Lettre 1598 : Pierre Bayle à Mémoires de Trévoux
[Rotterdam, le 28 avril 1703]
Examen de quelques endroits des Essais de littérature
du mois d’avril 1703
On a vû dans l’article sixiéme du mois de janvier 1703 de ce journal [1], que l’auteur des Essais de littérature fut averti de relire son manus- / crit, et les épreuves de l’imprimeur avec attention, parce qu’il lui échap[p]oit des négligences qui ne pouvoient proceder que d’un esprit qui étoit ailleurs qu’où ses yeux le devoient fixer. On lui en donna pour exemple d’avoir dit que Postel, né en 1477 étoit mort presque centenaire en 1581 [2].
I. Il répond dans sa préface du mois d’avril 1703 qu’à la vérité cette faute est demeurée jusques icy dans le Morery [3], mais qu’il ne suit point un tel guide : que
II. Un peu plus bas, on nous dit que l’ Histoire de la ville de Thoulouse par Mr de La Faille [6], donne de grands éclaircissemens sur la question, si le president Duranti est le veritable auteur du livre De Ritibus. C’est ne pas comprendre la note qui a été a- / joûtée à l’édition de ces Essais en Hollande [7]. Mr de La Faille [8] éclaircit tres bien ce qui concerne la vie et la mort de ce president, mais il n’examine point cette question-là.
III. L’erreur sur l’édition de Pasquier 1617 est si visible qu’on auroit dû en convenir ingenument [9]. Voici les paroles des Essais,
IV. L’auteur tombe dans la même faute un peu aprés ; car il veut que ces paroles,
V. Sur la fin de la preface l’auteur prétend que si
Voici les termes de l’auteur dans ses Essais de novembre 1702. pag. 305. Merlin
Voilà pour la préface : passons au corps du livre.
VI. Le premier article qu’on y rencontre concerne un ouvrage intitulé Illustres contemplationes de anima [13]. L’auteur des Essais n’en marque ni l’année de l’impresson, ni la forme, ce qui est un signe qu’il ne l’a point vû, et néanmoins il assûre
VII. Je voudrois bien aussi qu’on citât quelque ecrivain qui ait dit de Pierre Martyr le Milanois [16] (on ne veut pas dire qu’il étoit de Milan mais du duché de Milan) toutes les choses que l’auteur des Essais (p.255 et suiv.) en conte. Il le louë trop, c’est un de ses pechez dominan[t]s : il ne prend pas garde que par la lecture des lettres de ce Milanois, on peut aisement connoître qu’elles ne sont pas en bon latin. Ferdinand et Isabelle, dit-il,
VIII. Nôtre auteur en retractant ce qu’il avoit dit de Benjamin Priolo prétend qu’il s’étoit trompé en partie pour avoir suivi Mr Bayle [18]. Il est certain qu’il y avoit dans le Dictionnaire critique deux choses touchant Mr Priolo qui ont eu besoin de reformation [19]. On avoit avancé la premiere comme tirée du Sorberiana qu’on avoit cité à la marge, et dont on avoit rap[p]orté les paroles en caracteres italiques. L’autre avoit été debitée simplement comme un oüi-dire. L’auteur des Essais, s’il étoit exact, n’allegueroit point ici Mr Bayle, mais Mr Sorbiere, puis que Mr Bayle a declaré plusieurs fois et nommement dans sa preface [20], qu’il ne garantissoit que la fidelité de ses citations, mais non pas les faits, que s’ils étoient faux, il s’en fal[l]oit prendre non pas à lui mais aux auteurs qu’il citoit ; que n’aiant pas toûjours des preuves de leurs erreurs, il ne les refute que quand il en a. J’ajoûte que l’auteur des Essais ne suit Mr Bayle ni à l’égard de l’oüi-dire, ni à l’égard du Sorberiana, comment donc se pourroit-il excuser sur lui ?
IX. Il assure (Essais d’avril, p.302) que
X. L’auteur page 304 dit que nous avons une traduction latine du roman d’Heliodore
XI. Que s[aint] Antonin et Melin de Saint Gelais aient cru qu’ Heliodore aima mieux renoncer à son évêché que de consentir à la sup[p]ression de son roman, n’est pas un juste sujet de dire
XII. Il dit pag[e] 306 qu’il y a des gens qui ont pris Longus auteur des Amours de Daphnis et Chloë pour Velius Longus qui a écrit sur Virgile, et duquel
Voilà les principales fautes que j’ai observées en parcourant les Essais de littérature de ce mois. On en trouve beaucoup de semblables dans les Essais preceden[t]s. Mr Pelhestre ne manquera pas de les decouvrir [31], et je souhaite qu’il le fasse d’une maniere à ne pas decourager l’auteur. Je suis si éloigné de souhaiter que les Essais tombent, que j’ap[p]réhende que cela ne leur arrive. On peut obvier à ce malheur en travaillant avec plus d’exactitude, et en prenant plûtôt le parti d’avoüer la det[t]e que de chercher de prétenduës justifications qui soient de nouvelles fautes : à quoi l’on doit ajoûter quelques autres cho- / ses dont on a été averti, et le soin de n’imputer pas aux auteurs que l’on critique ce qu’ils n’ont point dit. C’est ce que je prie l’auteur de bien peser quand il lira ce mémoire.
Le 28 e d’avril 1703.
Notes :
[1] Voir les Mémoires de Trévoux, éd. Amsterdam, janvier 1703, art. VI : « Remarques générales sur les Essais de littérature que l’on publie tous les mois à Paris depuis le mois de juillet 1702 » : lettre de Bayle sans indication du nom de l’auteur, qui constitue notre Lettre 1587. Les remarques de Bayle dans la Lettre 1587 et dans la présente lettre font l’objet d’une réponse de « l’abbé d’H... » datée de Montpellier le 24 août et publiée en tête des Essais de littérature du mois d’octobre 1703. Bayle suit de si près le texte de Tricaud, les lettres anonymes adressées (par lui-même) aux Mémoires de Trévoux et les annotations de l’édition des Essais de littérature faite à La Haye, que l’attribution de ces annotations à Bayle lui-même paraît très plausible : il s’attache à démontrer que l’érudition fort obscure de Tricaud repose sur des approximations et sur des informations de seconde main – préoccupation primordiale de Bayle dans le domaine de l’historiographie. Dans la préface des Essais de littérature, 15 avril 1703, tome II, éd. La Haye, Tricaud attribue ces critiques à « un sçavant de Hollande, dont le nom est fort connu parmi les gens de Lettres » : il semble bien supposer que Bayle en est l’auteur. Cependant, une allusion de Bayle à une erreur dans les notes de l’édition de La Haye semble arguer en sens inverse : voir Lettre 1599, n.4 et 5.
[2] Voir Lettre 1587, p.519.
[3] Cette erreur est corrigée par la suite dans le Grand dictionnaire de Moréri, mais elle est remplacée par une autre : dans le Moreri de 1759, il est précisé qu’il mourut le 6 septembre 1581 à l’âge de soixante-seize ans, trois mois et neuf jours. La date de sa mort est exacte, mais il naquit dans le diocèse d’Avranches le 25 mars 1510 et mourut donc à l’âge de soixante et onze ans, cinq mois et douze jours.
[4] Voir les Mémoires de Trévoux, février 1703, art. XXXIV : « Observations sur les Essais de litterature dont on a parlé dans les mois de novembre et de décembre envoyées aux auteurs de ces Mémoires par Mr Pelhestre ».
[5] Notre texte est conforme à celui des Mémoires de Trévoux : il y a ici un lapsus ou sous-entendu : « non pas
[6] Essais de littérature, avril 1703, Préface. La remarque de Bayle est fidèle au texte de Tricaud.
[7] Essais de littérature, éd. La Haye, art. X : « De Ritibus ecclesiæ, imprimé pour la première fois à Rome en 1591 » : « C’est* Jean-Etienne Duranty, premier president au parlement de Toulouse, qui est l’auteur de ce livre. [...] » (p.41). Note de l’éd. de La Haye : « *On dispute fort à Paris présentement sur le véritable auteur du livre De ritibus, etc. Il a paru un petit écrit de 16 pages où l’on prétend démontrer, que c’est Pierre Danés, qui en est l’auteur. On dit que Mr Dupin y répondra, si cela n’est déja fait. » Essais de littérature, ibid., p.46 : « Le Pere Martène n’est pas fondé à soutenir, que les trois livres De Ritibus de ce magistrat ne sont pas de lui ; mais de *Pierre Danès évêque de Lavaur son ami, après la mort duquel il acheta la belle bibliotheque, où ce Pere benedictin croit un peu trop legerement, que ce manuscrit se trouva. » Note de l’éd. de La Haye : « *La plupart des preuves de nôtre auteur [ Tricaud] ne prouvent rien contre ceux qui prétendent, que Duranty revit le manuscrit de Danès, et y fit des changemen[t]s pour pouvoir se l’ap[p]roprier. »
[8] Germain La Faille, Traité de la noblesse des capitouls de Toulouse (Toulouse 1668, 4°) : sur cet ouvrage, voir Lettre 149, n.21.
[9] Essais de littérature, août 1702, art. IV, éd. La Haye, p.79-83. Bayle cite fidèlement la formule de Tricaud, p.80.
[10] Notre texte est fidèle aux Mémoires de Trévoux, éd. Amsterdam, p.473 : il y a ici un lapsus ou un sous-entendu : «
[11] Essais de littérature, août 1702, art. VI, p.91 : « Addition à cet article mise à la fin du second Essai de l’édition de Paris ». Bayle cite fidèlement la formule de Tricaud.
[12] Essais de littérature, novembre 1702, art. I : « Opera Origenis, etc. Paris[iis] 1512. L’édition latine des ouvrages d’ Origene de la traduction de Jacques Merlin docteur en théologie. Paris[iis] 1512 », p.255-273. Dans l’édition de La Haye, on trouve la note suivante, p.258-259 : « On a remarqué dans les Mémoires pour l’histoire des sciences de janvier 1703 pag[e] 59 édit[ion] d’Amsterdam, que le Pére Parvy ne pouvoit soûtenir l’ Apologie pour Origéne publiée en 1522 par le crédit qu’il avoit à la cour de Loüis XII s’il est vrai, comme l’auteur le dit un peu plus bas, que Loüis XII mourut la nuit du 31 décembre 1514 au 1 er janvier 1515. »
[13] Essais de littérature, avril 1703, art. I : « Illustres contemplationes de anima. Venet[iæ] » (p.241-249).
[14] Naudæana et Patiniana (Amsterdam, François van der Plaats 1703, 12°), que Bayle venait d’éditer : voir Lettre 1530, n.19.
[15] Naudæana et Patiniana, éd. Pierre Bayle (Amsterdam, François van der Plaats 1703, 12°), p.56. Traduction : « Il n’avait aucune piété mais voulait qu’on le tienne pour dévot. »
[16] Essais de littérature, avril 1703, éd. de La Haye, p.255-264 : « Epistolæ de rebus Hispanicis, Petri Martyr[i]. fol[io] ». Tricaud cite explicitement l’article « Ochin (Bernardin) », rem. E et F, du DHC de Bayle, d’où la précision que celui-ci apporte à sa critique. En effet, à la place de l’article « Martyr (Pierre) », Bayle renvoie à un article « Vermilli » (tiré du nom de famille de Pierre Martyr, Vermigli), mais cet article n’a pas été composé. Les remarques pertinentes sur Pierre Martyr sont celles de l’article « Ochin ».
[17] Nous n’avons su découvrir la référence de ces deux « fautes » de Vossius.
[18] Essais de littérature, avril 1703, p.291 : « Je me suis trompé en parlant de Monsieur Priolo, pour avoir suivi des guides peu sûrs. Monsieur Bayle que j’ay consulté, et un capucin à present dans l’ordre de Saint-Benoît, qui a abusé de ma credulité, ont causé mon erreur, que je reconnois aujourd’huy par les memoires, que Monsieur Priolo le fils de l’historien m’a envoyés, et que je suis bien aise de rendre publics tels qu’ils sont, quoiqu’ils ne me soient pas fort avantageux ; pour rendre la justice qui est dûë à la memoire de feu Monsieur son pere. » Tricaud publie, en effet, une lettre de Priolo fils, « directeur des gabelles de la généralité de Picardie, à Amiens », du 20 février 1703 et celle que celui-ci avait adressée à Bayle le 20 mars 1699 (Lettre 1422).
[19] Voir le DHC, art. « Priolo (Benjamin) » et notre Lettre 1422 : après son échange avec le fils aîné de Priolo, Bayle avait corrigé son article dans le deuxième édition du DHC.
[20] DHC, première édition (1697), préface, §IV : « J’ai rapporté les erreurs de beaucoup de gens avec quelque liberté. N’est-ce pas une entreprise téméraire et présomptueuse ? La réponse à cette question seroit bien longue, si je ne m’en rapportois à ce que j’ai déjà dit là-dessus dans mon Projet. Je supplie mon lecteur d’y avoir recours. [...] J’ajoûte encore que quand il s’agit de ce qui n’est pas avantageux à la mémoire d’un homme, je ne m’en ren[d]s point garant, je ne fais que rap[p]orter ce que d’autres disent, et je cite mes auteurs. C’est donc à ceux-ci, et non pas à moi, que les parents doivent adresser leurs plaintes. [...] Ne croyez pas que je me vante de n’avoir rien dit que de vrai ; je ne garantis que mon intention, et non pas mon ignorance. » Bayle renvoie à son Projet, §VI, où il avait développé les mêmes arguments sur les citations et sur les erreurs des auteurs cités.
[21] Leçon de déontologie de la part d’un éminent citoyen de la République des Lettres, portant sur la nature même de la « critique ».
[22] Voir le DHC, première édition, art. « Priolo (Benjamin) », rem. G, sur la qualité de l’édition de Leipzig (1686) de l’ouvrage composé par Priolo : Conatus historici, autrement intitulé Benjamini Prioli ab excessu Ludovici XIII de rebus Gallicis Historiarum libri XII. Cette histoire de France a été « contrefaite trois fois dans les païs étrangers, une fois à Utrecht, et deux fois à Leipsic » (rem. F).
[23] Essais de littérature, avril 1703, p.302 sqq. : « Addition à l’article des contes d’Eutrapel », qui met en accusation le DHC, où Bayle prétend « que Guillaume de Loris est le véritable auteur de ce roman, si on en excepte la fin qui fut faite par Jean de Meun[g], et il rejette l’opinion de ceux qui croient qu’Abelard est le veritable auteur de ce roman, et qu’il y a fait le portrait de sa chere Heloïse sous le nom de
[24] François Grudé (1552-1592), sieur de La Croix du Maine, Premier volume de la Bibliotheque du sieur de La Croix-du-Maine. Qui est un catalogue general de toutes sortes d’autheurs, qui ont escrit en françois depuis cinq cents ans et plus, jusques à ce jourd’huy : avec un discours des vies des plus illustres et renommez entre les trois mille qui sont compris en cet œuvre, ensemble un recit de leurs compositions, tant imprimées qu’autrement. Dedié et presenté au Roy. Sur la fin de ce livre se voyent les desseins et projects dudit sieur de La Croix, lesquels il presenta au Roy l’an 1583 pour dresser une bibliotheque parfaite et accomplie en toutes sortes. Davantage se voit le discours de ses œuvres et compositions, imprimé derechef sur la copie qu’il fist mettre en lumiere l’an 1579 (Paris 1584, folio).
[25] Voir le DHC, art. « Héloïse », rem. F, sur le silence d’ Héloïse : « Si le Roman de la rose eût été l’ouvrage d’Abélard, et s’il y eût fait le portrait de son Héloïse sous le nom de Beauté, elle n’eût eu garde de s’en taire ».
[26] Essais de littérature, avril 1703, p.304 : Bayle cite le passage fidèlement et renvoie à Conrad Gesner (1516-1565), Bibliotheca instituta et collecta primum a Conrado Gesnero, deinde in epitomen redacta et novorum librorum accessione locupletata, tertio recognita et in duplum post priores editiones aucta per Josiam Simlerum, jam vero [...] ex [...] Viennensi Austriæ imperatoria bibliotheca amplificata, per Johannem Jacobum Frisium (Tiguri 1583, folio).
[27] Allusion à Samuel Crell (dit Crellius), d’origine polonaise, correcteur d’imprimerie chez Reinier Leers à partir du mois d’août 1699 : voir Lettre 1465, n.1.
[28] Essais de littérature, avril 1703, p.304-305. Des Maizeaux ajoute à cet endroit (dans l’édition des OD), une note : « On peut remarquer ici, que ce n’est pas Melin de S[ain]t-Gelais, mais son pere Octavien de S[ain]t-Gelais évêque d’Angoulême qui a traduit ce livre d’Heliodore en vers françois. Voïez Journ[al] des savan[t]s, nov[embre] 1727, p.327. »
[29] Conrad Gesner, Epitome Bibliothecæ Conradi Gesneri, conscripta primum à Conrado Lycosthene Rubeaquensi : nunc denuo recognita et plus quàm bis mille authorum accessione (qui omnes asterisco signati sunt) locupletata : per Josiam Simlerum Tigurinum. Habes hic, amice lector, catalogum locupletissimum omnium ferè scriptorum, à mundi initio ad hunc usque diem, extantium et non extantium, publicatorum et passim in bibliothecis latitantium. Opus non bibliothecis tantum publicis privatisve instituendis necessarium, sed studiosis omnibus, cujuscunque artis aut scientiæ, ad studia melius formanda utilissimum (Tiguri 1555, folio).
[30] Velius Longus, grammairien latin du II e siècle après J.-C. Il est mentionné par Macrobe ( Saturnales, III, 6, 6) et par Servius ( Commentaire sur l’Enéide, X, 245) comme un commentateur de Virgile ; il est l’auteur d’un traité sur l’orthographe (Henrich Keil, Grammatici Latini, VII), où il fait des remarques philologiques sur des vers de Lucrèce. Bayle signale une confusion entre deux Charisius : d’une part, Aurelius Arcadius Charisius, jurisconsulte et magister libellorum (maître des pétitions) de Constantin ; d’autre part, Flavius Sosipater Charisius : grammairien latin du IV e siècle après J.-C. : il fut préfet de Rome, auteur d’une Ars grammatica en cinq livres dont la plus grande partie a été perdue (H. Keil, Grammatici Latini, I, 1857).
[31] Sur les « Observations » de Pelhestre, voir ci-dessus, n.4.