Lettre 1312 : Pierre Bayle à Pierre Regis

• A Rotterdam le 6 e d’oct[obre] 1697

Je vous prie Monsieur, d’agréer que je vous envoie par la poste un exemplaire d’un petit ecrit que je viens de publier. Je vous l’eusse envoié par une voie qui ne vous eut pas couté le port, c’est à dire autant ou plus qu’on ne le vend chez les libraires, mais aiant une raison forte de me donner l’honneur de vous ecrire ce soir, et ne pouvant dif[f]erer jusques à une occasion de libraire, ou de quelque autre personne, j’ai jugé qu’il ne vous en couteroit pas davantage pour l’exemplaire que pour une lettre simple.

Ce qui m’oblige Monsieur à vous ecrire presentement est que j’ai seu qu’on m’a voulu faire passer pour l’auteur d’un livre injurieux à Monsieur Leti. Dès que je le seus • je lui ecrivis pour lui protester que cela etoit tres faux. Et aiant eté averti qu’il continuoit de le croire, et que Monsieur Le Clerc le croioit aussi j’ecrivis à ce dernier dans les termes que je jugeai les plus capables de lui faire voir mon innocence. Il m’a repondu comme je le pouvois souhaiter, qu’il ne put plus douter que je ne parle sincerement apres les deux lettres qu’il a vues de moi sur ce sujet. Je regarde donc cette af[f]aire comme finie, et je suis delivré par là d’une inquietude chagrinante* / car d’un coté je ne vois point qu’il soit facile[,] quelque innocent que l’on soit[,] de desabuser des gens prevenus et de l’autre rien ne me paroit plus inexcusable, ni plus scelerat meme que le seroit ma conduite si j’avois ecrit contre les Loteries de Mr Leti apres la lettre que je me donnai l’honneur de lui ecrire pour le remercier de l’exemplaire qu’il m’envoia tres obligeamnent, peu de jours depuis la conversation de bonne amitié que nous avions euë ici chez Mr Leers.

Vous m’etes temoin Monsieur de la candeur avec laquelle je vous priai de faire bien des amitiez et des protestations d’estime et au beau pere et au gendre. Mr Leti m’assura que vous vous etiez soigneusement a[c]quitté de la commission. Que penseroit on de moi si j’etois capable de joüer de tels coups de traitre ? Je n’en suis point capable, s’agit il de gagner tous les ap[p]laudissemen[t]s de quatre nations, et de convertir en ma faveur cent peuples divers alienez et preoccupez.

Je vous prie donc instamment Monsieur, comme je ne veus plus en importuner ni Mr Leti ni Mr Le Clerc, de leur temoigner que la lettre que ce dernier m’a ecrite, et celle que le premier a ecrite à Mr Leers m’ont comblé de joie en me faisant con[n]oitre qu’ils se rendoient aux protestations sinceres que je leur ai faites que je ne sai ce que c’est que le livre intitulé Considerations sur les loteries etc. Je puis vous protester encore aujourd’hui que je ne sai ce que c’est. Nos libraires ceux pour le moins chez qui je vais ne / l’ont point. Mr Basnage qui l’a vu à La Haye chez Mr de Beauval ne l’a pas, et n’a pu, par consequent me le preter. Je souhaitois de le lire pour voir s’il y a eu des pretextes de m’en faire l’auteur. Mr Le Clerc m’a fait la grace de me communiquer ces pretextes. On dit l°, que le style de cet auteur ressemble au mien. 2°, qu’il emploie un passage de Palavicin que j’ai emploié. 3°, qu’il debute par repondre pour moi et avec des louanges à un passage des Loteries qui semble m’attaquer, 4° qu’il parle de pyrrhonisme historique, chose qui roule beaucoup dans mes ecrits. J’avouë que selon les regles ordinaires de la critique[,] on peut s’imaginer là dessus que j’ai composé cet ouvrage, mais cela meme doit faire voir combien ces regles sont trompeuses, j’en donne plusieurs exemples dans mon Diction[n]aire. Un homme malin qui m’auroit voulu commettre avec ces deux Messieurs afin de m’attirer de toutes parts des ennemis redoutables auroit pu rependre sur cet ecrit les 4 caracteres que je viens de marquer. Cela est aisé quand on veut s’en donner la peine. Mais je trouve plus vraisemblable que l’auteur n’a pas eté animé d’un esprit si artificieux*.

J’ai recu une lettre d’Amsterdam qui m’assure qu’enfin cet auteur a decouvert son secret à quelques amis intimes, et nommement à celui qui me l’ecrit. Il a des raisons, dit on, de le cacher ; mais puisque son mystere ne l’est plus pour 2 ou 3 plus ou moins, je suis persuadé qu’il sera bien tot public, et cela achevera de me justifier. La personne à qui il a confessé la chose ne m’a point dit qui il est, mais seulement qu’il n’a que 25 ans, et que les Considerations sur les « Loteries » de Mr Leti sont son coup d’essai. Dès là je compren[d]s que / sans dessein il • a pu ecrire de l’air qu’il a fait. Un jeune homme qui n’a pas encore de style formé prend aisement l’air d’un auteur qu’il vient de lire. Celui cy avoit peut etre passé 2 ou 3 mois de suite à courir tout mon Diction[n]aire[,] à son age, la memoire est tenace, et s’imbibe aisement de ce qu’on lit, et si de son naturel il goute mes maximes et mon caractere, il s’en remplit et s’en coiffe, et se mettant là dessus à composer il fait presque ce qu’un peintre qui copie [ sic]. Il m’est arrivé à cet age là que si j’ecrivois quelque chose apres avoir lu tout fraichement un certain auteur, les phrases de cet auteur là se presentoient à ma plume sans meme que je me souvinsse distinctement de les avoir lues là.

Au reste tous les refugiez ne s’abstiennent pas de parler de moi flat[t]eusement. L’auteur de la Vie du prince de Condé, du Mercure historique, des Lettres historiques ne s’en sont pas abstenus, et si celui cy n’a que 25 ans, il est plus probable qu’il n’est pas atteint de la rancune et du mal talent* de ceux qui etoient hommes faits au tem[p]s de la grosse querelle • de l’ Avis aux ref[ugiés].

Mais, Monsieur voila de trop longs discours, n’en fatiguez point Mr Leti ni Mr Le Clerc, contentez-vous je vous prie de leur marquer si vous voulez epargner leur tem[p]s que je m’eten[d]s là dessus, et que je ne vous ecris cette longue lettre qu’afin qu’ils connoissent combien je souhaite que mon innocence soit à couvert meme des soupcons les plus mal fondez, principalement lors que je fais profession d’aimer d’estimer et d’honorer, comme vous savez que je fais.

J’ap[p]ren[d]s que Mr Leti fait imprimer plusieurs lettres qu’il a recues en divers tem[p]s. Je n’ai garde de croire qu’il y veut inserer celle que je lui ecrivis sur ses Loteries. Si j’avois pu m’imaginer une telle chose[,] je l’eusse prié incessamment de ne le point faire, vu les circonstances du tem[p]s. Mais etant persuadé qu’il ne songe point à cela, je ne juge pas necessaire, ni de lui en ecrire, ni de vous prier de lui en parler.

Je suis, Monsieur votre tres humble etc.

Bayle

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