Lettre 1696 : Jean Le Clerc à Anthony Ashley Cooper, 3e earl de Shaftesbury
A Amsterdam le 25 de janvier 1706 Mylord Il y a huit jours, ou environ, que j’ai reçu le beau présent de livres, qu’il vous a plû de m’envoyer [1] et je n’aurois pas manqué de vous en remercier à l’instant, si le vent, qui regnoit alors, m’eût pû faire espérer que ma lettre pourroit aller en Angleterre. Je le fais présentement, avec beaucoup de reconnoissance, et je tâcherai toûjours, dans quelque occasion que ce soit, de vous faire connoître, par la part que je prendrai en tout ce qui vous regardera, que je suis très-sincerement attaché à vos interêts et à ceux de vôtre illustre famille. /
Je croi que l’on vous aura remis présentement le VII e et le VIII e tome de la Bibliotheque choisie, ou au moins le VII e car j’ai donné le VIII e à un ami, qui n’est parti qu’avec Mylord Marleborough [2]. Il le doit remettre à Mad elle Leti, ma belle-sœur [3], qui demeure chez M rs Tourton et Guiguer, marchands de Londres [4]. Je ne doute pas qu’elle ne vous le fasse rendre incessamment. Dans le IX e tome du même ouvrage, il y aura une replique à Mr Bayle [5], qui m’a répondu, dans ses Réponses à un Provincial [6]. La facilité, qu’il a à écrire et à parler fait qu’il s’engage, comme il me semble, dans un mauvais pas ; car il s’amuse à parler de théologie, sans l’entendre, et il attaque de front tout le christianisme, ce qui est très-odieux et très-imprudent. Vous en jugerez, Mylord, mieux que personne, et je ne manquerai pas de me donner l’hon[n]eur de vous envoyer mon petit livre [7]. Les vôtres sont venus entre mes mains bien reliez et bien conditionnez, par les soins de Mr Furly, nôtre ami [8]. Je vous en suis, encore un coup, infiniment redevable, et je vous supplie d’être persuadé, que je suis, avec beaucoup de respect et de zele, Mylord, vôtre très-humble et très-obeïssant serviteur
Notes :
[1] Shaftesbury venait de faire un cadeau de livres à Bayle : voir Lettre 1683, n.1. Les livres envoyés à Le Clerc répondaient sans doute à sa lettre du 17 septembre 1705 (éd. Sina, n° 405), où il exprimait son regret de ne pouvoir s’offrir l’édition de Xénophon par Edward Wells (avec une chronologie de Henry Dodwell) (Oxonii 1703, 8°, 6 vol.), celle de Denys d’Halicarnasse par John Hudson (Oxoniæ 1704, folio, 2 vol.) et celle de Suidas par Ludolph Küster (Cantabrigiæ 1705, folio, 3 vol.) – ces ouvrages étant trop chers pour sa bourse. Dès le 6/17 mars 1706 (éd. Sina, n° 410), Shaftesbury lui envoya aussi les œuvres d’ Euclide éditées par David Gregory (Oxoniæ 1703, folio) et le Nouveau Testament en grec édité par John Gregory (Oxoniæ, Londini 1703, folio) : voir Lettre 1711, n.1 et 2.
[2] Sur les déplacements de Marlborough, qui était arrivé à Londres le 11 janvier, voir Lettre 1695, n.19.
[3] Jean Le Clerc avait épousé en 1691 Marie Leti, la fille aînée de Gregorio Leti, qui, par sa femme Marie Guérin (fille d’un chirurgien lausannois, épousée en 1659), avait cinq fils et quatre filles : l’une de celles-ci s’appelait Susanna (ou Suzanne), née à Genève en 1675 : Leti avait demandé à Vincent Minutoli d’être son parrain (voir Lettre 118, n.29). Or, Susanna épousa George Tobie Guigair, né à Lyon en 1672 : celui-ci s’installa comme négociant à Londres, où il devait mourir en 1752. Puisque Bayle mentionne le marchand « Guiger » à la ligne suivante, il est probable qu’il s’agit ici de Susanna, la sœur puînée de Marie Leti. Voir DBI (art. d’ E. Bufacchi).
[4] Il s’agit de marchands huguenots installés à Londres. Les familles Tourton et Guigair étaient apparentées par plusieurs liens de mariage, en particulier par le mariage de Léonard Guigair (1632- ?), ancien de l’Eglise réformée de Lyon, avec Elisabeth, dite Isabeau, Tourton (1641-1724), née à Annonay, décédée à Genève : un de leurs enfants fut George Tobie Guigair, l’époux de Susanna Leti. D’autre part, Jean-André Tourton (né après 1646, mort à Lyon en 1720), fils de Claude Tourton et de Jeanne Guigair, fut un temps négociant à Londres.
[5] Bibliothèque choisie, IX (1706), p.364-81 : « Remarques sur les chap[itres] CLXXIX et CLXXX des Réponses de Mr Bayle aux questions d’un Provincial » ; voir aussi, ibid., p.103-171 : « Défense de la Bonté et de la Sainteté Divine, contre les objections de Mr Bayle ».
[6] Sur la forte réponse de Bayle à Le Clerc dans la RQP, voir Lettre 1683, n.5 ; sur la suite des attaques et des ripostes de l’un et de l’autre, voir Lettres 1656, n.11, 1667, n.7 et 10, et 1727, n.16.
[7] Le tome IX de la Bibliothèque choisie, déjà évoqué.
[8] Nous ne connaissons pas de lettres échangées entre Benjamin Furly et Jean Le Clerc, mais ils étaient en relation au moins depuis 1688, puisque Furly servait dès lors d’intermédiaire entre Le Clerc et Locke pendant le séjour de celui-ci à Rotterdam ; il continua à faire de même après le retour de Locke en Angleterre : voir Le Clerc, Epistolario, éd. Sina, n° 144 (i.493-494), 157 (i.523).