Lettre 1023 : Pierre Isarn de Capdeville à Pierre Bayle

• A Amsterdam le 7 e [decem]bre 1694

Monsieur

Je vous rens graces tres humbles de la connoissance que vous m’avés donnée des circonstances de l’histoire que vous m’avés racontée [1], je n’ai pas conte sur les jugemens des sinodes en l’affaire du bateme [2], j’ai voulu combat[t]re par raison et non pas par autorité quoique je touche en passant et en general la rejection ou expresse ou tacite que nos sinodes ont faite de l’innovation, il est vrai que le notre fut le plus lasche et notre academie etoit dans une grand foiblesse, vous le scaves, le ressort que Mr votre frere fit jouer fut si fort que je faillis à estre moi meme frap[p]é de censure au lieu d’obtenir cel[l]e que je n’avois garde de demander voiant la partie si bien faite pour l’hom[m]e, j’avois à dos mes collegues Charles [3] et Satur [4] qui etoint seduits et qui me voulurent faire bouquer* à la premiere demarche que je faisois en m’erigeant en auteur, com[m]e si les crocheteurs de Montauban ne devoient pas aspirer plus haut qu’à porter le bat d’une semaine de predications, le bon hom[m]e Brassard [5] avec Charles de Mauvesin [6] se rencontrerent alors examinateurs nom[m]és par le sinode, le dernier voulut me donner son ap[p]robation mais le premier l’en empecha et me / refusa la sien[n]e non pas qu’il ne creut que j’eusse raison n’etant pas dans le fonds de l’avis des autres collegues, mais il n’allegua[i]t que les motifs du memoire dont vous me parlés, un pendard qui est mort revolté qui s’apeloit Gomes m[inistre] de Caussade [7] me voulut harseler au sinode en demandant qu’on fit rendre contre des livres non examinés mais on n’osa pas ap[p]rofondir la chose et scachant ce qui s’etoit passé dans les autres provinces on laissa aller mon ecrit se contentens de le mepriser et de le decrier. Je vous avoue que cela joint à ma paresse naturelle contribua à me faire rengainer et à renoncer pour jamais à la qualité d’auteur voiant l’iniquité du siecle, on voioit dans ce[t]te mechante pas trop longue let[t]re les principes papistes, fanatiques etc. Je les relevois asses naturelement pour l’interet de la verité et sans meriter beaucoup d’ap[p]laudissement pour la maniere assés negligée que j’y emploiois, et cependant on etoit bien aise de sacrifier la verité pour me mortifier, vous futes le premier en arrivant en ce pais à qui je decouvris ma poltron[n]erie sur ce sujet et vous en eutes sans doute pitié. Je vous donne à y reflechir / com[m]e vous me permet[t]rés de reflechir aussi sur de semblables egards que vous aves eu[s] autres fois, nous nous devons d’autant mieux pardon[n]er l’un l’autre les fautes que nous avons com[m]ises à ces egards que nous en portons encore la paine, par le juste salaire que nous recevons du vilain qui nous point* à proportion de ce que nous l’avons oint. Je suis dans un grand chagrin du bruit que le recueil fait avant que de paroitre. Il n’aura pas l’avantage de l’examen de Mr Saurin qui est tombé com[m]e la foudre et qui a etourdi tout le monde [8][.] Je ne me puis rien promet[t]re de person[n]el apres ce qui a esté dit il n’y avoit rien a dire[.] Je me suis pourtant hasardé de coudre à ces traites quelque lambeau de reflections sur les scholastiques sur l’ opus operatum des sacremens [9] qu’on m’a ac[c]usé de ne pas entendre Jacta est alea in magnis voluisse sat esse [i], ce morceau sera de votre gibier[.] Je vous aurois consulté avant que de le produire mais j’ai esté pressé et cependant on me tient ac[c]roché sur le point de l’enfantement [10][.]

Je m’asseure qu’on n’a rien entrepris de nouveau contre vous car on me l’auroit apris ou vous meme puisque vous ne doutés pas que je ne sois dans vos interets autant que le peut estre le plus humble de vos serviteurs et le plus fidele de vos amis.

 

A Monsieur / Monsieur Bayle / professeur en philosophie / A Roterdam •

Notes :

[1Sur la polémique autour de la question du baptême, provoquée par la prise de position de Jurieu jugée favorable aux catholiques, voir Lettres 106, n.6, et 116, n.7.

[2Sur l’« affaire du baptême », voir Lettres 1025, n.2, et 1026, n.20.

[3Paul Charles, pasteur de Mauvezin jusqu’en 1681 : voir Lettre 160, n.17.

[4Thomas Satur, alors pasteur de Montauban, est devenu depuis pasteur de l’Eglise de la Savoye à Londres : voir Lettres 147, n.36, 221, n.6, 244, n.20.

[5Isaac Brassard : voir Lettres 221, n.6, 745, n.3, et 893, n.17.

[6Paul Charles, pasteur de Mauvezin : voir ci-dessus, n.3.

[7Samson Gomes (1626-1692), pasteur de Caussade, est mentionné comme apostat par Samuel Mours, « Les pasteurs à la révocation de l’édit de Nantes », BSHPF, 114 (1968) p.296.

[8Sur l’ouvrage d’ Elie Saurin, voir Lettre 1016, n.11.

[9Le traité par lequel se clôt le Recueil d’Isarn est un ensemble de « Réflexions sur les divers sentimens des scholastiques touchant l’efficace des sacremens » (p.447-486) : « Ces mêmes reflections ont été ajoutées dans le dessein de détruire l’opinion de l’Eglise Romaine sur l’efficace des sacremens par les contradictions et par les combats mutuels de ses propres docteurs qui en detruisant reciproquement leurs differentes manieres d’expliquer leur opus operatum l’ont par ce moien en même tems renversé [...]. » Pierre Isarn, Recueil de divers traités concernant l’efficace et la nécessité du baptême (Amsterdam 1695, 12°), avertissement (non paginé). Voir Lettre 1026, n.20.

[iJacta est alea : « le sort en est jeté », dicton attribué par Suétone à Jules César franchissant le Rubicon. In magnis voluisse sat esse : voir Properce, ii.X.5 : « Quod si deficiant vires, audacia certe Laus erit : in magnis et voluisse sat est. » « Même si la force manque, l’audace méritera certainement des éloges. Dans les entreprises de grande envergure, il suffit d’avoir eu de la détermination. »

[10On comprend qu’Isarn a été poussé par Antoine Schelte, libraire d’Amsterdam, à lui remettre rapidement son manuscrit, et qu’à présent celui-ci tarde à sortir l’ouvrage.

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