Tome V : lettres 309-450

A la fin du tome précédent, nous avons assisté à la mort soudaine de Joseph Bayle à Paris et au lancement du périodique de Pierre Bayle, chez le libraire-imprimeur Henri Desbordes à Amsterdam : Nouvelles de la république des lettres. Cette période est donc marquée par les lettres de consolation et de félicitation sur l’un et l’autre événement. Pierre et Jacob Bayle découvrent l’étendue des dettes de leur frère cadet et s’efforcent aussitôt de les honorer. On remarque que les amis genevois de Pierre se comportent avec beaucoup de discrétion et de retenue en cette occasion, mais les lettres entre tierces personnes ne laissent aucun doute sur les subterfuges et les faux-fuyants du frère prodigue.

Au cours de cette période, nous sommes au cœur de la rédaction des NRL et nous remarquons de nouveau le lien naturel qui s’établit entre la correspondance de Bayle et la rédaction du périodique : c’est d’abord le caractère international du réseau, qui témoigne du succès européen des NRL et de la valeur toute particulière que le périodique a assumée pour la diaspora huguenote. Ce sont ensuite les nouvelles bibliographiques qui lui parviennent par son réseau et qui nourrissent les analyses et le catalogue des NRL. Enfin, Bayle n’hésite pas à publier les lettres de ses amis concernant les « curiosités », observations de phénomènes naturels et trouvailles archéologiques ou scientifiques. Quelques lecteurs anonymes écrivent également au journaliste pour lui dire leur admiration et pour proposer leurs conseils. Tous sont frappés, comme le dit aussi Malebranche de son côté, par la faveur que Bayle accorde aux controversistes protestants et par l’attention qu’il accorde aux ouvrages de Richard Simon.

Le périodique sollicite toutes les énergies de son rédacteur, qui se trouve aussitôt en posture de concurrent de l’abbé de La Roque, rédacteur du Journal des savants, et de Donneau de Visé, celui du Mercure galant. Les NRL sont un modèle de journalisme huguenot et nous sommes au cœur de la vie intellectuelle du Refuge. Ce sera là désormais le monde de Bayle. Nous assistons à l’extension de son réseau de correspondants, source d’informations essentielles pour le journaliste. A Rotterdam, Bayle fréquente le milieu des huguenots réfugiés (jamais il ne parlera le néerlandais) et maintient sa correspondance avec ses coreligionnaires dans les villes voisines : Etienne Le Moyne et Charles Drelincourt à Leyde, son ancien ami Rocolles, qui surgit à La Haye, Jean Rou et Combemont de Vèse sont également établis à La Haye, César Caze d’Harmonville à Amsterdam, Jacques Du Rondel et Paul Du Ry à Maastricht. On découvre aussi sa correspondance avec la veuve de Saint-Glen, le journaliste d’Amsterdam et traducteur de Spinoza, qui donne un aperçu des coulisses du monde des lettres au Refuge, comme le font aussi les quelques détails que Bayle fournira sur Abraham Gaultier, l’ancien rédacteur du Mercure savant.

On remarque aussi un courrier de lecteurs assez abondant. Le pasteur néerlandais de Haarlem, Lambert Groen, s’adresse à lui en français, témoignant de l’audience de Bayle au-delà de la communauté huguenote ; dans la même perspective, on remarque les lettres de Dominique Beddevole, médecin et naturaliste genevois, qui deviendra le médecin de Guillaume III, et de Jean George Grævius, qui lui écrit d’Utrecht. On peut être fasciné par la critique systématique et très rigoureuse des Travaux de Mars d’Alain Manesson Mallet, que Bayle avait mentionné dans son Catalogue du mois de janvier 1685 : le plagiat est démontré par un connaisseur, qui pourrait bien être l’auteur de l’ouvrage-source, un ingénieur du Roi nommé La Fontaine, qui a publié Les Devoirs militaires des officiers d’infanterie et de cavalerie en 1673 et en 1675. Cette lettre est un indice de la renommée internationale des NRL, comme l’est aussi, sur un mode assez piquant, la lettre par laquelle Claude-Charles Guyonnet de Vertron, historiographe du roi et soucieux de la gloire de son maître, annonce à Bayle la publication de son panégyrique de Louis XIV…

En effet, le réseau de Bayle est international et épouse les contours de la diaspora huguenote : il a des correspondants à Londres (Henri Justel, Thomas Molyneux, Dethlev Cluver, Abraham Faulcon), à Berlin (Jacques Abbadie), à Hambourg (La Conseillère), à Heidelberg (Jacques Lenfant), à Lausanne (Elie Merlat), et il maintient les liens avec ses anciens professeurs de Genève, Jean-Robert Chouet, Louis Tronchin, François Turrettini, aussi bien qu’avec les Dohna, chez qui, après son propre départ, Joseph avait été si bien reçu. Aux Pays-Bas, Bayle fait la connaissance de Théodore Jansson van Almeloveen, un érudit établi à Gouda, dont la bibliothèque lui sera d’un grand secours ; il poursuit sa correspondance savante avec Gijsbert Kuiper (Cuperus) ; il reçoit la visite du fils du grand Thomasius de Leipzig.

A Paris, François Janiçon le tient au courant des nouvelles politiques et culturelles et lui fournit les livres dont il a besoin. Daniel de Larroque y est un autre correspondant assidu, avec qui Bayle est très lié. Enfin, Pierre Allix, l’un des pasteurs de Charenton, joue un rôle capital dans la naissance du périodique de Bayle, se tenant prêt à fournir des comptes rendus d’ouvrages de controverse et d’érudition. Bayle a d’autres correspondants huguenots en France : Jean-Jacobé de Frémont d’Ablancourt et Nicolas de Rambouillet, sieur de La Sablière, à Paris, Jacob Spon à Lyon, les frères Basnage à Rouen, et il développe au cours de l’année 1684 des relations utiles dans le monde catholique : avec l’Académie française, grâce à Isaac de Benserade, et avec l’abbé de La Roque, le rédacteur du Journal des savants ; Pierre Cureau de La Chambre, curé de Saint-Barthélemy et membre de l’Académie française, sera aussi un intermédiaire fiable et utile. Déjà à cette époque, on sent l’admiration que certains correspondants de Bayle éprouvent pour son œuvre ; ils pressentent qu’ils ont affaire à un homme de lettres, à un citoyen éminent de la République des Lettres.

Parmi les nouvelles rapportées par ses amis, nous remarquons, en particulier, le développement, autour du médecin numismate Pierre Rainssant, de l’Académie des médailles ou « petite académie », qui avait été créée par Colbert comme un appendice de la surintendance des Batîments et qui deviendra l’Académie des inscriptions et belles-lettres. Janiçon rapporte à Bayle tous les détails des élections à l’Académie française et de « l’affaire » Furetière, comme aussi de l’évolution de l’Académie des sciences autour des très prestigieux membres étrangers, Christian Huygens et Jean-Dominique Cassini.

Deux autres correspondants de Bayle, qui entrent en contact avec lui au cours de l’année 1684, après avoir lu son périodique, méritent une mention particulière. Jean Le Clerc, d’abord, pour qui la communauté remontrante vient de créer une chaire de philosophie au séminaire d’Amsterdam. Il est en train de composer deux ouvrages majeurs qui seront publiés en 1685 : les Entretiens sur diverses matières de théologie, qui comportent cinq entretiens de tendance pajoniste composés par Charles Le Cène et cinq dialogues de Le Clerc sur « la véritable étendue de nos connaissances métaphysiques », et les Sentiments de quelques théologiens de Hollande, où il pousse plus loin encore les conclusions de Richard Simon sur l’inauthenticité du Pentateuque, s’inspirant sans doute, comme l’affirmera Bayle dans les NRL, du Traité théologico-politique de Spinoza. La controverse suscitée par ces ouvrages jettera un froid dans les rapports entre les deux hommes, mais pour le moment ils entretiennent de bonnes relations, où le futur beau-père de Le Clerc, le fantasque Gregorio Leti, tient une bonne place.

D’autre part, le Père oratorien Nicolas Malebranche reçoit quelques numéros des NRL et, constatant que Bayle prend son parti dans sa grande querelle avec Antoine Arnauld, lui répond très cordialement et avec un certain respect intellectuel. A la même époque, Bayle met Jacques Lenfant en rapport avec Malebranche, puisque son ami réfugié à Heidelberg veut lancer une traduction latine de La Recherche de la vérité. 1684, c’est l’année de la publication du Traité de morale de l’oratorien, ouvrage qui va beaucoup servir à Bayle dans son affirmation du rationalisme moral, et Malebranche ne tardera pas à devenir le représentant privilégié de la « philosophie chrétienne », c’est-à-dire de la théologie rationaliste, philosophie de la foi la plus cohérente, aux yeux de Bayle, mais qui est néanmoins exposée à des objections rédhibitoires. Bayle reprend donc avec Malebranche – ou plutôt avec les œuvres de l’oratorien, par textes interposés – un dialogue qu’il avait abandonné du temps de son débat avec Pierre Poiret, en 1679, et il va développer une stratégie rhétorique très complexe et très subtile dans son éloge du rationalisme moral et dans son refus de la « philosophie chrétienne ». Ce débat occupe Bayle constamment depuis les Objections proposées à Poiret jusqu’à la composition des Eclaircissements du Dictionnaire : c’est dire qu’il l’occupera pour le reste de sa vie.

Les traits marquants de la vie intellectuelle reflétée par les NRL restent les mêmes : les nouvelles de l’Académie française en pleine « affaire Furetière » ; le débat entre le Père Malebranche et Antoine Arnauld, que Bayle suit de très près et dans lequel il interviendra à la fin de l’année aux moyen d’un appendice consacré à la question du « plaisir ». Pierre Poiret, installé à Amsterdam, prend la défense d’Antoinette Bourignon, – en vain, cependant, car elle fera l’objet d’un article féroce et comique dans le Dictionnaire.

De son côté, Jurieu poursuit la controverse, essentiellement contre les « Messieurs de Port-Royal ». Antoine Arnauld se tait, mais Pierre Nicole, réconcilié avec l’archevêque de Paris, Harlay de Champvallon, tient sa promesse de s’engager plus avant dans la controverse anti-protestante. Bayle rend compte, dans un article très important, du débat entre Nicole et Jean Claude, et semble compter les points avec une certaine distance. Les lecteurs catholiques s’indignent des critiques qu’il oppose aux arguments de leur champion, sans s’apercevoir que l’analyse atteint aussi les objections de Claude. Bien des années plus tard, Lévesque de Burigny exploitera les travaux du journaliste et profitera de cet équilibre des forces qui s’annulent pour proposer une critique radicale des arguments apologétiques des uns et des autres.

Sur le plan personnel, signalons aussi, à la date du 30 janvier 1685, la dernière lettre de Jean Bayle adressée à son fils : l’ancien pasteur du Carla, soutenu et remplacé par son fils aîné Jacob, devait mourir le 31 mars suivant. Pierre n’apprend cette nouvelle que deux mois plus tard. Il n’avait pas revu son père depuis son départ à Toulouse début 1669. Il exprime sa tristesse dans une lettre adressée à son frère Jacob, où point sa conscience douloureuse de « cette fatalité qui nous a séparés ».

Mais une place privilégiée est réservée, dans la correspondance de Bayle, aux nouvelles concernant la persécution des huguenots et la publication des ouvrages de controverse. C’est au cours de l’année 1684 que fut publié le terrible pamphlet de Jurieu, L’Esprit de M. Arnaud, livre qui, par son ton très libre, très personnel et très agressif, scandalise bon nombre de huguenots. Bayle est de ce nombre et il se refuse à en proposer le compte rendu dans son périodique. Il est certainement au courant de la querelle qui se développe, autour de cet ouvrage, entre Jurieu et Noël Aubert de Versé, car les pamphlets circulent dans les milieux rotterdamois qui lui sont familiers. De leur côté, les amis de Bayle, Lenfant et Larroque ont publié leurs premiers ouvrages de controverse grâce à ses liens avec l’imprimeur Reinier Leers. Accablé de travail, le journaliste trouve le temps de composer ses Nouvelles lettres de l’auteur de la « Critique générale de l’“Histoire du calvinisme”de M. Maimbourg » (Villefranche, P. Le Blanc [Amsterdam, A. Wolfgang], 1685), et nous lisons les témoignages de la réception de cet ouvrage de controverse dans les lettres de Du Rondel, de Caze d’Harmonville, de Jean Le Clerc et de Jacques Lenfant. Bientôt suivront le pamphlet mordant de La France toute catholique et le « système » de la tolérance formalisé dans le Commentaire philosophique. Les nouvelles sont en effet inquiétantes :

« Nous apprenons ici tout ce qui se machine contre l’Eglise et cela m’empêche de goûter le repos où nous sommes. Cet Etat [la Hollande] jouit d’une grande prospérité, car il vient d’être le principal instrument de la paix générale de l’Europe […] Mais cela n’empêche pas que tous ceux qui avons nos parents et nos familles en France ne soyons aussi malheureux que si nous étions dans le pays de captivité, parce que nous nous représentons incessamment les maux qu’on fait à l’Eglise, et que les nouvelles nous font toujours plus grands qu’ils ne sont. » (Lettre 339 : Pierre Bayle à son frère Jacob, 2 octobre 1684)

Bayle connaît l’effet des dragonnades et apprend les troubles suscités en Cévennes, en Dauphiné et au Vivarais à la suite du projet que Claude Brousson a élaboré en juillet 1683, qui consiste à organiser des cultes sur les « masures » des temples détruits. La répression est dure, et Bayle doit choisir sa voie dans la controverse, entre la soumission passive des nouveaux convertis et l’agressivité politique de Jurieu. Il aura toujours à cœur de ménager la possibilité d’un retour des réfugiés au pays, ce qui ne l’empêche pas de s’en prendre avec ironie aux « missions » des convertisseurs et aux triomphes de Pellisson et de Turenne assis sur la « caisse des conversions ».
Le 18 octobre 1685 est signé l’édit de Fontainebleau révoquant celui de Nantes. Quelques traits de la correspondance donnent un aperçu de ce qui se trame. Adrien Paets conduit des négociations diplomatiques à Londres, comme le signale Justel. Après la mort de Jean Bayle, Jacob prend seul en main le pastorat du Carla et s’inquiète, au mois de mai, d’une intrusion des autorités politiques au village. Il se contente des explications fournies et tout semble rentrer dans l’ordre, mais Pierre apprendra sous peu que son frère a été arrêté le 10 juin et emprisonné à Pamiers, d’où il sera transféré à Toulouse. La controverse n’est pas un jeu intellectuel ; les représailles le touchent dans sa chair.

Antony McKenna

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27 septembre 2012
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