Lettre 1025 : Pierre Isarn de Capdeville à Pierre Bayle

• A Amsterdam le 7 e janvier 1695

Monsieur

Je vous ai souhaité une heureuse année dès le premier jour que nous l’avons com[m]ancée [1] et je vous avois deslors destiné l’exemplaire du receuil [2] que je ne peus recevoir plustost et que je vous envoie aujourd’hui • par la poste faute d’oc[c]asion et craignant de n’en avoir pas de long tems[.]

Je vous fais acheter le plaisir que j’espere que vous aures de voir ce que je produis au public parce que plusieurs raisons m’y poussent et sur tout la priere que Mr Brassard [3] m’a faite de vous faire scavoir son etat qui est meilleur presentement qu’il n’a esté la semaine passée[.] Il fut fort ebranlé d’un[e] rumeur qui l’a fort abat[t]u mais il en revient asses bien, ce qui me console le plus c’est de le voir dans les saintes dispositions où il est pour quit[t]er le monde avec une joie veritablement chrestienne[.]

Nous avons souvent repris nos reflections sur les miseres de la vie et sur tout sur la fatalité de nos miserables disputes, vous trouverés que je me suis echapé contre le journaliste apres m’etre retenu à l’egard de son heros [4], la surprise a eté trop grande pour en revenir sur le moment et l’oc[c]asion m’a entrainé[.] Du reste je me / fœlicite d’avoir esté le premier et le dernier qui ai[t] parlé contre l’a[d]versaire com[m]un sur la matiere du bateme [5][.] J’espere que • ce que j’ai ajouté sur la fin ne vous deplaira pas et qu’on trouvera encore asses curieux ce petit spicilegium que j’ai rencontré apres de si diligens moissoneurs, et que meme on trouvera au fond du sac l’entiere decision du proces.

Nous com[m]ancons de voir ici le traité de Monsieur de Laplacet[t]e sur la conscience [6], où il touche plusieurs matieres qui vous regardent[.] Il traite de la voie de l’examen sur la fin [7], mais sans s’y vouloir enfoncer trop avant quoiqu’il en promet[t]e beaucoup. Il me semble qu’il n’a eu en veue que son morceau du Talmud qu’il nous produit com[m]e une riche antique, du reste je ne trouve pas qu’il soit entré dans toute la dif[f]iculté ni qu’il l’ait epuisée[.] Il fait bien voir contre les chimeres du prophete [8] que c’est la voie qu’il faut suivre[.] Il prouve asses bien le droit et sur tout par des exemples mais il n’entre pas dans le fait pour faire • voir com[m]ant enfin on parvient à la con[n]oissance de la verité, pour le fonds de la conscience et pour les questions qui en dependent, je ne scai si sa reserve precautionée ne l’aura point aussi tenu un peu au large[,] c’est ce que je n’ai peu encore verifier [9][.] /

On m’a asseuré que Mr Saurin avoit desja ecrit à fonds sur cet[t]e matiere et contre le Com[m]an[taire] ph[ilosophique] et contre Les droits des deux souverains [10][.] Il y auroit du plaisir de voir reduire cet[t]e matiere à une juste precision, que je ne don[n]erois pas à faire à un professeur aux langues qui m’a dit vous en avoir ecrit et qui à mon avis est demeuré bien loin du n[o]eud de l’af[f]aire [11][.] Il n’ap[p]artient qu’aux esprits bien deliés de penetrer jusques là[.]

Je vous souhaite autant de santé, de repos et de bonheur que vous en pouvés desirer et qu’il vous en faut pour continuer d’enrichir le public de vos rares travaux[.] Si Monsieur Basnage [12] n’a pas receu d’exemplaire du receuil[,] je vous prie de lui faire part du votre afin qu’il le puisse com[m]uniquer à Mr Le Gendre [13] qui a eu autrefois la bonté de m’encourager à faire reimprimer ma reponce que je produits avec confiance en si bonne compagnie et dans une oc[c]asion si juste et si necessaire.

Je souhaite d’en trouver de plus agreables où je puisse vous temoigner que je suis sincerement Monsieur vostre tres humble et tres obeissant serviteur
Ysarn m[inistre] •

Notes :

[1Cette lettre de Pierre Isarn à Bayle est perdue – de même que toutes les réponses de Bayle à Isarn ; la dernière lettre d’Isarn qui nous soit parvenue est celle du 7 décembre 1694 (Lettre 1023).

[2Pierre Isarn, Recueil de divers traités concernant l’efficace et la nécessité du baptême. Pour servir à décider la question qui est agitée dans les Eglises walonnes, s’il faut baptiser les enfans en tout temps et tous lieux quand ils sont en peril de mort (Amsterdam 1695, 12°) : voir Lettre 1016, n.12, et, sur la composition de ce recueil, Lettre 1026, n.20. Sur la querelle d’Isarn avec Jurieu sur le baptême, voir Lettres 106, n.6, 116, n.7, 977, n.6, et 1023, n.1.

[3Sur Isaac Brassard, dont la fille Marie avait épousé Jacob Bayle, voir Lettres 221, n.6, 745, n.3, et 893, n.17. Il était réfugié à Amsterdam depuis 1689 et ne devait mourir qu’en 1702.

[4« Lors qu’on s’est veu obligé à publier ce recueil par les raisons qu’on vient de dire, on ne s’attendoit pas à y être contraint par de nouveaux motifs ; mais l’insulte que le Nouveau journal des sçavans, dressé à Rotterdam, vient de faire à ceux qui se trouvent interessez dans ces disputes leur fait voir de plus en plus la necessité qui leur est imposée de se justifier devant le public. Il est assez ordinaire aux gens de lettres de porter leurs dissentimens à de grandes extremitez ; mais il est tout à fait surprenant que ceux qui n’y ont aucun interêt s’y engagent avec toute la passion des parties mêmes. C’est ce qu’on peut voir dans ce journaliste qui se prevaut de l’occasion qu’il croit avoir de parler aux sçavans pour leur imposer sur des demélez trop connus pour pouvoir être impunement deguisez. Cet écrivain avance beaucoup de choses supposées contre ses propres lumieres et contre la notorieté publique ; et il debite des prejugez tres-injustes pour confirmer le public dans les impressions qu’on a voulu lui donner, par plusieurs sortes de libelles, afin de faire accroire que des disputes très-importantes ont été terminées par tous les tribunaux à l’avantage de l’auteur qu’il preconise, et contre ceux qu’il insulte sans en avoir le moindre sujet. » Après avoir consacré plusieurs pages à exposer comment Chauvin avait prétendu justifier Jurieu non seulement à propos du baptême, mais également par rapport aux Lettres pastorales et à L’Accomplissement des prophéties, Isarn conclut : « Pour porter la surprise aussi loin qu’elle peut aller par la hardiesse la plus temeraire, le journaliste ose asseurer ceux qui l’en voudront croire sur sa parole que le tribunal ecclesiastique met à couvert son auteur de tous les coups qu’on lui peut porter en le reconnoissant entierement orthodoxe et pur. On a veu en divers endroits la teneur du jugement de ce tribunal, il suffit de dire qu’il a prononcé que l’auteur duquel il s’agit n’a pas assés menagé l’importance de la verité pour reconnoître qu’en cela même et dans cette occasion il a été parfaitement imité par son digne panegyriste. » Pierre Isarn, Recueil de divers traités concernant l’efficace et la nécessité du baptême (Amsterdam 1695, 12°), Avertissement non paginé.
Etienne Chauvin consacra le dernier article du Nouveau journal des savants de septembre-octobre 1694 (p.632-634) à un compte rendu de la XXII e Lettre pastorale de Jurieu (voir Lettre 1019 n.17), dans lequel il fait un éloge si appuyé du théologien et si conforme à sa ligne de défense qu’on dirait les mots dictés par ce dernier : « Le zéle animé que Mr Jurieu a montré pour conserver les véritez fondamentales de la religion chrêtienne et pour écarter loin de nous tout ce qui sent l’héresie a êté reconnu par différents synodes, et le Consistoire de l’Eglise hollandoise lui en rend un témoignage authentique. Pour ce qui regarde les atteintes que quelques particuliers ont voulu donner à sa réputation, soit du côté de la doctrine, soit du côté des mœurs, on voit dans une des resolutions des seigneurs deputez des Etats de Hollande jusqu’où on a porté la chose et quelles sortes d’attaques on a fait à nôtre auteur ; mais on voit aussi comme on y protege son droit, et quel silence on impose à ses adversaires, dont on dit que les livrets contiennent, outre l’énormité des titres, beaucoup d’expressions et de periodes injurieuses et intolerables à l’egard de M. Jurieu. Le tribunal ecclesiastique le met encore à couvert de tous les coups qu’on lui peut porter en le reconnoissant entierement orthodoxe et pur : c’est le Consistoire de l’Eglise walonne de Rotterdam qui prend soin de publier son innocence dans un acte qui est fondé sur les déclarations de quelques synodes ; cette compagnie témoigne en même temps la haute estime qu’elle fait de ce pasteur, et qu’il luy est fort cher. » (p. 633).

[7La Placette, Traité de la conscience, au livre III, chapitre xxiii : « Que la voie de l’examen est très utile », (p.362-365), puis dans la « Dissertation sur la maniere en laquelle on doit se conduire pour savoir ce qu’on doit croire » (p.366-411). Voir M.-C. Pitassi, « Le paradoxe de l’examen religieux au début du XVIII e siècle », Libertinage et philosophie au XVII e siècle, 13 (2011).

[9La ponctuation d’ Isarn est très erratique et son emploi des capitales est hasardeux, de sorte qu’on hésite sur le découpage de la « phrase » et donc sur l’interprétation qu’il convient d’en donner. Puisque cette dernière phrase est ambiguë, nous avons préféré laisser sa ponctuation en l’état afin de maintenir cette ambiguïté.

[10Elie Saurin avait publié une Accusation pour le sieur Saurin contre les accusations de M. Jurieu (Utrecht 1692, 12°) et un Examen de la théologie de M. Jurieu (La Haye 1694, 8°, 2 vol.). Deux ans plus tard, il allait de nouveau attaquer Jurieu dans sa Défense de la véritable doctrine de l’Eglise réformée sur le principe de la foy [...] (Utrecht 1697, 8°) et dans sa Justification de la doctrine du sieur Saurin contre deux libelles de M. Jurieu [...] (Utrecht 1697, 8°), qui comporte une Suite (Utrecht 1697, 8°) ; il allait enfin préciser ses sentiments dans ses Réflexions sur les droits de la conscience (Utrecht 1697, 8°). Voir le commentaire de Basnage de Beauval dans sa lettre du 7 janvier 1695 à Leibniz : « [...] M. Saurin un ancien ministre d’Utrech[t] vient de decocher contre [Jurieu] 2 gros volumes intitulez Examen de la theologie de M. Jurieu. Il y releve une infinité d’erreurs, de bevües, de profanations, et d’obliquitez de M. J[urieu] qui a trouvé en lui un terrible adversaire. » (Akademie-Ausgabe, version provisoire, n° 08.180).

[11Nous n’avons su identifier ce professeur, dont la lettre semble être perdue.

[13Sur Philippe Le Gendre, pasteur à Rotterdam, voir Lettre 166, n.2.

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