Tome II : Lettres 66-146

Au cours des années 1674 à 1677, les correspondants de Bayle se divisent en deux groupes, comme précédemment : d’une part, sa famille et, d’autre part, les amitiés nouées à Genève (voir l’introduction au tome 1er). S’y ajoutent seulement trois personnes : un cousin, Jean Bruguière de Naudis (Lettre 99), qui avait fait ses études avec Bayle au collège jésuite de Toulouse, et qui entretiendra par la suite une correspondance assez nourrie avec lui ; Louise Marcombes (Lettre 102), dame de compagnie de la comtesse de Dohna, restée en termes amicaux avec Bayle après son départ de Coppet à Rouen ; et A. Ribaute (Lettre 130), tailleur huguenot, originaire sans doute du pays de Bayle, puisqu’il se fait appeler « M. Carla », qui joue un rôle essentiel dans le réseau des amitiés huguenotes, étant l’intermédiaire, la « boîte aux lettres », de la correspondance des uns et des autres. Ribaute rend par ailleurs d’innombrables services à ses coreligionnaires, et c’est lui qui trouvera une place pour Bayle à Paris comme précepteur auprès de la famille Beringhen.

Ce sont des années décisives dans la carrière du jeune Bayle. Nous le retrouvons à Rouen, où la solitude de l’été passé dans le « désert » de Lamberville – c’est-à-dire à la campagne – l’avait incité à composer une première œuvre littéraire sous la forme d’une énorme lettre adressée à Minutoli (Lettre 65). Quoiqu’il y ait l’occasion de fréquenter le cercle de l’érudit Emeric Bigot, Bayle est insatisfait de son poste à Rouen comme il l’avait été à Coppet et, dès que possible, grâce au tailleur Ribaute, il gagne la capitale, portant des lettres de recommandation auprès des pasteurs de Charenton et d’autres notables du milieu huguenot. Il entre enfin de plain pied dans la vie culturelle parisienne, fréquente les « mercuriales » de Boileau et le salon d’Henri Justel – celui-là même, très porté sur la nouvelle philosophie et sur les expériences scientifiques, que connaîtra John Locke quelques années plus tard.
Mais Bayle est toujours confronté au problème crucial de sa jeunesse : la pauvreté, et il se rend vite compte, à Paris, comme à Coppet et comme à Rouen, que son poste de précepteur ne lui permettra pas de résoudre ce problème-là. Lorsque Jacques Basnage l’avertit qu’un poste de professeur va se libérer à l’académie de Sedan, Bayle paraît réticent, mettant en avant la stagnation de ses études au cours des années récentes, car ses devoirs de précepteur l’avaient empêché de s’adonner à la lecture comme il l’aurait souhaité. On peut penser qu’il craint aussi de s’exposer au risque d’être découvert comme relaps, quoiqu’il prenne la précaution de se faire appeler « M. Bêle » au nord de la Loire. Mais Basnage trouve un allié en Pierre Jurieu, professeur de théologie à Sedan, et ils parviennent ensemble à convaincre Bayle de tenter sa chance au concours pour le poste libéré par Claude Pithoys. Bayle fait le récit du concours, qu’il réussit brillamment, et nous le voyons s’installer à Sedan et se plonger dans la préparation de ses premiers cours. Désormais, malgré sa gêne financière, il a une certaine sécurité et peut se consacrer à ses chères études, prodiguant les conseils à son frère cadet Joseph, qui poursuit ses études à Puylaurens. Les informations bibliographiques et les allusions philosophiques en deviendront plus denses et plus substantielles. Mais Bayle est sous la tutelle, pour ainsi dire, de Pierre Jurieu, le bouillant théologien, qu’il admire, comme il admire toute la famille du grand Du Moulin, et dont il épouse en premier lieu les positions doctrinales – contre Pajon, par exemple. Tous les événements de ces premières années à Sedan auront un écho douloureux, après la rupture, lors de la querelle amère entre les deux anciens amis.

Si l’on consulte la liste des correspondants de Bayle au cours des années couvertes par ce volume, comme celle du premier volume, son réseau de correspondance paraîtra fort réduit et on aura l’impression que le réfugié ariégeois tarde à « percer » dans le monde, se cantonnant dans le petit cercle de ses amis genevois et maintenant tant bien que mal le contact avec sa famille restée au Carla. Cependant, les lettres connues portent très souvent le témoignage de missives perdues : c’est le cas de toutes les lettres des frères de Pierre, Jacob et Joseph, par exemple, mais ces indices concernent aussi un très grand nombre d’autres correspondants. La lecture attentive de notre premier volume – comportant soixante-cinq lettres – permet de découvrir l’existence de quelque cent vingt lettres perdues ; de même, dans les quatre-vingt lettres de ce deuxième volume, on trouvera la trace de quelque cent soixante-six lettres perdues (nous en donnons la liste en appendice à ce volume). Le réseau de correspondance de Pierre Bayle, ainsi reconstruit, devient évidemment beaucoup plus complexe et beaucoup plus dense ; une analyse élémentaire permettrait de définir avec beaucoup plus de précision la communauté virtuelle de la correspondance – comprenant tous ceux qui pouvaient partager les informations fournies par Bayle dans ses lettres et tous ceux dont il pouvait recevoir en échange, plus ou moins directement, les informations réciproques – et, dans certains cas, nous pouvons rétablir les réseaux de correspondance propres de ceux qui participent au réseau de Bayle.

Si on pouvait étendre cette analyse aux correspondances de quelques-uns des principaux intellectuels huguenots du Refuge néerlandais – Jacques Basnage, Henri Basnage de Beauval, Pierre Jurieu, Jean Le Clerc, pour ne citer que ceux-là – on obtiendrait une représentation de la communication manuscrite au sein de la communauté huguenote au tournant du siècle. C’est un point capital pour qui s’intéresse à l’émergence de l’« espace public » européen, dans la mesure où les réseaux huguenots constituent un chaînon dans l’évolution des grands réseaux humanistes, qui s’intensifient au dix-septième siècle dans les grandes correspondances scientifiques et philosophiques ; les huguenots jouent ensuite un rôle crucial dans l’élaboration de réseaux européens, en attendant l’épanouissement des grandes correspondances philosophiques de l’Europe des Lumières.

En effet, ces correspondances sont les coulisses de la culture européenne de l’époque moderne : elles révèlent le contexte social et intellectuel des grands événements culturels, elles témoignent de la création, de la diffusion et de la réception des ouvrages de controverse et d’apologétique, des pamphlets politiques, des traités philosophiques et scientifiques, des travaux d’érudition ; elles nourrissent la presse périodique. Elles mettent en évidence les conditions sociales et les pratiques de la sociabilité qui caractérisent les réseaux et président à la circulation des ouvrages et des idées : relations commerciales et échanges érudits, réseaux d’initiés, cercles de lecture, académies savantes et concours académiques, ordres religieux et communautés laïques, cercles de discussion philosophique et autres formes d’association. Elles permettent d’apercevoir l’interaction entre la vie publique et la vie privée : elles éclairent la manière dont leurs auteurs, qui participent à la mise sur pied de réseaux de communication à l’échelle européenne, perçoivent l’espace européen, se représentent l’idée même de l’Europe et élaborent des projets de réunion par-delà les frontières politiques et religieuses. Elles mettent ainsi en évidence les conditions sociales et intellectuelles de l’évolution de la République des Lettres et de la formation de l’opinion publique au cours de l’Age classique.

Différents travaux d’édition, achevés ou en cours, et différentes innovations technologiques nous permettent de concevoir une méthodologie appropriée pour l’étude de la communication manuscrite conçue en ces termes. En effet, la correspondance des frères Basnage est désormais publiée, comme aussi celle de Jean Le Clerc ; celle de Prosper Marchand est en cours d’étude ; pour la période ultérieure, la correspondance de Jean-Alphonse Turrettini à Genève fait l’objet d’un inventaire critique très élaboré, comme aussi celle de J.H.S. Formey à Berlin. Un corpus très vaste s’offre ainsi à nous, si nous pouvons trouver une instrumentation appropriée.

Or, notre édition de la correspondance de Bayle s’élabore désormais en une base de données spécialement conçue pour l’édition critique. Cette édition électronique comporte essentiellement trois « étages » liés entre eux par des liens hypertextuels : d’abord, l’inventaire des lettres, susceptible de représentations diverses (liste chronologique, « toile d’araignée » sur fond de carte d’Europe, courbes et histogrammes) ; ensuite, l’édition classique des lettres : le texte établi sur les manuscrits, accompagné d’une double annotation, critique portant sur l’état du manuscrit et de l’écriture, explicative permettant l’identification des personnes et des ouvrages cités ; enfin, l’image des manuscrits permettant de mettre sous les yeux du lecteur tel dessin de l’auteur, telle difficulté de lecture ou tel autre trait caractéristique de son écriture.

Tous les éléments de cette base de données sont susceptibles d’une édition électronique ou classique. Ainsi, notre édition classique sur papier – qui comportera quelque douze volumes – n’est qu’un produit partiel du texte élaboré dans la base, et celui-ci pourra être publié instantanément sur Internet ou sur DVD-ROM. C’est un puissant outil, conçu et réalisé par Eric-Olivier Lochard (Université Montpellier III) en collaboration avec Dominique Taurisson (CNRS UMR 5050), et c’est cette instrumentation qui permet de lier les différentes correspondances du corpus huguenot et de concevoir un réseau de banques de données adapté à l’étude des réseaux de correspondance de la diaspora huguenote. Le corpus huguenot pourra d’ailleurs être mis en rapport avec d’autres corpus contemporains : les réseaux maçonniques étudiés par Pierre-Yves Beaurepaire, les réseaux bénédictins reconstruits par Daniel-Odon Hurel, les réseaux oratoriens, jansénistes, jésuites, les correspondances philosophiques déjà imprimées… Notre travail d’édition critique de la correspondance de Bayle se poursuit désormais dans le cadre de ce grand projet des réseaux européens.

C’est à l’Institut Claude Longeon, Université Jean Monnet Saint-Etienne (CNRS UMR 5037), que nous constituons l’édition électronique de la correspondance de Pierre Bayle.

Le présent volume comporte quelques innovations typographiques qui méritent mention ici.

Le texte des lettres de Bayle comporte de très nombreuses abréviations que nous développons entre crochets. Cependant, pour éviter de rendre notre édition illisible à force d’y ajouter des crochets, nous avons défini, dans notre Introduction générale, une liste de mots dont le développement sera « silencieux » – c’est-à-dire sans crochets. Néanmoins, pour respecter le principe de la transparence de notre transcription, nous avons maintenu les crochets à tous les développements dans l’édition électronique. Ainsi, le lecteur a l’agrément de lire le texte sur papier sans crochets excessifs, mais il aura la possibilité, s’il le souhaite, de consulter l’édition électronique pour examiner l’ensemble des abréviations du texte manuscrit.

Le placement des appels de notes critiques pouvait parfois prêter à confusion : nous avons défini et harmonisé notre pratique sur ce point. Il existe désormais trois types d’appels de note critique : lorsqu’un seul mot est concerné par une note critique, l’appel se place à droite du mot concerné ; si deux mots ou plus sont concernés par la note critique, ces mots sont entourés d’un double appel ; enfin, si la note critique indique un passage raturé par Bayle, ce passage est représenté par un appel de note critique entre crochets.

Enfin, dernière innovation : nous avons cru utile d’indiquer par un trait oblique (ou slash) la fin de la page manuscrite : le lecteur pourra ainsi mieux se représenter l’écriture du manuscrit et pourra localiser plus facilement sur le manuscrit le passage qui l’intéresse.

Le grand projet de l’édition critique de la correspondance de Pierre Bayle a été lancé, il y a une vingtaine d’années, par Elisabeth Labrousse. Elle avait travaillé, avec une science et une érudition hors pair, à l’éclaircissement des points obscurs du texte, comme on a pu le constater dans notre premier volume et comme on pourra le constater de nouveau dans celui-ci. L’annotation témoigne d’une curiosité historique inépuisable, qui n’admettait aucun obstacle et qui ne s’avouait que très rarement vaincue. De plus, Elisabeth animait notre équipe de sa personnalité très chaleureuse : sa bonne humeur, ses colères et ses impatiences aussi, son exigence critique et sa patience ont été pour toute l’équipe une inspiration constante. Sa mort, survenue le 1er février 2000, nous prive de sa direction savante et bienveillante. Très heureusement, elle avait pu voir le premier volume de notre édition, sorti des presses de la Fondation Voltaire en juillet 1999. En décembre de la même année, elle avait pu constater que les deux volumes suivants étaient quasiment achevés, grâce à l’annotation qu’elle avait fournie. Un mois à peine avant sa mort, elle collaborait encore à la préparation de ce volume. Nous nous sommes engagés alors à poursuivre le travail et à le mener à son terme et c’est à la mémoire d’Elisabeth Labrousse que nous dédions la suite de cette édition.

Antony McKenna

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27 septembre 2012
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