner dans les honnêtes vanitez de la jeunesse, pour relancer l’insulte qu’on lui faisoit de s’en retirer par un principe de bêtise et de peu d’esprit, elle en fut si outrée de penitence, qu’elle se résolut à quitter absolument le monde, afin de n’être plus détournée de Dieu, et de la vie chretienne ; résolution qu’elle poussa jusqu’à se travestir en hermite à l’âge de 18 ans, pour s’enfuir dans les deserts. Mais reconnuë et arrêtée au diocese de Cambrai, l’archevêque lui accorda une solitude, et ensuite de vivre à la campagne avec quelques filles, qui avoient dessein de mener une vie véritablement chretienne, sans autres vœux ni autres regles que l’amour de Dieu, et l’Evangile. Les jésuites s’opposerent à ce dessein-là.

Après qu’elle eut éprouvé parmi les grands et les petits, les religieux et les séculiers, que personne ne vouloit vivre en véritable chretien comme elle l’entendoit, elle se tint quatre ans renfermée dans une chambre, pour s’avancer dans la perfection chretienne, et pour y vaquer à la priere, par où elle acquit beaucoup de graces et de lumieres particulieres (je parle toûjours en historien). Ses parens morts elle contribua à l’érection d’un hôpital, auquel elle donna depuis par entre-vifs les biens qu’elle avoit, consistant en 20 ou 30 maisons et en une seigneurie. Elle y fut 9 ans occupée à entretenir de ses biens et de ses soins, souvent elle seule, 30 à 50 pauvres filles âgées de 4 à 22 ans, qu’elle tâchoit d’élever dans l’esprit du véritable christianisme, résoluë de passer toute sa vie dans cet emploi, et dans ce lieu-là ; mais certain desordre qu’elle voulut découvrir* lui causa tant de persecutions, qu’il falut qu’elle se retirât ailleurs. Cela est fort particularisé dans sa vie.

Cherchant de côté et d’autre à se garantir de ses ennemis, les connoissances qu’elle fit avec des personnes savantes et pieuses, le superieur des Peres de l’Oratoire de Malines, le vicaire de l’archevêque, un théologien qui avoit été secrétaire du célebre Cornelius Jansenius, lui firent écrire ses sentimens touchant diverses matieres. Le supérieur de l’Oratoire M. de Cort [10] prenant fort à cœur celle de la corruption de l’Eglise, elle lui en écrivit trois volumes, qui sont publiez sous le titre de La Lumiere du monde [11]. C’est son chef-d’œuvre, quoi qu’un des premiers de ses ouvrages. Il y a certainement, sur tout dans la troisieme partie, de quoi saisir et étonner un lecteur. Le grand vicaire lui fit écrire une partie de sa vie, mais M. Noels secrétaire de Jansenius, plein de son saint Augustin et leurs démélez avec les jésuites, sur la grace et sur la morale relachée, l’obligea de lui écrire sur tout cela, ce qu’elle fit aussi en trois petits tomes, imprimez sous le titre d’ Académie des théologiens [12]. Elle lui fit si bien voir que les jésuites et les jansenistes étoient tous en erreur, touchant la grace et la prédestination, qu’il se rendit. La morale des premiers y est malmenée par des armes d’une autre trempe, que celles des beaux discours de M. Pascal [13], et après y avoir convaincu les chrétiens de beaucoup d’abus, elle fait voir à la fin qu’ils sont éloignez infiniment du véritable christianisme.

A propos des jansenistes, on n’auroit pas crû trouver ici de l’essenciel pour leur histoire ; il y en a pourtant. L’on y apprend que ces messieurs, lors qu’ils étoient le plus persecutez en France, résolurent sur l’offre que leur en fit M. de Cort, de se cantonner dans une ile sur les côtes du Holstein, et qu’ils en avoient acheté déja une partie [14]. Mais il paroît par le traitement qu’ils firent à M. de Cort et à Mad. Bourignon, qui s’en étoient réservé le principal, pour y aller vivre chretiennement avec quelques-uns de leurs amis hors du tracas du monde ; il paroît, dis-je, qu’il y a une fort grande difference entre la morale pratique, et la morale spéculative de ces messieurs, au moins s’il en faut croire le chap.22 de La Vie de Mad. Bourignon, et les lettres qu’elle en écrivit au duc de Holstein, aux magistrats d’Amsterdam, à M. Arnaud, à M. de Pomponne, et aux Peres de l’Oratoire. Il y a de quoi s’étonner que cette demoiselle s’étant retirée du Brabant dans la Hollande, et de là en Holstein, ces messieurs et les Peres de l’Oratoire se soient unis avec les jésuites et avec les lutheriens, pour la molester jusques au point de l’obliger à sortir de la Hollande, et à fuir de ville en ville dans le Holstein, de là à Hambourg, de Hambourg en Oost-Frise, d’où des persecutions d’un autre chef, l’obligerent encore à fuir demi malade, ce qui la fit tomber un peu après dans une récidive dont elle mourut, après s’être vûë dépouillée de presque tous les biens qu’elle avoit eus sur les lieux.

Ce n’étoit pas seulement pour des biens qu’on la molestoit. Les ecclesiastiques lutheriens n’auroient pû s’amuser, comme ils firent, à écrire des livres contre elle à ce sujet-là, on avançoit donc en cause sa doctrine, qui est la chose dont je vais parler.

[Précis de sa doctrine] Il y a dans sa doctrine des choses qu’elle appelle fondamentales, d’autres accessoires, et de la moralité à foison.

Elle suppose avant tout la vérité de la Sainte Ecriture et du Symbole des Apôtres, et qu’il faut dire anathême à tout ce qui y est contraire. Cela supposé, voici l’essentiel de son systême.

Que Dieu étant un etre puissant, juste, veritable, sage, libre et parfait, n’a pas seulement voulu se delecter en lui-même, mais aussi hors de soi avec un etre qui lui ressemblât, et qui fût comme son epouse.

Que pour cet effet il a produit une créature belle, bonne, juste, sage, libre, puissante, dominante à sa volonté sur les ouvrages de Dieu, qui aussi étoient beaux, lumineux, sans corruption, ni imperfection.

Que cette créature doüée d’entendement, de volonté, de liberté et d’autres facultez, devoit par sa liberté appliquer chaque faculté à son objet, l’entendement à Dieu qui l’auroit rempli de la lumiere de la foi ; la volonté au bien infini, et ainsi du reste : à quoi l’homme étoit toûjours libre, non que par sa liberté il pût faire naître dans soi la lumiere, et le bien infini, mais il pouvoit par elle tourner en une infinité de manieres et à son choix ses facultez vers Dieu, qui se seroit introduit et égayé lui-même en elles heureusement et à l’infini.

Mais que s’en étant detourné pour adherer à des choses moindres (ce qui est le peché) la lumiere et le bien infini ne s’étoient plus trouvez en lui, et que toutes les creatures subalternes s’étoient démontées par ce déréglement, en quoi consiste la peine du peché.

Que par là l’homme devenu sans lumiere et sans bien est effectivement damné, aussi bien que sa race, dès sa naissance, car l’ame des enfans venant des parens par la propagation ; c’est-à-dire, par la vertu que Dieu a mise une fois dans les créatures, pour qu’elles produisent leurs semblables avec autant de réalitez qu’elles en ont elles-mêmes ; il s’ensuit que ce qui n’a plus que peu de réalitez, ne peut produire qu’un sujet defectueux.

Qu’il n’y a que la grace de Dieu qui puisse retirer les hommes de cette damnation, et que Jésus Christ a obtenu cette grace par ses mérites, à condition néanmoins que les hommes detourneront leur liberté des choses basses, combattront la pente qu’ils ont, et la remettront avec toutes leurs facultez entre les mains de Dieu, afin qu’il les éclaire, les redresse, et les gouverne par son esprit. Qu’il n’y aura que ceux qui se seront rendus librement à eux-mêmes, que Dieu delivrera de leurs ténebres et de leurs maux, et qu’il remettra sur le pied de la premiere création, ce qui est le salut, et que les autres seront abandonnez à l’état où ils se sont mis, de disproportion, et de contrariété à l’ordre et à la beauté de leur premiere création, ce qui sera l’enfer.

Qu’il n’est pas nécessaire pour être sauvé de comprendre en detail la théorie des mysteres divins, encore moins d’être attaché à un certain parti plûtôt qu’à un autre, mais qu’il faut seulement sevrer son ame de la pente vers les choses basses, et la presenter à Dieu en état de cessation, de simplicité, de vacuïté, et d’abandon à sa conduite, après quoi Dieu produira en elles les lumieres et les biens, qu’il trouvera necessaires pour la sauver.

Sa morale est une deduction et une application particuliere et pratique de ces principes-là. Il faut avoüer qu’elle est belle et très-pure. Ses plus grands ennemis ne lui ont jamais contesté cela, afin d’être moins suspects, lors qu’ils la blâment sur d’autres choses. On en peut voir le précis dans ses deux Traitez de la solide vertu, et dans ses Avis salutaires [15].

Elle ne propose tout le reste que comme des choses accessoires, qui néanmoins lui ont suscité le plus de tempêtes, à cause qu’elles vont avec l’idée de la nouveauté. Cependant loin d’exiger qu’on les croye, elle assûre que les laissant pour ce qu’elles sont, l’on n’en est pas moins agréable à Dieu, pourvû que d’ailleurs on vive chretiennement, et qu’elle ne les propose que pour ceux qui s’en trouveront excitez à l’admiration, et à l’amour de Dieu, par la considération de ses merveilles. Il y en a touchant la création du monde, la premiere beauté, la formation de l’homme, sa chûte, la dépravation des créatures, la rédemption, la nature, les offices et l’incarnation de J[ésus] C[hrist,] l’apostasie universelle, l’ante-Christ, la corruption de l’Eglise chretienne, son retranchement, et son retablissement, le rappel des juifs, la venuë de J[ésus]C[hrist] en gloire pour régner sur la terre, le renouvellement du monde, le jugement, l’enfer, la vie éternelle, etc. Ses traitez La Lumiere du monde, Le Nouveau Ciel et la nouvelle terre, L’Etoile du matin, Le Renouvellement de l’esprit evangelique [16], sont parsemez de ces sortes de choses, et si elles avoient lieu, plus d’un théologien se seroit tué bien inutilement à expliquer une infinité de passages de l’Ecriture. Il faudroit trop écrire pour en donner des exemples.

[Reproches qu’on lui a faits.] L’on a accusé Mad lle Bourignon de bien des choses, quelques-unes personnelles, comme qu’elle parloit trop en bien d’elle-même, trop en mal des autres ; qu’elle ne reconnoissoit à présent plus de véritables chretiens ; qu’elle étoit régie par le Saint Esprit. Mad. Bourignon s’étonnoit sur cet article, que des personnes qui se disent chretiennes lui fissent cette objection, car il lui sembloit qu’il y avoit de la contradiction à se dire chretien, et n’avoir pas l’esprit de Jésus-Christ qui est le Saint Esprit, ou à dire qu’on a le Saint Esprit, et que néanmoins on n’en soit pas régi, ni illuminé. On lui avoit aussi imputé de mépriser les Ecritures, de nier la Sainte Trinité, la divinité de Jésus-Christ, ses mérites, et sa satisfaction, et je ne sai combien d’autres impietez ; mais à dire le vrai, il paroît évidemment par la lecture de ses ouvrages, et par l’apologie que l’on a mise au devant de sa Vie, qu’elle en étoit fort innocente. Il est quasi nécessaire, avant d’entreprendre la lecture de ses livres, de lire cette apologie-là, sans quoi il est à craindre que puisque l’on tire bien de mauvais sens de l’Ecriture, on en tire à plus forte raison des ouvrages d’une fille, non qu’ils ne soient écrits très-intelligiblement, et d’un stile simple, pathetique et plein d’une éloquence naturelle (qu’on voye par exemple la 14. lettre de la 2. partie et la 1. de la 3. partie du livre qu’elle intitule Tombeau de la fausse théologie [17]) mais c’est que les préjugez où l’on est, font ordinairement mal prendre les pensées d’autrui les plus simples et les mieux exprimées, lors qu’elles ne s’accordent pas avec ce que nous avons dans l’esprit .

Notes :

[1Cette lettre de Bayle à Poiret datée du 5 mars 1685 est perdue.

[2L’article consacré à Antoinette Bourignon, constitué pour l’essentiel du mémoire de Poiret daté du 4 avril, sera publié dans les NRL d’avril 1685, art. IX. Bayle montre donc, à cette date, une certaine indulgence à l’égard de la mystique d’ Antoinette Bourignon ; rien n’annonce la férocité de son attaque dans le DHC, art. « Bourignon », rem. B.

[3Dans les NRL, avril 1685, art. IX, Bayle ajoute au mémoire de Poiret une note signalant que « l’on trouve à Amsterdam chez Henri Wetstein, la Vie et toutes les Œuvres complètes de Mad. Bourignon en françois en 22 traitez, dont chacun se vend séparément. On y trouve aussi environ les deux tiers des mêmes ouvrages en flamand et en allemand, quelques-uns en latin, et l’on y donne des catalogues qui font voir l’abregé de leur contenu ».

[4Pierre Poiret, Cogitationum rationalium de Deo, anima et malo, libri quatuor, in quibus quid de hisce Cartéesius eiusque sequaces boni aut secus senserint, omnisque philosophiæ certiora fundamenta, atque imprimis tota metaphysica verior, continentur ; nec non Benedicti de Spinoza atheismus, et exitiales errores funditus exstirpantur. Editio altera priore plus duplo auctior (Amstelodami 1685, 4°) : l’ouvrage de Poiret est signalé par Bayle dans son introduction au « Mémoire… touchant la vie et les sentimens de Mademoiselle Antoinette Bourignon » ( NRL, avril 1685, art. IX), puis fait l’objet, dans la même livraison, d’une notice (cat. vi). Sur les objections de Bayle au « système » cartésien de Poiret, voir Lettre 167, n.2.

[5Cette seconde édition de l’ouvrage de Poiret comprenait, en effet, différents ajouts et, en particulier, les objections proposées par Bayle à la demande de David Ancillon, accompagnées des réponses de Poiret : voir Lettre 167, n.2.

[6David Ancillon : voir Lettre 167.

[7Cette remarque témoigne de l’évolution spirituelle de Poiret sous l’influence d’ Antoinette Bourignon : voir M. Chevallier, Pierre Poiret (1646-1719). Du protestantisme à la mystique (Genève 1994).

[8L’« abrégé » est le mémoire dont il est question ci-dessus, n.2.

[9NRL, février 1685, art.IX, sur les Œuvres diverses du duc du Maine.

[10Christian de Cort, supérieur de l’Oratoire de Malines, avait contacté Antoine Arnauld à Paris en 1657, afin de l’encourager à investir dans l’île de Nordstrand, qui appartenait au duché de Schleswig. On comprend donc qu’il se soit intéressé à Antoinette Bourignon, puisqu’elle aussi avait le projet de s’installer dans cette île. Voir ci-dessous n.14 et Dictionnaire de Port-Royal, « Nordstrand, île de » par E. Weaver-Laporte.

[13Allusion aux Lettres provinciales de Pascal : après avoir entrepris les jésuites sur leur doctrine de la grâce « suffisante », Pascal les attaque très durement, à partir de la Lettre V, sur le laxisme moral permis par leurs casuistes au moyen de la « direction d’intention » et du « probabilisme ».

[14Il s’agit ici de l’île de Nordstrand, située dans la mer du Nord, non loin de la côte des Pays-Bas, à la hauteur de Husum, dans une région de bas-fonds. Elle appartenait autrefois au duché de Schleswig, qui fut, selon les époques, indépendant ou rattaché au Danemark. Antoinette Bourignon, comme les amis de Port-Royal, y avait cherché une liberté religieuse inconnue ailleurs à cette époque. Après une inondation désastreuse en 1634, Frédéric III, duc de Schleswig et d’Holstein , voulait obliger la population à reconquérir ses terres, car elles étaient très fertiles. N’ayant pu déterminer ce qui restait d’habitants dans l’île à réparer les digues nécessaires, il fit appel aux étrangers en 1652. Ceux-ci, tous riches, catholiques, Hollandais ou Flamands, s’y engagèrent sous des conditions très avantageuses. Le Père Christian de Cort, supérieur de la maison de l’Oratoire de Malines et apparenté à la famille devenue « seigneurs de Nordstrand », acheta en 1656 la quatrième partie des biens de l’île. Afin de trouver des fonds pour les digues, il recruta d’autres investisseurs, dont Jean-Baptiste van Neercassel, vicaire apostolique. Christian de Cort contacta Antoine Arnauld au cours d’une visite à Paris en 1657 pour lui demander conseil sur le gouvernement de la communauté catholique de l’île. Il lui décrivit les avantages financiers qu’il y aurait à investir à Nordstrand. Quatre ans plus tard, en 1661, lorsque tombèrent les premières sanctions contre le monastère de Port-Royal, les moniales rendirent à Arnauld une partie de son patrimoine qu’il avait placé chez elles contre une pension viagère, et dont elles craignaient la saisie en représailles contre le théologien. Cherchant un investissement sûr hors de France, Arnauld et d’autres membres du cercle de Port-Royal décidèrent d’investir à Nordstrand, pensant y trouver un refuge contre la persécution. Les fonds investis furent substantiels. En fin de compte, le projet fut un désastre : les inondations, les mauvaises récoltes et la guerre détruisirent tout espoir de profit. En 1678, les partenaires français vendirent leurs parts de Nordstrand à Christian Albert, duc de Schleswig et d’Holstein, pour 50 000 écus ou rijksdaalers (soit 150 000 livres). Voir Dictionnaire de Port-Royal, art. « Nordstrand, île de » par E. Weaver-Laporte.

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