Lettre 1026 : Pierre Bayle à Jean Bruguière de Naudis

[Rotterdam, le 27] janvier [1]695

Je [repons to]ut [à la] fois à vos deux dernieres [1] Monsieur mon tres cher [cousin dont] la premiere m’aprit le voiage que vous aviez fait à Toulouse pour y am[e]n[er] vos 2 ainez faire leur cours de philosophie [2], quod felix faustumque sit [3] : et l’aut[re] me fut aportée avant hier.

J’ecrivis tout aussi tot à Mr Daspe [4] dont je viens d[e recevoir reponse. Vous verrez par] le billet cy joint que Mr de Baricave a touché la somme de 70 livres sterling [5]. C’est ainsi que l’on compte en Angleterre. Une livre sterling vaut environ 13 livres de France, mais cela varie selon le plus et le moins à cause que le change hausse et baisse. Mr Daspe me marque que selon la valeur du change de Paris à Londres presentement il faut que la veuve Mercier recoive la somme de 916 livres 5 sols, car c’est à quoi se montent les 70 livres sterling que Mr de Baricave confesse avoir recu[es]. Mr Daspe promet de m’envoier au premier jour un compte fina[l] dans les formes. Dés que je l’aurai recu je vous l’enverrai. J’ecrivis mardi derni[er] pour avoir ses quittances des sieurs de Courbaut et Barbe [6] : Ne sachant pas où ils sont en garnison[,] j’adressai mes lettres au sieur Rousse qui est en garnison à Gand ainsi que je l’avois ap[p]ris de son pere peu de jours auparavant. Il etoit p[a]rty de Savarat au mois d’octobre, il vit en Suisse mylord Gallowai, (autrefois Mr de Ruvigni [7]) et etant arrivé en Hollande il alla joindre son fils à Gand [il] y a 15 jours ou environ. Quant à l’interet que Mr Daspe a promis à feu Mercier par son billet, qui est de 4 pour cent par an, il m’a ecrit qu’il en tiendra bon compte [à la veuve], à laquelle [je vous prie de dire que je la remercie] du present qu’elle m’en vouloit faire. Je ne pretens rien pour le petit servi[ce que je puis] lui avoir rendu. Elle recevra et son principal et son interet à un denier pr[es] je me contenterai du remboursement de l’argent que je pretai à son frere, et de quelques ports de lettre. Je remercie tres humblement Mr Arabet d’avoir songé à cela, et lui offre tous mes services. Que si la veuve veut reconoitre en votre personne et à votre profit les peines qu’on a prises pour elle, j’y consens de bon cœur, mais pour moi je n’en veux pas retenir une maille ; je lui ferai tenir tout interet et principal avec les quittances des s[ieu]rs Courbaut et Barbe.

Je ne saurois comprendre par quelle raison notre ami de l’isle de Ré [8] garde un si long silence. Je ne doute point qu’il ne m’ait envoié toutes les lettres que vous lui avez adressées pour moi, mais puis que vous n’avez pas recu ma derniere que je lui avois adressée il y a lieu de [croire qu’il a néglig]é de vous envoier la precedente [9][.] [Il y a pour le moins deux] de mes lettres que vous deviez avoir recues quand vous m’ecri[vites de Toulouze : je vous] marquois dans ma derniere les raisons qui rendent impossible [la reconciliation] avec mon calomniateur [10]. Il est trop fier et trop apuié pour faire les av[eux] que j’exige de lui, et à moins qu’il ne recon[n]oisse ses calomnies, et qu’il en demande pardon, il ne peut y avoir d’accommodement entre nous. Mr Saurin ministre francois à Ut[rec]ht vient d’ecrire un gros livre contre lui qui le [t]errasse et qui l’abyme [11]. Il • montre manifestement que cet auteur a enseigné dans ses livres un bon nombre de propositions fausses, tres dangereuses et contraires à la confession de foi des Eglises reformées. Il paroit clairement par cet ouvrage de Mr Saurin que Mr J[urieu] est un tres mechant auteur et un tres mal honnete homme car on le convainc de se contredire grossierement, et de n’avoüer jamais ses fautes, mais de chercher des echapatoires avec toutes les chicanes d’un homme de mauvaise foi. Il a recommencé à donner des Pastorales depuis le mois de novembre dernier [12]. Ceux qui les ont lues n’en font pas grand cas. On • lui a ecrit au nom des fideles de France une reponse à la premiere Pastorale qu’il a redonnée, et on se moque plaisamment de lui [13].

Il y a long tems que je n’ai rec[u] des nouvelles de ma belle sœur [14] ; elle a recu la lettre où je lui apris que je vous avois prié de reigler avec elle les petites affaires que nous avons ensemble [15], c’est à dire de voir à quoi peut monter ce que j’ai à pretendre à la succession paternelle et maternelle. Elle me fit savoir [16] qu’elle et sa fille avoient eté malades de la contagion, mais qu’elles etoient mieux l’une et l’autre, et qu’elle esperoit d’aller au Carla au mois de septembre. Vous m’avez ap[p]ris qu’elle n’y est pas allée. J’ap[p]rehende que la maladie de ma petite niepce dont votre archipretre [17] vous a parlé ne soit une nouvelle maladie differente de celle dont sa mere m’avoit donné des nouvelles. Je vous remercie des vœux que vous faites p[o]ur la conservation de cette enfant. Je souhaite qu’il plaise à Dieu de la conserver mais soiez seur que votre tendre amitié pour moi sera toujours presente à mon esprit quand je disposerai de mes petites affaires.

L’age commence à affoiblir notablement Mr Brassard [18] : son collegue Mr Ysarn vient de publier un Recueil des pieces sur l’efficace du bapteme. Vous savez qu’il avoit autrefois ecrit contre Mr J[urieu] à ce sujet [19]. Ce dernier pretendoit qu’on devoit batiser les enfans en tous tems et en tout lieu, malgré les reglemens contraires de nos synodes. Cela fit beaucoup de bruit en France. Mr Ysarn fut un des plaignans : il est en rupture et en guerre ouverte contre Mr J[urieu] et il vient de publier un Recueil qui contient 1. la lettre de Mr J[urieu] sur le bateme. 2° la / [re]ponse qu’il y fit à Montauban 3° la traduction francoise d’un traitté latin de Mr Witsius professeur [de] theologie à Utrecht touchant l’efficace du bateme et enfin quelques reflexions de Mr Ysarn sur [l]e sentiment des scholastiques dans cette question [20].

Je m’occupe uniquement à mon Diction[n]aire. [C’est] l’ouvrage du monde le plus attachant et le plus penible, et où l’on avance moins : les imprimeurs [vont] plus lentement que moi : cet hyver qui est ici tres rude leur a deja oté plus de 3 sepmaines [de tra]vail. Il y a plus de 18 mois que l’ouvrage est commencé d’imprimer et ils n’ont encore imprimé [que 2]00 feuilles. Ce n’est pas tout à fait le tiers du Dictionaire qui sera de 6 à 7 cens feuilles. [Je ne pens]e pas qu’il puisse etre mis en vente avant le mois de janvier 1697 [21]. Je pourrois esperer de [le rend]re assez curieux si j’avois les livres que je voudrois, mais on ne les trouve point ici à emprunter [et le] libraire ne veut pas faire la depense qu’il faudroit faire pour les acheter où on les pourroit trouver. Il faudra faire le mieux qu’on pourra.

Depuis peu nos gazettes nous ont dit que Mr de Bonrepaux seroit rapellé de son ambassade, et Mr de Martangis renvoié en Dannemarc [22]. Si cela est Mr de Pradals [23] pourra vous aller revoir et vous aprendre des nouvelles des pays septentrionaux. J’ai quelques lettres que Richelet a publiées • de Balzac, Voiture, Costar etc. à quoi il a joint des notes [24], mais je n’ai pas pris garde* qu’il m’ait cité. Je ne sai si nous ne devrions pas desormais nous ecrire en adressant moi vos lettres à mes cousins vos ainez à Toulouse [25]. Aprenez moi où ils sont logez et quel est le nom de leur professeur, et s’il est estimé, et s’ils sont beaucoup d’ecoliers. Ils feront bien d’aprendre le plus [qu]’ils pourront de la philosophie peripateticienne [26], ils s’en deferont en suitte quand ils auront gouté [la nouvelle] et ils garderont de celle là la methode de pousser vivement et subtilement une objection [et de repondre] nettement et precisement aux difficultez. Je serai bien aise d’aprendre s’ils mordent [à la grappe] dans ces questions creuses des universaux et des formes substantielles, et des qualitez[.]

[A Dieu mon] tres cher cousin soiez persuadé qu’on ne peut pas vous aimer plus cordialement que je fais [et que je con]firmerai en toutes rencontres selon toute l’etenduë de mes forces l’opinion de ceux qui [croiront que] vos recommandations ont toute sorte de pouvoir sur moi. J’embrasse de tout mon cœur votre chere epouse ; et vos chers enfans etc. [Je suis tout à vous.]

 

A Monsieur/ Monsieur le maitre de la poste de / Toulouse/ Pour faire tenir à Monsieur Arabet/ marchand au Carla [27] dans le comté de / Foix par le messager du Mas d’Azil / A Toulouse.

Notes :

[1Ces lettres de Naudis sont perdues.

[2Cette lettre de Naudis ne nous est pas parvenue. Sur les études que ses fils aînés poursuivaient à Toulouse, voir Lettre 1089.

[3quod felix faustumque sit : « que j’espère devoir être heureux et réussir ».

[4Sur ces affaires financières, qui sont aussi celles de Marie Brassard, la veuve de Jacob Bayle, voir Lettre 1064.

[5Sur Jean Baricave, ancien pasteur du Mas d’Azil, désormais réfugié à Londres, voir Lettre 1019, n.4.

[6Sur ces paiements dus à MM. Courbaut et Barbe, voir respectivement Lettres 993, n.8, et 1019, n.7.

[7Sur Henri de Massue, fils (1648-1720), marquis de Ruvigny, autrefois député général des Eglises réformées, réfugié en Angleterre depuis 1690, au service de Guillaume III et nommé vicomte puis – en 1697 – comte de Galway, voir Lettres 47, n.8, 449, n.2, et 464, n.2. Après avoir servi à Neerwinden en 1693, il commanda les troupes britanniques chargées de soutenir le duc de Savoie et de porter secours aux vaudois contre les attaques françaises. Le nouveau revirement du duc de Savoie en 1695, qui l’amena à s’allier de nouveau avec Louis XIV, força Galway à replier ses troupes aux Provinces-Unies. Il devait être nommé Lord Chief Justice d’Irlande en 1697.

[9Sur ces soupçons de Bayle, voir Lettre 992, n.1.

[10Cette lettre de Bayle était bien parvenue à son destinataire, puisqu’elle nous est connue : Lettre 1018.

[11Sur cet ouvrage d’ Elie Saurin, Examen de la théologie de M. Jurieu, voir Lettres 1016, n.11, et 1022, n.9.

[12Sur la nouvelle série des Lettres pastorales de Jurieu, voir Lettre 1016, n.10.

[13Allusion à la réponse rédigée par Basnage de Beauval, Lettre des fidèles de France à M. Jurieu, touchant sa lettre pastorale (Paris 1694, 4°).

[14Marie Brassard, veuve de Jacob Bayle.

[15Il s’agit d’une lettre perdue de Bayle à Marie Brassard à laquelle il a déjà été fait allusion : voir Lettre 993, n.5.

[16Cette lettre de Marie Brassard est perdue ; nous ne connaissons d’elle que sa lettre du 11 novembre 1695 (Lettre 1064).

[17Nous n’avons su identifier cet archiprêtre du Carla.

[18Sur la maladie d’ Isaac Brassard, qui commençait à se rétablir, voir Lettre 1025, n.3.

[19Sur ce recueil de Pierre Isarn, voir Lettre 1016, n.12.

[21Le DHC fut achevé d’imprimer le 24 octobre 1696 : voir la lettre de Bayle à François Janiçon du 8 novembre 1696.

[22Hyacinthe-Guillaume Foullé de Martangis, ambassadeur de France au Danemark jusqu’en 1692, date de l’arrivée de François d’Usson de Bonrepaux, qui le remplaça. Bonrepaux devait repartir le 22 juillet 1695 ; en 1698, il fut nommé ambassadeur de France aux Provinces-Unies.

[23Pradals de Larbont avait rejoint François d’Usson de Bonrepaux à Copenhague : voir Lettre 909, n.1.

[24Pierre Richelet, Les Plus Belles Lettres des meilleurs auteurs françois avec des notes (Lyon 1689, 8°). L’ouvrage connut plusieurs éditions : à Paris en 1691 et 1698, à Bruxelles en 1696.

[25Sur les études des fils aînés de Naudis , voir ci-dessus, n.2.

[26Bayle avait donné autrefois le même conseil à son frère Joseph en 1676 et en 1677 : voir Lettres 126, p.353, 135, p.400, et 912, n.7.

[27M. Arabet, commerçant du Carla, sert d’intermédiaire pour les lettres de Bayle adressées à son cousin Naudis lorsque celles-ci ne sont pas envoyées par l’intermédiaire de Gaston de Bruguière à l’île de Ré.

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