Tome I : Lettres 1-65

Jusqu’à l’année 1678, la liste des correspondants de Bayle est si réduite et se divise si clairement en deux groupes – la famille, d’un côté, et les amitiés nouées à Genève, de l’autre – qu’il nous a paru utile de présenter ici ce petit nombre de personnes.

La famille

En 1643, dix ans après son arrivée au Carla, le pasteur Jean Bayle (1609-1685) avait épousé Jeanne de Bruguière. Des huit enfants du couple, trois seulement dépassèrent la première enfance : l’aîné, Jacob (1644-1685), devint collègue de son père vieillissant et second pasteur du Carla en 1668 ; Pierre naquit en 1647 ; le plus jeune des trois frères se prénommait Joseph (1656-1684). Tous les proches de Pierre Bayle auront disparu fin 1685 et on ne retrouve dans aucune des lettres ultérieures de l’écrivain la spontanéité et l’ouverture de cœur de ses lettres à ses frères. Il n’eut plus guère désormais comme contacts familiaux que deux cousins germains (fils d’un frère aîné de Jeanne Bayle, François Ros de Bruguière, qui avait épousé Anne de Baluze en 1643) avec qui il correspondit de temps à autre, Gaston, officier de carrière, et Jean, sieur de Naudis. Faute de parents plus proches encore en vie (une fille de Jacob Bayle avait précédé son oncle dans la mort), Pierre Bayle fit de Jean de Naudis son héritier universel. Jean de Naudis avait recueilli les lettres de Bayle arrivées autrefois au presbytère du Carla et conservé celles qu’il avait reçues lui-même d’un cousin à la notoriété croissante ; il s’y ajouta peut-être des documents envoyés de Hollande à l’héritier par le consciencieux Jacques Basnage, exécuteur testamentaire du philosophe. Jean de Naudis semble être mort en 1709 et son fils et héritier vendit le dossier épais dont il disposait à un certain Dupuy. Celui-ci, à son tour, revendit (ou simplement, confia ?) les lettres de Bayle aux jésuites qui s’apprêtaient à imprimer à Trévoux (sous une adresse bibliographique fictive) une seconde édition des Œuvres diverses de Bayle, qui parut en 1737.

Les lettres de Bayle à ses proches contiennent la mention de parents, d’amis, de voisins, de personnages du comté de Foix, de Montauban ou de Puylaurens et celles qu’il recevait de sa famille (dont pratiquement aucune ou presque ne nous est parvenue) étaient bien évidemment dans le même cas. La connivence entre les correspondants permettait que ces tiers soient désignés d’une manière allusive et parfois cryptique, ce qui rend conjecturale ou impossible une identification précise dans bien des cas. Ainsi, après qu’il sera arrivé au nord de la Loire, figure souvent dans les lettres de Bayle un certain « Monsieur Carla », tailleur à Paris. Sans le hasard qui nous a conservé une lettre de ce personnage au pasteur Jean Bayle, comment aurait-on pu déterminer qu’il portait en fait le nom de Ribaute (un patronyme encore représenté de nos jours au Carla) ? Il semble avoir adopté le nom de son bourg natal en venant à Paris et, on le verra, il rendit de multiples services à Bayle une fois celui-ci venu à Rouen, Paris, puis Sedan.

Bayle prenait un grand intérêt aux membres de la petite noblesse de sa région qui avaient embrassé une carrière militaire et que la Gazette se trouvait mentionner en donnant des informations sur la guerre de Hollande : officiers promus ou tués, souvent, mais pas nécessairement, protestants. Nous n’avons pas toujours réussi à identifier ces personnages ; on sait que les nobles ajoutaient à leur patronyme un nom de terre et se trouvaient presque toujours désignés par ce dernier, ce qui dans le cas de petits gentilshommes obscurs (voire, de bourgeois, car la frontière entre les deux catégories sociales est souvent inexistante en Languedoc) rend leur identification au mieux incertaine, et souvent impossible.

La césure

L’événement qui bouleversa la jeunesse de Pierre Bayle fut sa conversion au catholicisme en mars 1669. Déçu par le niveau médiocre des études à l’Académie réformée de Puylaurens où sa famille avait enfin pu l’envoyer, le manque d’argent ayant empêché qu’il la fréquentât plus tôt – à l’âge habituel – Pierre s’enfuit à Toulouse dans l’intention d’y suivre comme externe l’enseignement de l’excellent collège jésuite de la ville – dont le curriculum était très proche de celui des académies réformées. Au bout d’un mois, il abjura, ce qui était rompre avec les siens (qui d’ailleurs conservèrent l’espoir d’un revirement chez l’enfant prodigue, car, à bon droit, ils ne pensèrent pas un instant que les motifs de Pierre eussent pu être vénaux ou intéressés). En effet, au bout d’un an, le jeune homme commença à regretter sa décision impulsive et, une fois acquis le titre de maître ès-Arts, il quitta secrètement Toulouse et revint au protestantisme, en août 1670, ce qui le rendit passible des poursuites qui attendaient les relaps et l’obligea à partir dare-dare pour Genève.

Genève

Bayle vécut près de vingt mois dans la ville même, où il avait trouvé un poste de précepteur au pair, assez peu absorbant pour qu’il pût suivre l’enseignement théologique de l’académie, tandis que son ou ses pupilles se trouvaient au collège.

C’est vraisemblablement parce que les débuts de la guerre de Hollande, avec l’accroissement des impôts et des charges qu’elle promettait pour les sujets de Louis XIV, firent prévoir à Bayle qu’aucun secours en argent ne lui parviendrait plus du Carla qu’il se décida à devenir précepteur à plein temps, et donc rétribué, auprès des fils du comte de Dohna, à Coppet, à quelques lieues de Genève. Cet éloignement de la ville explique l’échange de lettres avec les amis que Bayle s’était faits à Genève.

Basnage

Jacques Basnage (1653-1723) étudiait la théologie à l’Académie et il avait pris pension chez l’employeur de Bayle, M. de Normandie ; les deux jeunes gens, condisciples et commensaux, se lièrent très vite. En dépit de son jeune âge, Basnage possédait déjà une bonne culture humaniste. Ce Normand, d’une famille aisée de juristes et de pasteurs, allait devenir par la suite un auteur abondant et un personnage de poids au sein du Refuge hollandais. C’est parce qu’après la révocation de l’édit de Nantes, Basnage gagna la Hollande et que, par la suite, il fut pasteur à Rotterdam que la correspondance entre lui et Bayle disparaît : les deux hommes se rencontraient facilement et l’amitié persista, puisque Basnage fut l’exécuteur testamentaire de Bayle. Basnage se trouva jouer, on le verra, un rôle décisif dans la vie de Bayle ; d’abord, parce qu’il incita ce dernier à revenir en France, mais au nord de la Loire, où il ne risquait guère qu’on découvrît son stigmate de relaps ; un peu plus tard, parce que Basnage poussa Bayle à quitter le poste de précepteur qu’il occupait à Paris pour aller se présenter au concours ouvert dans l’académie réformée de Sedan afin d’y pourvoir un poste de professeur de philosophie. Toute la suite de l’existence de Bayle a été largement commandée par ces deux événements.

Minutoli

L’autre ami intime de Bayle à Genève, le pasteur Vincent Minutoli (1639-1709), sensiblement plus âgé que lui – et a fortiori, que Basnage – appartenait à une bonne famille genevoise, mais quand Bayle le connut il se trouvait sans poste et dans une situation délicate, à cause d’un scandale survenu quelques années plus tôt, quand le Genevois, au début de sa carrière, avait été pasteur dans les Provinces-Unies. L’annotation des lettres donnera les détails de cette affaire ; contentons-nous d’indiquer ici que, quand Bayle fit la connaissance de Minutoli, ce pasteur lettré et sans emploi tentait de rétablir sa situation dans sa ville natale ; ce à quoi Bayle put accessoirement contribuer. Une fois parti pour Coppet, Bayle correspondit avec Minutoli, demeuré à Genève, tout en le rencontrant de temps à autres, car la famille Minutoli possédait une maison de campagne près de Coppet et, par ailleurs, la distance entre Coppet et Genève n’avait rien de rédhibitoire.

David Constant de Rebecque

Pendant son séjour à Coppet, chez les Dohna, Bayle se lia avec le pasteur de la bourgade, David Constant de Rebecque (1638-1733), lettré enjoué qui, en 1674, devint professeur d’éloquence latine à l’académie de Lausanne, sa ville natale. Plus tard, en 1702, il y devint professeur de théologie ; en 1711, Barbeyrac écrivait de lui à J.-A. Turrettini : « c’est un bon homme, qui n’étudie plus et ne s’embarasse guères d’orthodoxie ou d’hétérodoxie, j’ai presque dit, de théologie… » (14 août 1711, BPU Genève, ms. fr. 484, f.118v).

L’arrière-plan huguenot

On aura peut-être remarqué que tous les correspondants du jeune Bayle furent réformés et qu’une écrasante majorité d’entre eux furent ou devinrent pasteurs. De ce fait, ses lettres contiennent bien des allusions aux institutions et aux usages réformés, dont il nous a paru utile de dire ici quelques mots.

Le régime institué par l’édit de Nantes refusait aux minoritaires l’emploi de certains termes traditionnels, réservés aux catholiques. Voilà pourquoi les édifices religieux des protestants français s’appelaient « temples » et leurs institutions d’enseignement supérieur, « académies ».

Dans beaucoup de villes épiscopales, l’édit de Nantes n’avait pas autorisé le culte (l’« exercice ») réformé ; en conséquence, le temple avait été construit dans les faubourgs, hors les murs de la ville : Charenton, pour la communauté de Paris, Quevilly, pour celle de Rouen, etc. Quand il existait des libraires huguenots dans ces villes, leur adresse bibliographique portait le nom de ces villages.

Les pasteurs (ou ministres) étaient entourés d’un conseil de laïcs, le « consistoire », formé par une douzaine d’« anciens », renouvelés par cooptation, en général par moitié tous les ans, avec l’assentiment de la communauté des fidèles (qui parfois contestait certains choix). Le consistoire représentait un tribunal religieux et moral qui convoquait et, éventuellement, sanctionnait par une excommunication (le plus souvent temporaire, mais dans de rares occasions, définitive) les pécheurs scandaleux, récidivistes ou impénitents, et surtout qui arbitrait les conflits et opérait des réconciliations, exerçant par là une sorte d’infra-justice qui soudait la communauté.

Après une partie liturgique, dans laquelle le chant des Psaumes (traduits et mis en musique au seizième siècle) occupait une grande place, le culte avait pour centre un sermon, qui durait une bonne heure, et dont la composition représentait la tâche essentielle du pasteur. Celui-ci savait, bien entendu, le latin, mais aussi le grec et il avait au moins une bonne teinture d’hébreu ; il s’agissait donc d’un lettré, beaucoup plus instruit que la plupart des curés de village ou de bourg dans la France du dix-septième siècle.

Les services de communion (« sainte Cène ») avaient lieu quatre fois par an, sous les deux espèces. Quand une communauté n’avait qu’un seul ministre, des anciens aidaient à la distribution du pain (non azyme) et du vin. Les réformés français ne s’agenouillaient pas mais se tenaient debout pour communier.

Le système d’organisation des Eglises « prétendues réformées » (terme légal) était décentralisé et autogestionnaire. Chaque communauté rétribuait elle-même son pasteur : le consistoire répartissait entre les fidèles des « cottizes », calculées proportionnellement à la taille (impôt royal) qu’ils payaient ; il convient de rappeler ici que les huguenots étaient par ailleurs tenus de verser la dîme au curé. Le traitement (on disait, les « gages ») du pasteur tournait autour de 500 livres par an au sud de la Loire ; au nord, région de vie plus chère, il était souvent plus élevé. Aucun problème financier majeur ne se posait dans les communautés urbaines et populeuses pour faire face à leurs charges : outre le traitement du pasteur, les gages du maître, si la communauté avait pu établir une petite école, l’entretien matériel du temple et une subvention à l’Académie réformée de la région (calculée proportionnellement aux ressources des églises concernées). En effet, dans les villes importantes, les consistoires possédaient souvent quelques biens, provenant de legs, dont les revenus n’étaient pas toujours négligeables. Quant aux activités caritatives (gérées par un diacre, le plus souvent choisi parmi les anciens), elles relevaient d’une caisse indépendante alimentée par des collectes lors des cultes (ou par des legs spécifiques).

En revanche, dans un petit bourg rural comme Le Carla, la perception des cottizes était aléatoire, à cause de la pauvreté de fidèles qui ne parvenaient souvent pas à verser intégralement leur quote-part ; aussi le traitement du pasteur ne lui était-il le plus souvent que partiellement payé… Quand le ministre disposait d’un patrimoine personnel appréciable, cette irrégularité dans la perception de son traitement restait sans conséquences sensibles, mais dans le cas de Jean Bayle, assez peu fortuné au départ, les quelques pièces de terre proches du Carla qui provenaient de la dot de sa femme ne suffisaient pas à mettre sa famille dans l’aisance ; assurément, chacun mangeait à sa faim dans le presbytère pastoral, qui comportait une servante et un petit valet, mais le numéraire n’y abondait pas, ce qui explique qu’on n’ait guère pu envoyer deux fils simultanément au collège de Montauban-Puylaurens. Il fallut à Pierre attendre l’achèvement de la scolarité de Jacob, son aîné, avant de pouvoir entreprendre des études régulières, au collège, puis à l’académie. Jusque-là, après avoir appris à lire et à écrire dans la petite école du bourg, Pierre avait été initié au latin, puis au grec, par son père, après quoi il avait surtout travaillé par lui-même en dévorant quantité de livres (français et latins), tirés de la bibliothèque paternelle (constituée essentiellement d’ouvrages antérieurs à 1635) et de celles des pasteurs du voisinage. Bayle a très largement été autodidacte.

Le système financier autogestionnaire des Eglises réformées de France (figé par l’interdiction faite par les autorités civiles aux Eglises les plus riches d’aider les plus faibles) n’empêchait pas leur cohésion doctrinale : toutes avaient pour règle d’action la « Discipline » (dont les articles essentiels dataient de 1559, mais qui s’était étoffée depuis par toute une jurisprudence). Ce code d’organisation détaillé commandait toutes les décisions des consistoires. Les Eglises locales étaient, au surplus, inféodées à des institutions provinciales et nationales. Le Carla faisait partie de la province synodale de Haut-Languedoc/Haute-Guyenne. Tous les ans, un synode provincial réunissait un pasteur et deux anciens par communauté, dans une ville de la province qui variait chaque année, pour débattre de problèmes communs : admettre au saint ministère et affecter à une Eglise, après un ultime examen, les étudiants en théologie (les « proposants ») qui avaient achevé leur cursus académique et pourvoir de pasteur les communautés de la province qui se trouvaient en manquer, résoudre les conflits entre un fidèle et le consistoire qui lui avait infligé une sanction qu’il contestait, par exemple, ou entre un pasteur et son consistoire, souvent parce que le traitement du ministre n’arrivait pas à lui être versé.

Les décisions doctrinales relevaient du synode national, qui jouait aussi un rôle de tribunal de dernier ressort dans la résolution des conflits de toute nature. Comme les synodes provinciaux, les synodes nationaux réunissaient des pasteurs et des laïcs (anciens) députés par les dix-sept provinces synodales du royaume. Depuis 1631 déjà, leur périodicité (théoriquement bis- ou trisannuelle) s’était beaucoup espacée, car leur convocation supposait une permission royale, assortie du versement d’une subvention de la couronne. Au synode national de Loudun (1659-1660), la cour fit savoir qu’à l’avenir elle ne permettrait plus la convocation d’un synode national. C’était là décapiter l’organisation réformée en la privant de sa seule instance centrale, si ce n’est que les Eglises prétendues réformées disposaient à la cour d’un député général (nommé par le roi) à qui elles pouvaient faire parvenir leurs doléances, que ce représentant devait essayer de faire entendre en haut lieu. En outre, les provinces synodales prirent peu à peu la coutume d’envoyer à Paris un avocat chargé de suivre les procès devant le Conseil du Roi qui se multipliaient à l’encontre de leurs Eglises et qui, même dans les cas de plus en plus rares où l’issue leur était favorable, entraînaient un effort financier écrasant et ruineux pour les réformés méridionaux.

De facto, depuis la cessation des synodes nationaux, les pasteurs de Charenton (Paris), à titre privé cependant, constituaient jusqu’à un certain point un pôle de concertation officieuse concernant l’attitude à adopter par les communautés réformées devant l’hostilité croissante du pouvoir royal, qui entravait chaque jour plus ouvertement et de mille manières le particularisme religieux protestant et dont l’interprétation « à la rigueur » de l’édit de Nantes en trahissait de plus en plus non seulement l’esprit mais aussi la lettre. Toutefois, en principe, tous les pasteurs étaient considérés comme égaux, même si l’autorité des Parisiens prenait un poids croissant, en particulier, celle de Jean Claude.

Les lettres de Bayle en témoignent : quoique faiblement fédérées, les communautés huguenotes, entre lesquelles l’information circulait activement, ressentaient une solidarité anxieuse devant les difficultés qui les frappaient ou les menaçaient toutes. En revanche, à l’étranger (Genève, Provinces-Unies, Cantons suisses), là où les Eglises réformées étaient Eglises d’Etat, on mesurait souvent très mal l’acuité et, plus encore, la nature des problèmes propres à des Eglises comme celles, réformées, de France, « sous la croix », à la fois ultra-minoritaires et de plus en plus mal tolérées par les autorités civiles.

Elisabeth Labrousse

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27 septembre 2012
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