Lettre 342 : Jean-Baptiste de Rocolles à Pierre Bayle
Monsieur
Pour réponse à la vôtre du 3 du courant [1] je vous diray d’abord qu’on a equivoqué sur le discours que l’on m’a fait tenir contre Mr. Jurieu[,] que c’est un libraire de cette ville auquel une personne parlant il y a 8 ou 10 jours de ce que j’avois inseré sur la fin de mon livre de La Marâtre des grands [2], il luy a répondu ce qu’il a voulu à mon avantage dont je ne sçais point les particularitez. Ainsi ne m’alleguant point de temoin determiné que je puisse convaincre du contraire de ce que vous alleguez[,] je me crois suffisament justifié. Voilà pour les paroles fondées sur la prosopopée. Pour celles de l’impression : tout homme indifferent ayant leu dans son Parallelle l’atrocité de ses termes contre moy [3] cui lecta potenter erit res [4], excusera ma defense qui est naturelle même aux plus petits animaux.
Il est vray que vous m’écriviez que Mr. Jurieu ne sçavoit pas que je fusse auteur de ce livre des Conspirations et je m’y tins satisfait : mais de bonne foy le coup estoit donné et le dé jetté c’est à dire l’impression en estoit déjà faite et je ne crois pas devoir donner ce chagrin à l’imprimeur de refaire ou de changer de feuilles, aussi ne vous répondis je et ne vous promis je rien sur cet article, mais pour l’ancienne amitié si cela eust esté affaire je ne l’eusse pas fait et j’en fus faché à vôtre consideration. Je vous suis obligé de l’affection que vous me témoignez. Il y a long temps que je dois estre rompu aux rebuts de la fortune, elle s’est assez souvent presentée à moy, même des les premiers momens de ma naissance, si je n’ay pas eu le bonheur ou que je n’aye sceu l’accueillir, je m’en dois consoler puis qu’elle me laisse cette satisfaction d’estre
Je suis fort persuadé que vous estes fort amy de Mr. Jurieu, je ne crois pas pourtant jusque asture* que vous luy deviez votre établissement* de Roterdam comme Mr Roux [13] le sien de La Haye et je vous crois trop raisonable et trop mon amy de ne faire quelque moment sur tout ce que / dessus. Je n’abuseroy pas plus long temps de vôtre temps mais je me diroy toujours Monsieur
Votre tres humble et tres obeissant serviteur
Je croirois que le credit de Mr. Jurieu m’auroit fait ressentir un insigne rebut du libraire à Mons. Leers depuis peu outre plusieurs autres qui ne meritent pas d’en noircir le papier, n’estoit que j’ay sceu aujourd’huy qu’il a preféré le s[ieu]r Aubert de Versé apres bien d’autres personnes pour sa tant prônée version des Acta eruditorum de Lipsic [14]. Il est vray qu’il etc.
Cela ne vaut pas la peine ma reputation ne depend pas d’un tel homme et quoy que plus vieux que luy, peustestre je dureray plus que luy etc.
A Monsieur/ Monsieur Baile professeur/ en philosophie op de Lewenhave chez/ Mr. Van der Horst/ A Rotterdam •
Notes :
[2] Jean-Baptiste de Rocolles, La Fortune marastre de plusieurs princes et quelques grands seigneurs de toutes nations depuis environ deux siècles (Leyde 1683, 8°), p.288-298, où Rocolles met en doute le témoignage de Titus Oates sur le « complot papiste », contestant ainsi l’exploitation qu’en faisait Jurieu dans son Histoire du calvinisme et celle du papisme mises en parallèle, ch. 8.
[3] Nous n’avons pas trouvé d’allusion à Rocolles dans Histoire du calvinisme et celle du papisme mises en parallele de Jurieu. Bayle a rendu compte de l’ouvrage de Rocolles, Vienne deux fois assiégée par les Turcs, en 1529 et 1683, et heureusement délivrée, avec des réflexions historiques sur la maison d’Autriche et sur la Puissance Ottomane (Leyde 1684, 12°), dans les NRL d’avril 1684, art. V.
[4] Voir Horace, Art poétique, 40, cui lecta potenter erit res, « [moi] qui aurai choisi ma matière selon mes capacités » ; chez Horace le pronom relatif est indéfini.
[5] «
[6] « Si Deus in terris, habitaret Biterris », proverbe biterrois : « Si Dieu était sur terre, il choisirait d’habiter Béziers ».
[7] Voir La Fortune marastre, p.205-209, consacrées à Henri II, duc de Montmorency, amiral et maréchal de France, gouverneur du Languedoc, où il est fait mention de sa femme : « Marie des Ursins gémit encore comme la tourterelle la mort désastreuse et la funeste séparation de son cher époux, et s’estant retirée en un monastère de filles, qu’elle a fondé à Moulins, comme une autre chaste Arthémise, elle a fait dresser un riche mausolée aux ossemens de son mary, affin de passer ses jours aux pieds du crucifix et à l’ombre de sa sépulture. Elle renoncea tout à fait au monde au mois d’octobre de l’année 1658, s’estant liée par les vœux de la religion » (p.208).
[8] Voir La Fortune marastre, p.292, où Antoine Arnauld est désigné comme « Antoine Arnauld d’Andilly » : Rocolles avait semblé confondre le mémorialiste et Solitaire de Port-Royal Robert Arnauld d’Andilly (1589-1674), son frère cadet Antoine Arnauld dit « le grand Arnauld » (1612-1694), et leur frère Henri Arnauld (1597-1692), évêque d’Angers, connu sous le nom d’abbé de Saint-Nicolas à partir de 1621. Sur la famille Arnauld, voir le Dictionnaire de Port-Royal, s.v.
[9] Voir NRL, août 1684, art. VIII, compte rendu de Histoire de François I ; à laquelle est jointe la comparaison de François I avec Charles-Quint (La Haye 1684, 12°, 2 vol.) de Varillas. Les erreurs citées par Rocolles ne figurent plus dans la seconde édition (La Haye 1685, 4° ou 12°, 2 vol.), où la comparaison entre les deux empereurs constitue le treizième et dernier chapitre de l’ouvrage.
[11] Voir Mézeray, Abrégé chronologique ou Extraict de l’Histoire de France, 3 vol. (Paris 1667-1668, 4°). Le passage cité par Rocolles se lit dans le deuxième volume, p.978. En fait, Mézeray donne comme date de l’élection de Ferdinand le 14 mars 1558.
[12] Voir Anima historiae hujus temporis in juncto Caroli V. et Ferdinandi I. fratrum imperio repraesentata, per R.P. Iacobum Masenium e Soc. Jesu. (Coloniae Agrippinae 1672, 4°). Rocolles cite l’index. Le passage en question, qui se trouve à la page 118 (livre 4, § cxx), parle du Romanorum imperium. Quelque anachroniques qu’aient pu paraître à Rocolles cette désignation et celle de Romanorum imperator, elles n’en correspondent pas moins à l’usage des empereurs du Saint-Empire germanique.
[13] Sur la nomination de Jean Rou à la Cour de Guillaume d’Orange, voir Lettre 209, n.5.
[14] Il s’agit apparemment du projet de publier les Acta eruditorum en traduction française établie par Noël Aubert de Versé ; ce projet n’a pas abouti.