Lettre 327 : Daniel de Larroque à Pierre Bayle

[Paris, août-septembre 1684]

• Je vous envoie mon cher Monsieur dans cette lettre l’abbrégé du livre du Pere Cantel [1] en partie pour vous donner lieu d’en parler et en partie pour me justifier auprès de l’autheur qui quoy que de ma connoissance n’est pourtant pas si fort de mes amis que vous le diriez bien. Apres vous avoir averty que je ne me suis pas trompé dans la conjecture que j’avois faite quand j’ay cru que ce livre n’auroit pas beaucoup l’aprobation des connoisseurs parce qu’il n’y a rien d’original, ni d’exact, je vous diray que comme l’histoire civile et ecclesiastique ont beaucoup de liaison entr’elles et qu’on ne peut guère parler de l’une sans l’autre, l’autheur • n’a pu se dispenser de meller dans ce qui concerne les affaires de l’Eglise diverses choses qui apartenoient à l’histoire civile, comme la situation des villes dont il parle les tems auxquels elles ont esté bâties, les grands hommes qui les ont rendûës celebres par leur valeur, les diverses revolutions qui y sont arrivées, et les divers princes dont elles ont dépendu, c’est ainsi par exemple qu’il fait voir les differents maistres qu’a eû[s] le royaume de Naples, comment il passa des Romains sous la domination des Gots et des Lombards, des Grecs aux Normands, des Normands aux Sueves, ou Suedois, de ceux là aux Francois, et des François aux Espagnols.

Dans ce qui concerne l’histoire ecclesiastique de chaque Eglise l’on void à qui elles s[on]t après Dieu redevables de leur conversion, les fondateurs des sièges épiscopaux, les martyrs qui y ont souffert pour la foy, en quel tems elles ont commencé à estre métropoles, le nombre des évêchés suffragans, et les conciles qui s’y sont tenus. Voilà en general à quoy aboutit tout l[e] • livre.

Ce qu’il y a de plus remarquable dans tout l’ouvrage, c’est l’expliquation que l’autheur donne dans les prolegomenes d’une infinité de noms de dignité • soit dans le civil soit dans l’ecclesiastique, comme s[on]t ceux de primats, d’exarques, de préfets du prétoire[,] de patrice[,] de duc[,] de comte etc. le tems auquel ces dignitez ont esté établies et abolies, et le pouvoir qui estoit attaché à chacune d’elles.

2 do. C’est ce qu’il dit du pallium et de la croix, les 2 marques qui distinguent d’ordinaire les archevêques des évêques, lequel des deux donnoit le pallium[,] le pape ou l’empereur, les privileges qui y estoient annéxez, quels jours on le prenoit, la différence qu’il y avoit entre le pallium imperial, et le patriarchal, entre celuy des Francois et celuy des Romains et des Grecs, quand et pourquoy les papes ont demandé quelquefois le consentem[en]t des empereurs. Quand ils ont obligé les prelats de venir le recevoir à Rome, et les différentes formules du serment de fidélité qu’on leur faisoit prêter. • / 

L’autheur remarque à cette occasion deux choses fort glorieuses pour les François[,] l’une que les papes ont accordé • le pallium à tous les métropolitains de France[,] d’où cet usage a passé ensuite aux autres nations, l’autre chose, c’est que les papes n’ont jamais demandé la permission aux emper[eurs] de donner le pallium que lorsqu’il estoit destiné pour quelque évêque françois, parce que le pallium engageant les évêques à soutenir les interrests du pape, les empereurs craignoient que sous prétexte de le conferer • on ne fit quelque ligue avec les rois de France qui ont toujours esté en état de se faire craindre.

3°. Au sujet des conciles l’autheur raconte les manières différentes d’y souscrire et dit • des choses fort curieuses touchant l’ordre des souscriptions et des seign[eurie]s que l’on a souvent changé selon les tems et les lieux à l’égard de toutes sortes de personnes, car non seulem[en]t les évêques et les roys se trouvoient dans ces conciles mais [aussi] les ducs, les patrices, les comtes, et y souscrivoient, tantôt en suivant l’ordre des dignitez, tantost celuy des provinces, et quelquefois ny l’un ny l’autre. Comme l’autheur est fort zélé pour la gloire de la France, il a prouvé ensuite de cela le droit qu’ont nos roys de précéder tous les autres et il monstre par les actes des conciles, et par les têmoignages des historiens italiens et espagnols qu’avant Philippe 2. jamais les rois de Castille n’ont prétendu la préséance.

4°. En parlant du siége de Rome et des papes il a traité diverses questions particulières qui lui ont paru les plus remarquables comme sur les lettres des papes sur leurs inscriptions et sur les clauses, et par parenthèse il a pris cela du Diurn[um] romanor[um] pontificum imprimé il y a 2 ou 3 ans par le Pere Garnier aussi jesuite [2]. Il examine quand les papes ont commencé à mettre leurs noms devant celuy des princes et des empereurs auxquels ils écrivoient, et il prouve que Nicolas [a] commencé à le mettre toujours constamment, il marque toute la manière des formules dont les papes se sont servis avant que de s’arrêter à celle qui est en usage presentem[en]t Salutem et benedictionem Apostolicam dont le pape Constantin s’est servy le [ ;] il prouve que les papes n’ont commencé à se servir du nom de fils à l’égard des empereurs qu’après que Rome fut prise par les Goths : et comme les papes ont appellé souvent les rois de France très chrétiens et ceux d’Espagne catholiques, il fait l’hist[oire] de ces 2 qualitez et soutient, quoy qu’en ay dit Jansenius évêque d’Ypre que nos rois avoient les titres de tres chrest[ien] et de catholique avant que les rois d’Espagne eussent quitté l’arianisme, et racontant ce que les roys de France et d’Espagne ont fait pour la relig[ion] [chret]ienne il remarque que les Espagnols n’ont vaincu les Maures que par le secours que nous leur avons donné, et que tous les rois d’Espagne qui estoient les rois de Navarre d’Arragon et de Castille et de Portugal descendoient tous [de] princes francois. / 

5 to Il fait le dénombrem[en]t des biens que nos roys ont donné[s] au S[ain]t Siège[ ;] il éxamine ensuite la donation de Constantin et réfute les opinions de Baronius[,] de Mr de Marca et du Pere Morin, et explique la cause et l’occasion pour laquelle elle fut faite, d’une manière facile et qui n’a pas les difficultez qu’ont les autres.

6 to Il fait l’hist[oire] des cardin[aux,] en decrit l’origine et les differens titres, les marques d’honneur qu’on leur à [ sic] accordé[es], et le rang qu’ils tiennent au • dessus des autres prelats dans les cours des princes[,] et comme l’autheur est fort zélé pour la gloire de ses rois, ce qui n’est pas trop l’esprit de la Société, il n’oublie pas la différence que les papes ont toujours mises entre nos rois et les autres, car au lieu que ceux de nos voisins quand ils se s[on]t trouv[és] en Italie ont pris place au milieu des cardinaux les nôtres ont précédé les cardinaux et ont eu leur séance immédiatem[en]t prés du pape.

Voilà mon cher Mr. à quoy se reduit le grand extrait du Pere Cantel, qui mérite de la loûänge par l’audace qu’il a eûë de travailler sur un si grand dessein, et par l’effort qu’il a fait pour y réussir, mais qui je croy estre digne de censure à juger des choses par le succez. Vôtre cher amy Mr. Main[bourg] avoit voulu faire l’hist[oire] des investitures afin d’avoir occasion de [se] vanger de la cour de Rome, mais sa majesté qui a crû que ce Mr. l’abbé se passeroit bien de vengeance l’a prié de chercher une autre matière à sa plume, il a obéi quoy qu’à regret, mais cependant afin de ne rien perdre de ses écrits qu’il prend un singulier plaisir à composer, comme ce poëte dont • parle Catulle quand il dit

neque idem unquam

æque est beatus ac poëma cum scribit

tam gaudet in se tamque se ipse miratur [3]

Il a pris un sujet voisin de celuy là, qui est l’histoire de l’Eglise de Rome [4][ ;] on m’a dit que l’ouvrage est fort avancé, il revient de là une bonne epistre dedicatoire au roy avec de l’encens recriblé*, apparemm[en]t car on ne peut pas toujours fournir à tirer d’un mesme thrésor choses nouvelles. La critique contre vous et Mr. Jurieu, faite par l’ordre de l’ archevêque de Paris est sous presse, vous savez apparemm[en]t que c’est un[e] anticritique pour réfuter ce que vous avez dit tous 2 contre le Père M[aimbourg] et l’Eglise romaine [5]. Vôtre amy selon toutes les apparences en souffrira plus que vous, parce qu’il a avancé divers faits qu’on seroit assez embar[r]assé à prouver et il est impossible que cela n’arrive dans un aussi long ouvrage composé dans aussi peu de tems[.]

Mr. de L’essev[ille] est à la campagne[,] ainsi je n’ay rien à vous envoier de lui[.] Je suis ravy que Mademoiselle Rou [6] se souvienne de moy, ou pour parle[r] / comme Voiture de n’estre pas encore hors de l’honneur de son souvenir : elle m’obligera infiniment de m’y garder toujours quelque part car j’en fais un cas singulier, et s’il m’estoit permis de finir vôtre lettre comme j’en finirois une si je me donnois l’honneur de luy écrire je luy dirois que je suis avec respect son tres-humble et tres-obeissant serviteur DL[,] mais puisque la coûtume ne permet pas cela faites luy je vous prie un complim[en]t pour moy qui soit des plus honnêtes et pendant que vous serez en train souvenez vous que j’en dois un aussi à vos illustres amis  [7]. Je suis bien aise que Mr. Du Rondel se reimprime en réimprimant Epicure [8], et qu’il applique toujours ses soins genereux à deffendre un si homme de bien condamné par tout le genre humain et réhabilité par Gassendy [9] autre personnage d’une piété rare. Je suis tout à vous. J’oubliois à vous dire que malheur à vous si vous avez loûé les Dialogues de l’ abbé de Danjeau [10], car le public les déloûë par provision et les 2 abbez en sont si honteux qu’ils désavoûent l’enfant, l’ abbé de Choisy proteste que c’est l’autre, et l’autre soutient qu’ils n’ont jamais parlé de piété quand ils ont esté ensemble, et ils n’ont pas eû de peine à le faire croire. On a fait ladessus une chançon.

[Sans] tant épargner ma bource écrivez moy en droiture*, Mad. de Varen[nes] [vo]us fait ses complimens.

[D]epuis ma lettre écrite j’ay esté chez Michaëlet libraire pour savoir quand [p]aroîtroit l’ouvrage qui doit servir d’apolog[ie] au Pere Mainb[ourg] et auquel 5 ou 6 [p]ersonnes ont travaillé [11] et il m’a dit qu’il venoit d’avoir le privilège et qu’il n’atten[do]it plus que le manuscrit[.]

J’avois des[j]a lû quand j’ay reçu vôtre lettre [12] le 4° du Pere Simon, aussi bien [q]ue son Hist[oire] critique des coûtumes et mœurs du Levant [13], et un autre petit [li]vre dont je ne say p[oin]t l’ autheur, et qui a pour titre Hist[oire] de l’origine des [r]evenus ecclesiastiques [14], mais je ne vous en ay p[oin]t parlé parce qu’estant [i]mprimez en païs étrangers j’ay cru que vous les aviez vûs avant moy[.] Mr. Du Vignau [15] avec qui je demeure à présent chez Mad. Goulon, vous fait ses complimens, vous savez que cette demoiselle demeure dans la rûë de Savoye [16], ainsi je vous prie de m’y adresser mes lettres.

Notes :

[1Pierre Joseph Cantel, S.J., (1645-1684), Metropolitanarum urbium Historia civilis et ecclesiastica (Parisiis 1684, 4°). Le compte rendu paraîtra dans les NRL d’octobre 1684, art. X.

[3Voir Catulle, Carminum, 22, 16-17 : « ce même homme n’est jamais si heureux que lorsqu’il écrit un poème. Il est plein de contentement, s’admire lui-même. »

[6Sur Louise Rou, née Elle-Ferdinand, voir 242, n.1.

[7Les « illustres amis » de Bayle sont sans doute Pierre Jurieu et sa femme, Hélène Du Moulin.

[8Sur ce projet de publication par Du Rondel, voir Lettre 282, n.13. La version latine, augmentée, de l’ Epicure de Du Rondel, que celui-ci avouait mettre du temps « à décrire » (c’est-à-dire « rédiger »), était celle qui ne devait être publiée qu’en 1693.

[9Allusion aux publications de Gassendi : De vita et moribus Epicuri libri VIII (Lyon 1647, 4° ; La Haye 1656, 4°), et Animadversiones in decimum librum Diogenis Laertii, qui est de vita, moribus, placitisque Epicuri (Lyon 1649, folio, 3 vol.), qui contenaient en appendice le Philosophiae Epicuri Syntagma. Ces ouvrages furent réédités dans ses Opera omnia (Lyon 1658, folio, 6 vol.) et connurent par la suite de nouvelles éditions distinctes.

[10Annoncés dans les NRL de juillet 1684 (cat. iii), les Quatre dialogues. 1. Sur l’immortalité de l’ame. 2. Sur l’existence de Dieu. 3 Sur la Providence. 4. Sur la religion (Paris, 1684, 12°) de Louis de Courcillon de Dangeau et de François-Timoléon de Choisy, font l’objet de l’art. VI des NRL d’août 1684 ; voir aussi la défense de l’ouvrage par l’ abbé de La Roque dans le JS du 21 août 1684, et Lettre 320, n.15, 17, 18, 19.

[11Voir le titre de l’ouvrage publié sous le nom de Louis Ferrand, ci-dessus n.5, et d’autres allusions aux Lettres 357, n.3, et 366, n.16. Jurieu devait répondre à Louis Ferrand en 1686 par son Vray système de l’Eglise et la véritable analyse de la foy (Dordrecht 1686, 8°).

[12Cette lettre de Bayle à Larroque est perdue.

[15Duvignau, ministre de Châtellerault. Au moment de la révocation de l’Edit de Nantes, les ministres réformés eurent quinze jours pour quitter le pays. Duvignau ne put se résoudre à partir. Il se cacha mais fut découvert à Paris et embastillé en 1686. Pour sortir de prison, il dut s’engager à partir immédiatement à l’étranger et s’exila aux Pays-Bas, laissant à Paris sa femme et un jeune enfant. Sa femme abjura sous la pression des autorités, mais réussit à partir en Hollande peu après et retourna à l’Eglise réformée. Voir Haag, et Ravaisson, Archives de la Bastille, viii.391.

[16Daniel de Larroque habite à l’ancienne adresse de Joseph Bayle : chez Mlle Goulon, derrière les Grands Augustins, au bout de la rue de Savoie, au bout du Pont Neuf, sur le quai de l’Echolle, proche la Samaritaine : voir Lettre 246, p.23.

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