Lettre 344 : Henri Basnage de Beauval à Pierre Bayle

[Rouen,] le 8 octobre 1684.

Enfin, Monsieur, après avoir eu bien des allarmes que mes livres [1] ne fussent arrêtez, ils sont parvenus jusqu’à moi, graces aux soins et aux peines que vous avez bien voulu en prendre, dont je vous suis infiniment obligé ; vous faites les choses avec tant de gene / rosité, que vous ne voulez pas même que l’on vous en fasse de compliment, et en effet c’est assez pour une ame comme la vôtre que d’avoir fait plaisir.

Je viens de lire votre journal du mois d’août, où vous paraissez fort embarrassé des avis differens que vous recevez de toutes parts, vous y faites paroître tant de docilité à les recevoir [2], que tout le monde se mêlera de vous en donner, ne fut-ce que pour la gloire de vous en donner. Il me semble que sans trop effaroucher les donneurs d’avis, / un peu plus de fierté ne vous siéroit pas mal, à vous qui êtes desormais sur le pied d’un auteur au dessus des censures aussi bien que des louanges[.] En effet, Monsieur, comme les esprits de tous les hommes sont differens et souvent tournez d’une maniere opposée, il est impossible de satisfaire tout le monde, et il arrive toujours que ce qui plaît infiniment aux uns, ne plaira pas aux autres, l’un s’égaïe à un trait de satyre delicat, et l’autre s’offense de ce qu’on ne ménage pas tout le monde.

Il est peut-être vrai que dans certains endroits vous paroissiez un peu trop partial, et que vous insistiez quelquefois beaucoup sur des choses qui n’étoient pas favorables au parti ; mais aussi cela vous donnoit occasion de dire mille choses / ingenieuses ; et je ne doute pas que le parti blessé ne vous pardonnât volontiers en faveur de la maniere fine et délicate dont vous parliez, ce seroit arrêter le feu de votre imagination et étouffer mille beaux traits de critique ou de louanges que vous y debitez, qui valent quelquefois mieux que les livres même[s].

L’unique raison que je trouve au contraire, c’est la crainte qu’on ne fermât la porte du roïaume à un ouvrage si utile.

Au reste, Monsieur, je ne veux plus vous parler que de Mademoiselle Doucet [3] ; il n’est pas besoin de vous la recommander, sa personne seule se recommande assez, et je crois que vous la servirez avec plaisir pour elle-même. Prenez garde seulement de ne lui rendre pas plus de soins que vous / ne voudriez vous-même.

En verité c’est avec bien du regret que nous la voïons partir et aller chercher si loin un établissement* plus sûr et plus tranquille. Je vous prie de lui aider et de la soutenir en tout ce que vous pourrez, et de croire que je suis, mon cher Monsieur, entierement à vous.

 
Basnage Bauval

Notes :

[1Les livres dont parle Basnage de Beauval sont vraisemblablement des exemplaires de son ouvrage Tolérance des religions, dont on peut penser que le manuscrit avait été confié à Bayle pour qu’il le fasse publier à Rotterdam. De fait, cet opuscule de 100 pages in 12° est sorti des presses rotterdamoises de Henry De Graef à la fin du printemps 1684, et Bayle lui consacre une courte notice des NRL en juin 1684 (cat. iii). Voir aussi l’édition établie par E. Labrousse (New York-London 1970), et celle de Y.-Ch. Zarka, F. Lessay et J. Rogers, Les Fondements philosophiques de la tolérance (Paris 2002), ii.235-289.

[2Dans l’Avertissement placé en tête des NRL d’août 1684, Bayle avait marqué son intention de rectifier les erreurs qu’il aurait commises et de tenir compte des avis que ses lecteurs lui donneraient : « Quand on est assez docile pour publier les erreurs dont on a été averti, il y a beaucoup d’apparence qu’on l’est assez pour réformer les manieres que l’on apprend qui ont déplû, et ainsi le public doit se promettre que cet ouvrage deviendra meilleur de jour en jour, parce que celui qui le compose sera averti sincerement de ce qui n’en plaira pas, et qu’il fera tout son possible pour s’en corriger. Il a été averti de bonne part qu’on n’aime pas qu’il prenne parti dans les matieres dont il parle, et qu’on aimerait mieux qu’il se renfermât dans les bornes d’un historien désintéressé, qui épargne ses réflexions. On remarquera desormais qu’il a profité de cet avis. » On approuve qu’il ne charge point son ouvrage de remarques scientifiques, car, aussi intéressantes qu’elles soient, on en trouve dans les autres journaux d’Europe ; sur le sérieux ou l’humour dont le journaliste fait preuve, les sentiments sont partagés : « Il y a des gens graves qui voudroient que tout fût sérieux dans ces Nouvelles, et qui désapprouvent certains traits que l’on y répand pour égayer le lecteur. D’autres soûtiennent que ces petits grains de sel sont absolument nécessaires si on veut que le lecteur nous pardonne la longueur que nous ne sçaurions éviter, parce que nous voulons donner une idée juste et exacte d’un ouvrage. Ils disent de plus que ces Nouvelles ne sont pas tant pour les docteurs et pour les sçavans de profession que pour une infinité de gens du monde que leur paresse naturelle ou les embarras d’un employ pénible empêchent de lire beaucoup, quoy qu’ils soient fort aises d’apprendre. Si on veut les instruire, il faut les attirer par l’espérance qu’ils ne s’ennuyeront point et qu’ils trouveront quelque chose qui les accommodera lors qu’ils auront la patience de lire toute la piece. » Enfin, certains lecteurs ont reproché au journaliste de décerner trop de louanges aux auteurs. Sur ce point, Bayle justifie son attitude avant d’annoncer le changement souhaité : « On se sent un grand penchant à louër les livres dont on parle, et c’est la moindre reconnoissance que l’on puisse avoir pour un auteur qui nous instruit, et qui a quelquefois travaillé plusieurs années de suite avec des fatigues accablantes, à nous faire son présent. Puis qu’on le veut ainsi, nous nous ferons violence, nous serons plus réservez à louër le monde. Les auteurs se contenteront de nos bonnes intentions. Je souhaite que le public leur rende la justice qu’ils méritent, et que les éloges qu’ils en recevront soient la récompense de leurs travaux. »

[3Peut-être s’agit-il d’ Anne Doucet, dont le nom figure parmi ceux de religionnaires partis de Sedan au Refuge : voir N. Weiss, « Sedan. Notes sur la Réforme du au siècle », BSHPF, 43 (1894), p.533.

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