Lettre 1365 : Pierre Bayle à Jacques-Gaspard Janisson du Marsin
Je vous suis obligé mon cher Monsieur, de tant de soins, et de tant de peines que vous avez la bonté de prendre pour moi [1]. Je vous remercie cent et cent fois des reponses instructives que vous a faites l’oracle du College roial l’illustre Monsieur l’abbé Gallois [2]. Je l’en remercie lui aussi avec tous les sentimen[t]s de la grande estime que j’ai pour lui depuis long tem[p]s, et je le sup[p]lie tres humblement de se souvenir de ce qu’il vous a promis touchant Melirias. Indiquez-moi, je vous en conjure, la faute qu’on m’a fait faire sur son chapitre [3].
Je ne vois personne qui songe ici à imprimer le Rabelais du pauvre Mr Bernier [4] dont vous m’ap[p]renez la mort dans une apostille. On sait que Mr Le Duchat travaille depuis long tem[p]s à commenter cet auteur [5], et on est fort assuré qu’il reussira beaucoup mieux. Je vis l’autre jour ici un de ses amis qui est conseiller au parlement de Mets, et qui a porté au libraire d’Amsterdam un nouveau recueil de remarques sur le Catholicon [6]. Il me dit que son ami ramasse toujours des materiaux pour l’illustration de Rabelais, et qu’il s’y porte avec d’autant plus d’ardeur qu’il voit souvent à Mets le nouvel intendant [7] grand admirateur de Rabelais.
J’ai les Miscellanea de Mr Menage in 4° imprimez en 1652 [8]. C’est tout ce que j’ai de pieces contre Montmaur [9]. Je vous suis obligé de tant d’autres dont vous me promettez l’usage, et que j’aurai soin de vous renvoier apres m’en / etre servi.
Nos nouveautez lit[t]eraires sont les suivantes.
Mr Spanheim prof. en theol. à Leide a publié des dissertations pour refuter ceux qui disent que l’empereur Philippe a eté chretien [10]. Mr Gronovius professeur au meme lieu a donné le 2e et le 3e volume des Thesaurus antiquitatum Graecorum [11]. Mr Voet professeur en jurisprudence au meme lieu a donné un in-folio qui est la premiere partie de son commentaire sur les Pandectes [12]. Le 7e et le 8e volume des Thesaurus antiquitatum Graecorum viennent d’etre publiez à Utrecht [13]. On a publié dans la meme ville une edition Variorum des fables de Phedre avec les notes post[h]umes de Gudius [14]. Un Anglois a publié en sa langue un livre contre Mr Du Pin pour repondre aux argumen[t]s par lesquels celui ci prouve que le passage de Joseph touchant Jesus Christ est sup[p]osé [15]. On a achevé l’impression d’un livre post[h]ume de Mr Hugens sur la theorie des cieux [16] ; on y trouvera des choses assez singulieres sur le sentiment qu’avoit l’auteur que toutes les planetes sont des païs habitez aussi bien que la terre. Mr Maier professeur en theologie à Hambourg vient de m’envoier un petit livre qu’il a publié en latin contenant l’histoire de la femme de Luther [17]. Un jurisconsulte allemand nommé Wasserbach a publié en latin une dissertation curieuse sur la statue d’Harminius, et sur celle de Witikind et de Charlemagne [18]. Mr Le Clerc a donné une nouvelle edition de ses ouvrages philosophiques reduits en [b.] / 4 parties [19]. Sa version du Nouveau Testament commenté par le docteur Hammond, cette version dis-je d’anglois en latin avec quelques notes qu’il y a repandues se vend depuis quelques jours. C’est un gros in-folio [20].
Je suis mon cher Monsieur avec toute sorte d’estime votre tres humble et tres obeissant serviteur
Comme j’allois cacheter ce paquet j’ai recu de notre illustre Mr Cuper une lettre pour Mr l’abbé Nicaise [21], et une autre pour le pere Pagi [22] qu’il me prie de faire tenir. Je prens la liberté Monsieur, de vous les recommander. Il n’y a qu’à les faire porter à la poste, mais je crois que je dois vous prier de changer à la suscription de celle du pere Pagi le mot Augustin en celui de [c.] Francois. Je le ferois moi-même, si je ne jugeois que vous serez plus certain si ce changement est necessaire.
MANUSCRITS
*A. Collection d’autographes du comte Maurice Allard du Chollet, tome XVIII : BnF mss n.a.f. 24003, f. 401-[403] [erreur de pagination ; les numéros de folios font d’ailleurs l’objet d’une correction] : lettre autographe.
B. Fichier Charavay XIII, 394r et 395r.
C. Catalogue de la collection du baron de Trémont, 1853, p.16, n° 106.
D. Catalogue de la collection Esterhazy, 1857, p.6, n° 61.
E. Amateur d’autographes, 16 septembre 1862.
Notes :
[a.] « avec la preced[en]te » : note en haut de la page à côté de la date.
[1] Voir en particulier la lettre de Jacques-Gaspard Janisson du Marsin du 22 novembre 1697 (Lettre 1329), qui accompagnait un mémoire qui ne nous est pas parvenu. Rappelons que Janisson du Marsin (né en 1676) se rendit en Hollande à l’été 1698 pour professer le protestantisme. Il fut reçu membre de l’église de La Haye le 11 octobre 1698 ; en mars 1700, il devait s’établir à Amsterdam, puis revint à Paris et se convertit au catholicisme et reçut une gratification de 200 livres. Des doutes subsistent, cependant, sur la sincérité de sa conversion et Janisson du Marsin fut soupçonné de servir les intérêts des États de Hollande : voir E. Labrousse, Inventaire de la correspondance de Pierre Bayle, s.v., p. 365-366.
[2] Jean Gallois (1632-1707) avait été précepteur des enfants de Denis de Sallo, fondateur du Journal des savants et devint lui-même rédacteur de ce périodique après le renvoi de Sallo en 1666 (il devait abandonner la rédaction en 1674 à l’abbé Jean-Paul de La Roque). Il entra à l’Académie des sciences en 1667. A partir de 1670, il passa au service des Colbert, devenant en particulier secrétaire et conseiller de Jean-Baptiste Colbert pour l’érudition et les sciences ; en 1673, il entra à l’Académie française, succédant à Bourzeis, et fut nommé abbé de Saint-Martin de Cores. Après la mort de Colbert, il fut brièvement garde de la Bibliothèque du Roi (1683-1684) et, en mars 1686, il obtint la chaire de mathématiques au Collège royal. Voir le Dictionnaire des journalistes, s.v. (art. de J.-P. Vittu). Il n’y pas d’échange direct de correspondance entre Bayle et l’abbé Gallois.
[3] « Melirias » (ou plutôt « Melitias ») est le nom courant (« vulgaire ») d’un petit village en Thrace près d’Istanbul dont le véritable nom est « Melantias » selon Suidas et Procopius : voir Charles Estienne, Dictionarium historicum, geographicum, poeticum (Lutetiae, Cura ac diligentia Caroli Stephani, M.D.LII. Cum privilegio Regis. Excudebat Carolus Stephanus, typographus Regius, Parisiis, ann. M.D.LIII. Prid. Non. Decemb.). L’ouvrage a connu de très nombreuses éditions, dont Bayle a consulté celles de 1620 et de 1662, où le nom du village est orthographié « Melitias » (p. 1286b et s.v.n « Melantias », non paginée, respectivement) – comme aussi dans les éditions Genevae, sumptibus Samuel Chouët,1660, p. 1328b et Oxonii, 1670, p. 517. Nous n’avons pas trouvé le texte de Bayle où ce village est mentionné sous ce nom ; il s’agit peut-être d’une lettre perdue communiquée par Janisson du Marsin à Gallois. La mise au point de Gallois concernait peut-être précisément cette erreur d’orthographe dans le texte de Bayle. Sur les éditions du Dictionarium consultées par Bayle, voir H.H.M. van Lieshout, The Making of Pierre Bayle’s « Dictionnaire historique et critique » (Amsterdam & Utrecht, APA-Holland University Press, 2001), s.v. L’ouvrage de Charles Estienne a été traduit par Daniel de Juigné-Broissinière, Dictionnaire théologique, historique, poétique, cosmographique [...] (Paris : Guillaume Le Bé, Jean Roger, 1643, 1655 et de nombreuses autres éditions).
[4] Jean Bernier (1627-1698), Jugement et observations sur la vie et les œuvres grecques, latines, toscanes & françoises, de Me François Rabelais, ou le Véritable Rabelais réformé (Paris, Laurent d’Houry, 1697 ; 2e éd. 1699). Bernier avait lui-même annoncé cette publication dans sa lettre adressée à Bayle du 3 décembre 1696 (Lettre 1187 : voir n. 10). Bayle avait une piètre opinion de Bernier, médecin à Blois, depuis les démêlés de ce dernier avec Ménage : voir Lettre 929, n. 18.
[5] Sur l’édition des Œuvres de Rabelais avec des « remarques historiques et critiques » par Jacob Le Duchat, qui ne devait sortir que bien des années plus tard (Amsterdam, 1711, 8o, 6 vol.), voir Lettre 1039, n.14.
[6] Jacob Le Duchat était l’éditeur de la Satyre ménippée de la vertu du catholicon d’Espagne [...] (Ratisbonne [Amsterdam], 1696 ; nlle éd.1699) : voir Lettre 936, n. 14.
[7] Charles-Étienne Turgot de Sousmont (1670-1722), avocat du roi aux requêtes de l’Hôtel, maître des requêtes en 1690, intendant de la généralité de Metz, duché de Luxembourg, comté de Chiny et frontières de Champagne en 1697, puis intendant à Tours en 1704, enfin intendant à Moulins (1709-1716). Il fut père de Michel-Étienne Turgot, prévôt des marchands de Paris, et grand-père d’Anne Robert Jacques Turgot (1727-1781).
[8] Aegidii Menagii Miscellanea (Parisiis, apud Augustinum Courbé, 1652).
[9] Sur la guerre lancée par Jean-François Sarrasin (rejoint rapidement par l’avocat Charles Feramus, Ménage, Scarron et Sorel) contre Pierre de Montmaur (1576-1650), S.J., poète néo-latin professeur de grec au Collège royal, qui se désignait lui-même comme « le plus grand parasite que la terre ait jamais porté » – guerre qui aboutit à la publication de la célèbre satire Parasite mormon, histoire comique (s.l. [Paris] 1650) – voir Lettre 838, n. 3.
[10] Frédéric Spanheim le fils (1632-1701), Disquisitio tripartita de traditis antiquissimis conversionibus Lucii Britonum Regis, Juliae Mammeae Augustae, & Philippi Imperatoris, patris & filii, publiée dans sa Summa historiae ecclesiasticae [...] (Lugduni Batavorum, 1689). Pour la bibliographie immense de Frédéric Spanheim le fils, voir la notice que lui consacre Jean-Pierre Niceron, Mémoires pour servir à l’histoire des hommes illustres (Paris, Briasson, 1734), XXIX, p. 11-26, et M. Archinard, « La famille des Spanheim », BSHPF, 12 (1852-1865), n° 1/3 (1863. janvier, février, mars), p. 96-110 : https://www.jstor.org/stable/24281888.
[11] Gronovius, Thesaurus Graecarum antiquitatum (Lugduni Batavorum, excudit Petrus van der Aa, vol. II et III, 1698).
[12] Johannes Voet, Commentarius in Pandectas : in quo, praeter Romani juris principia ac controversias illustriores, jus etiam hodiernum et praecipuae fori quaestiones excutiuntur (Lugduni Batavorum, apud Johannem Verbessel, 1698).
[13] Bayle commet un lapsus sur le titre : il s’agit certainement des volumes de la publication de Graevius, Thesaurus antiquitatum Romanarum, in quo continentur lectissimi quique scriptores, qui superiori aut nostro saeculo Romanae reipublicae rationem disciplinam, leges, instituta, sacra, artesque togatas ac sagatas explicarunt & illustrarunt, [...]. Accesserunt variae & accuratae tabulae aeneae (Trajecti ad Rhenum, Lugduni Batavorum, apud Franciscum Halmam, Petrum van der Aa, 1694-1699, 12 vol.).
[14] Phædri, Aug. liberti Fabularum Æsopiarum libri V. : cum integris commentariis Marq. Gudii, Conr. Rittershusii, Nic. Rigaltii, Nic. Heinsii, Joan. Schefferi, Jo. Lud. Praschii, & excerptis aliorum. Curante Petro Burmanno (Amstelædami, apud Henricum Wetstenium, 1698). Cette édition comporte quatre nouvelles fables découvertes par l’érudit allemand Marquard Gude (Gudius) (1635-1689).
[15] Edmund Elys (vers 1631-vers1707), An answer to six arguments produc’d by Du-Pin, to prove that passage in Josephus, in which there is such honourable mention of Jesus Christ, to be spurious. Together with some reflexions on a passage in Cornelius Tacitus, and another in one of Plinie’s epistles concerning the Christian religion. In a letter to Mr. C.G. (London, Printed for W[illiam] Marshall, at the Bible in Newgate-street ; and J[ohn] Marshall, at the Bible in Gracechurch-street, 1698). Une nouvelle édition parut chez les mêmes libraires dans le recueil Observations on several books [...] (London, Will. Marshal at the Bible in Newgate-street, 1700).
[16] Christiaan Huygens (1629-1695), Cosmotheoros, sive de Terris coelestibus, earumque ornatu, conjecturae (Hagae-Comitum, apud Adrianum Moetjens, 1698).
[17] Johann Friedrich Mayer (1650-1712), De Catharina Lutheri conjuge dissertatio scripta ad nobiliss. juvenem Dn. Michaelem Richey, [...] (Hamburgi : typis N. Spiringi, 1698).
[18] Ernst Casimir Wasserbach (1664-1709), Dissertatio de statua illustri Harminii, liberatoris Germaniae, vulgò Hiermensul, eum subjectâ appendice De statura Harminii, Wittekindi & Karoli Magni (Lemgoviae, Typis Henr. Wilhelmi Meyeri, 1698).
[b.] « que » raturé.
[19] Jean Le Clerc, Opera philosophica (Logica, Ontologia, Pneumatologia , Physica) (Amstelodami, G. Gallet, 2 vol.). Si Bayle évoque une « nouvelle édition », c’est sans doute que la Physica avait été déjà publiée en 1696 : Joan. Clerici Physica sive de rebus corporeis libri quinque (Londini, A. Swall & T. Childe, 1696).
[20] Henry Hammond (1605-1660), Novum Testamentum Domini Nostri Jesu Christi, Ex Versione Vulgata, cum Paraphrasi et Adnotationibus Henrici Hammondi ex Anglicâ Linguâ in Latinam transtulit, suísque Animadversionibus illustravit, castigavit, auxit Joannes Clericus, Tomus primus (Amstelodami, apud Georgium Galletum, 1698). Le tome II devait sortir la même année : Epistolae sanctorum apostolorum et Apocalypsis S. Joannis, ex versione Vulgata, cum Paraphrasi & Adnotationibus Henrici Hammondi ex Anglicâ Linguâ in Latinam transtulit, suísque Animadversionibus illustravit, castigavit, auxit Joannes Clericus, Tomus secundus (Amstelodami, apud Georgium Galletum, 1698).
[21] Cuper fait allusion dans sa lettre à Bayle du 31 mai 1698 (Lettre 1364) à ses lettres adressées à Nicaise et au père Pagi : celle adressée à Nicaise ne figure pas parmi les huit lettres de Cuper à Nicaise publiées parmi les Lettres de critique, de littérature, d’histoire, etc. écrites à divers savans de l’Europe par feu Monsieur Gisbert Cuper [...] publiées sur les originaux par M. de B** (Amsterdam, Henri Du Sauzet et Guillaume Smith, 1742 et Amsterdam, J. Wetstein, 1743), p. 431-446. Nicaise servait de véritable secrétaire de la République des Lettres en relayant les lettres des uns et des autres : voir Lettre 980.
[22] Dans sa lettre du 13 janvier 1689 (Lettre 720) à Jacques Lenfant, Bayle annonçait le premier volume du grand ouvrage d’Antoine Pagi (1624-1699), cordelier originaire de Provence, dans lequel ce chronologiste avait entrepris de réviser les Annales ecclésiastiques de Baronius, ainsi que l’abrégé et la continuation de Sponde : Critica historico-chronologica in Annales ecclesiasticæ Em. et Rev. Cæs. Card. Baronii, ill. et Rev. Henrici Spondani, Appamiarum Episcopo, ejus epitomatoris, ordine servata in qua rerum narratio defenditur, illustratur, suppletur : Ordo temporum corrigitur, innovatur, et periodo græco, romana nunc primùm concinnata, munitur (Lutetiæ Parisiorum 1689-1705, folio, 4 vol.). Aucune lettre échangée entre Bayle et Pagi ni entre Cuper et Pagi n’a survécu, mais il est souvent question du père Pagi dans les lettres de Cuper à Nicaise publiées en 1742 et 1743 (voir la note précédente).
[c.] Une lettre raturée.