Lettre 421 : Claude-Charles Guyonnet de Vertron à Pierre Bayle
Sans avoir l’honneur d’estre connu de vous Monsieur, je me donne celuy de vous écrire, pour vous prier de lire Le Paralelle [ sic] de Louis le Grand avec tous les princes qui ont porté ce glorieux surnom [1] ; et pour vous engager à la lecture de ce panegyrique j’ose vous assûrer sans vanité que ce petit ouvrage a eu du succez à la Cour. Le Roy , mon auguste maistre, dont la modestie est égale à la grandeur, a eu la bonté de me dire qu’il l’avoit lû avec beaucoup de plaisir, qu’il me remercioit, et qu’il me loüeroit davantage si je ne loüois pas tant ; apres de telles loüanges Monsieur, un autre que moy et plus modeste et plus politique auroit raison d’estre content de ses travaux academiques. Cependant je recherche avec empressement votre approbation pour faire valoir mon livre dans la Republique des Lettres. Votre idée est la plus spirituelle et la plus heureuse du monde, en effet vous meslez dans vos Nouvelles l’utile avec l’agreable. Oui Monsieur tous les scavans vous doivent estre infiniment obligés de vos jugements si équitables et si desinterressés, puisque vous leur faites voir d’une maniere fine et honneste les defauts de leurs / ouvrages que l’amour propre les empeschoit de connoitre, et vous purgez ainsi par cette judicieuse critique, également éloignée de la pedanterie et de la satyre, la Republique des Lettres de ces faux sçavans, et de ces esprits turbulens et entestez d’un sçavoir confus ou imaginaire. Sans vous Monsieur mille méchantes plumes auroient rüiné les imprimeurs et les libraires, sans vous mille gens seroient dans l’erreur, sans vous de fades orateurs et une infinité de miserables poëtes auroient escaladé le Parnasse, et y auroient entretenu les feux d’une guerre pernicieuse ; sans vous ces auteurs mécontens, et ces esprits chagrins du bonheur des autres auroient fait injure aux muses comme les geans le firent autrefois aux dieux : enfin Monsieur vous avez éloigné ces maux par vos Nouvelles qui sont pour leur beauté des oracles, et pour leur force des edits rigoureux contre les pretendus beaux esprits. Vous decidez souverainement ; et par ces sçavantes decisions vous maintenez cette pretieuse Republique dans ses droits et dans sa tranquillité. L’on peut méme / ajouter à v[ot]re avantage, sans vous flater Monsieur, que vous abatez par un seul coup de plume les testes des méchans auteurs ; et que vous charmez par vos eloquens discours les oreilles les plus delicates. Que vous estes heureux ! Vous vous immortalisez en prenant le parti des filles immortelles par la chasse que vous donnez à leurs ennemis. Il ne manque plus à votre gloire Monsieur, que de faire une triple alliance entre l’auteur du Journal des scavans, le Mercure galant, et la Republique des lettres ; la chose est assez difficile, mais elle n’est pas impossible, et elle seroit à soühaiter pour le bien public, et pour ôter lieu à l’envie et à la jalousie, mon ouvrage sans doute m’attirera l’une et l’autre. Si vous l’approuvez et si vous lui donnez place dans vos Nouvelles, recevez le s’il vous plaist comme une marque d’estime ; en attendant que je vous fasse part de l’histoire que j’ecris en latin pour l’utilité des etrangers [2]. Je ne doute point que vous n’ayez vû par hazard de mes essais en divers lieux [3], mais ce seroit pour moi un coup de maistre, si tout inconnu / que je vous suis, je pouvois meriter votre amitié, et vous persuader des la premiere fois que je vous écris, avec combien de sincerité et d’estime je suis v[ot]re tres humble et tres obeissant serviteur.
historiographe du Roy
Vous addresserez s’il vous plaist v[ot]re réponse à Monsieur Le Fevre libraire au dernier pillier de la grande salle viz à vis les req[uêt]es du Palais à Paris parce que je suis souvent absent •
Notes :
[1] Claude-Charles Guyonnet de Vertron (1645 ?-1715), avocat général au parlement de Metz, membre de l’Académie d’Arles depuis 1680, historiographe du roi, auteur du Parallèle de Louis le Grand avec les princes qui ont été nommez grands (Paris 1685, 12°), ouvrage qui devait être accompagné de la liste des Noms des princes surnommés grands qui composent le Parallèle de Louis le Grand (s.l.n.d., 4°). Bayle ne semble pas avoir réagi immédiatement à cette lettre, mais, après l’arrestation de son frère en juin 1685, il se résoudra à faire mention de cette œuvre de courtisan dans les NRL, septembre 1685, cat. i. Lorsqu’il écrivit à Bayle, Guyonnet de Vertron avait déjà fait parvenir son œuvre à l’ abbé de La Roque, qui en avait fait paraître un compte rendu très flatteur dans le JS du 14 mai 1685.
[2] Ce projet ne semble pas avoir abouti.
[3] Les travaux de Vertron n’avaient guère attiré l’attention de Bayle. A cette date, on ne lui connaît que les ouvrages suivants : Conversations sur l’excellence du beau sexe (Paris 1669, 12°) ; Les Tableaux des vertus royales, ou les génies françois, latin, italien et espagnol (Paris 1680, 4°) ; Hercules gallicus. L’Hercule françois (s.l.n.d., 4°). L’année suivante, il devait publier un nouvel éloge du roi : Le Nouveau Panthéon, ou le rapport des divinités du paganisme, des héros de l’antiquité et des princes surnommés Grands, aux vertus et aux actions de Louis le Grand ; avec des inscriptions latines et françaises en vers et en prose, pour l’histoire du roi (Paris 1686, 12°).