Lettre 412 : Gregorio Leti à Pierre Bayle
Monsieur
Je vous suis infiniment obligé des meimoires que vous donné au public sur mon Histoire de Geneve [1]. Mais pour ce qui concerne le reste je ne scay Mons r si c’est de mon Ceremonial ou de quelque autre que vous parles[,] il est vrey que mon nom est tout au loing [2] • ce qui me fait croire que vous parlies de moy. Je vous dis le vrey Mons r j’ay trop de rispect pour vous, pour vous cacher tout ce qu’ay dans le cœur, ce pour quoy je vous parle sinceritate philosophica[.] Premierament je croy que vous aves voulu choisir tous les endrois les plus foibles (come m’a esté dit de plusieurs des mes amis) et le[s] plus obscur[s], et qui peuvent me porter plus de prejudices : mais laissons cela, vous faites voir trop manifestament que vous aves eu l’intention de m’offencer directament, il arrive bien souvent qu’un auteur ou pour se descharger / de quelque passion particuliere, ou pour faire service à quelque enemy du personage luy donne quelque petit coup en passant un peu couvert ou sur quelque masque qui peuvent avoir double signification : mais je vous prie mon cher Mons r Baïul en honeste homme s’il y a rien de plus choquant, et de plus plait dans ce monde, que cela que vous dites que je merite la premiere partie du sournom du chevalier Bayard [3], voila le surnom du chevalier Bayard sans peure et sans reproche : c’est à dire quoy ? Je n’ay pas besoin de vous l’expliquer, je merite la premiere partie mais non pas la seconde[,] outre que ce mot de peure quoy qu’on luy peut donné plusieurs expressions toutes fois en bon langage est tous jours offensans. Je vous confesse Mons r que vous aves raison car je suis l’homme du monde le plus / ramplis des défauts, et le plus sujet à des reproches : quoy que pour tant je puis dire sans vanité, come je vous luy feray voir Mons r dans le cinquiesme volume de mon Italie regnante [4] avec les pages et les paroles marqué[e]s qu’il y a jusque à cent et trente auteurs qui me font la grace de parler de moy soit des Italiens, soit des Francois, soit des Englois, soit d’autres ; outre que le Journal des schavants des Paris en parle en plus de 14 endroits [5] et tous fort obligement, et je puis dire que vous estes le premier qui m’ayez offancé dans ses livres directament qui soit venu à ma conoissance, et meme dans tous vos deux dernieres livres [6].
Je vous parle Mons r avec toute sincerité, et d’autant plus j’ay sujet de quelque petit chagrin que tout le monde conoissent que je suis celuy qui s’interese le plus à tout ce qui concerne vostre gloire, et vostre riputation, come je le feray toujours car j’ay une estime particuliere pour tout ce qui concerne vostre merite : et je parle avec le profond de l’ame. Je n’ay pas jamais peu m’accommoder avec ceux de ma nation à cause que je suis accoustumé à parler avec trop de sincerité / ceux qui escrivent quoy que avec une plume angelique come la vostre ne laissant pas d’avoir leurs critiqueurs et bien souvent ceux qui font le plus les avis qui escrivent souvent et qui temoignent de la passion etc[.] sont ceux qui deschirent les livres des honnestes gens come des pattes veilles ; sapienti pauca [7]. Croyes moy et rende moy je vous prie justice de le croire, que je ne la cede de zele à personne là où se traitra chose de vostre service, et de vostre honneur : et je me insinue tout expres dans les compagnie[s] pour parler de vostre merite et pour le merite de vos ouvrages[.] Voila deschargé tous mon coeur et je le fais avec d’autant plus de plaisir que je suis persuadé que vous aures de la bonté d’excuser ma liberté et ma franchise et de me croire que je seray toute ma vie Monsieur
Faite moy la grace Mons r je vous en prie de toute mon ame de venir passer quelques jours avec nous j’ay une chambre à vostre service où vous pourries escrire sans aucun empechement
le tres humble et le tres obb[éissa]nt serv[iteur]
Notes :
[1] Dans son compte rendu, NRL, mars 1685, art. VIII, de l’ouvrage de Leti, Il Ceremoniale historico et politico, Bayle mentionne in fine, selon les indications données par Leti lui-même dans la Lettre 392, son ouvrage en préparation, qui ne sera publié que l’année suivante : Historia genevrina, o sia Historia della Città e Republica di Geneva (Amsterdamo 1686, 12°), et dont Bayle donnera le compte rendu dans les NRL, mars 1686, art. IX.
[2] L’expression est évidemment ironique ; il s’agit toujours du compte rendu d’ Il Ceremoniale historico et politico dans les NRL, mars 1685, art. VIII.
[3] L’expression exacte de Bayle est la suivante : « comme cet article est déjà d’une longueur très considérable, nous sommes obligez de nous arrêter ici, en avertissant le lecteur, qu’encore que M. Leti parle des choses avec une liberté, qui pourroit lui mériter la première partie du surnom du Chevalier Bayard, il n’y a point d’homme qui donne plus de louanges et à plus de gens que lui ».
[4] Gregorio Leti, Italia regnante : voir Lettre 160, n.67.
[5] Le JS aurait parlé en quatorze endroits de G. Leti : on trouve en tout cas une demi-douzaine de comptes rendus des ouvrages de Leti dans le JS entre 1676 et 1685 (et encore sept entre 1686 et 1706).
[6] Au-delà de l’article des NRL, mars 1685, art. VIII, Leti fait allusion ici à une remarque ironique de Bayle dans les Nouvelles lettres critiques, VIII, § 8 ( OD, ii.213), où il vise Leti, auteur du Theatro britannico : « Un historien moderne qui a suivi très-exactement la maxime, qu’il ne faut pas que l’on connoisse dans une histoire la religion de l’historien, et qui assurément se préocupe fort peu dans ses livres pour la religion huguenote... »
[7] « au sage quelques mots suffisent ».