Lettre 1028 : Pierre Bayle à Jacob Le Duchat

[A Rotterdam le 16 e de mars 1695]

M[onsieur],

J’ai eu la joie de lire vos Rem[arques] sur le C[atholicon] [1] et j’en ai eté charmé. Dès que j’eus connu par votre lettre que vous vouliez bien consentir que le sieur Des Bordes me communiquât le manuscrit, je le priai instamment de me l’envoyer [2]. Il l’a fait. Je le lui renvoye aujourd’hui n’ayant pu le faire plutot à cause que les glaces ont interrompu pendant plus de deux mois et demi le commerce de cette ville avec Amsterdam [3]. Je le prie en meme tems de vous faire tenir ce billet, où je vous remercie tres humblement, M[onsieur], de la bonté que vous avez eue de vouloir que je fusse regalé dès avant l’impression de vos tres curieuses recherches. J’exhorte puissamment le sieur Des Bordes à se hater de faire rouler la presse sur un ouvrage dont le debit est immanquable et qui instruira le public de tant de belles particularitez.

Je vous remercie en particulier, M[onsieur], de l’honneur que vous me faites plusieurs fois de me citer [4] : je ne meritois pas une place si illustre, mais puis que vous me l’avez voulu donner, c’est à moi à vous en promettre une eternelle reconnoissance. Vos recherches seront tres utiles à mon Diction[n]aire. Je m’en servirai souvent et reconnoitroi per quem profecerim [i], comme la raison l’exige.

Mon article de Boucher, ce furieux Ligueur [5], etoit imprimé lors que j’ai lu vos remarques. Si je les avois vues plutot, j’y aurois trouvé des choses qui m’eussent bien servi. J’ai appris par votre moien que la Vie du petit feuillant a eté imprimée. Je tacherai de l’avoir, avant qu’on en soit venu à la lettre M car ce furieux moine s’appelloit Mongaillard [6]. Il y a bien des choses à dire contre les Espagnols, qui comblerent de benefices tous ces scelerats de predicateurs de la Ligue pour qui les roues n’eussent pas eté un supplice trop rigoureux [7]. Il faudra recommander à l’imprimeur de prendre garde aux noms propres. L’ecriture de l’original etant menue fera qu’on ne distinguera pas toujours une lettre d’avec une autre ; et dans un nom de ville ou d’homme, le sens n’aide pas à distinguer.

Je vous suplie tres humblement de temoigner à M. B[rodeau] le chagrin que j’ai de voir qu’on m’a encore allegué à Utrecht[,] où j’avois sondé le gué pour un imprimeur[,] la raison qu’il y a deja une traduction du Divorce [8]. J’attens ses ordres pour le manuscrit.

Je suis etc.

Notes :

[1Sur l’édition par Jacob Le Duchat de la Satyre ménippée, imprimée chez Henry Desbordes, voir Lettres 922, n.1, et 936, n.14.

[2Cette lettre de Bayle adressée à Henry Desbordes est perdue.

[3Dans toute l’Europe de l’Ouest, les mois de janvier et de février 1695 furent particulièrement rigoureux et les Pays-Bas n’ont pas échappé à ces conditions difficiles : toutes les voies d’eau furent bloquées par la glace ; des carrosses tirés par des chevaux circulaient sur la Tamise, sur le Rhin, sur la Seine et sur l’Elbe. D’Amsterdam, les vaisseaux ne pouvaient même pas franchir la petite distance jusqu’à Haarlem. Au mois de mars, la glace commença à fondre mais il y eut abondance de neige jusqu’en avril. Voir J. Buisman, Duizend jaar weer, wind en water in de Lage Landen (Franeker 2006), partie V : 1675-1750, p.211-218.

[4Satyre Menipée de la vertu du catholicon d’Espagne et de la tenuë des Estats de Paris. Nouvelle édition imprimée sur celle de 1677 (Ratisbonne [Amsterdam] 1696, 12°). Voir le commentaire de Chaufepié, art. « Duchat (Jacob Le) », rem. A : « En 1696, Mr Le Duchat donna la Satyre Ménippée de la vertu du catholicon d’Espagne et de la tenue des Etats de Paris, Ratisbonne 1696 in-12. Il suivit principalement l’édition de 1677, en la revoyant cependant sur la premiere, datée de 1593 ; il conserva les préfaces qu’on avoit mises en différens tems à la tête de cet ouvrage, et mit au bas des pages les notes que Mr Du Puy avoit déjà faites sur plusieurs endroits difficiles à entendre. Mais comme ces notes ne suffisoient pas pour éclaircir toutes les difficultés qui se rencontrent dans la lecture de cet ouvrage, il augmenta cette édition de nouvelles remarques, qu’il renvoya à la fin parce qu’elles étoient trop longues pour être mises au dessous du texte. » Ces remarques figurent aux pages 289-507. Le Duchat cite la Critique générale de l’« Histoire du calvinisme » à propos du véhément discours du duc d’Epernon à M gr d’Espinac, archevêque de Lyon, « homme d’une vie abominable » ( OD, ii.18), puis ajoute : « On ne pouvoit mieux rendre le sens de ce passage de Mr de Thou qu’en empruntant les propres termes de Mr Bayle dans la traduction qu’il en a donnée dans sa Critique générale lettre 3 n.4 ». p.493-494.

[iper quem profecerim : « par l’exemple de qui j’aurai fait des progrès ». Comparer la formule d’un post-scriptum de Bèze à Zanchius : minimè per quem profecerim dissimulaturo, « je ne tenterai pas de cacher celui à qui j’aurai dû mes progrès ».

[5Voir le DHC, art. « Boucher (Jean) », où Bayle précise qu’il était « docteur de Sorbone et curé de Saint-Benoit à Paris, au tems de la Ligue, [...] une trompette de sédition, et l’esprit le plus mutin et le plus fougueux qui se trouvât parmi les rebelles ».

[6Le « petit feuillant » est Bernard de Percin de Montgaillard (1583-1628), cistercien, qui, « furieux » en effet, se lança dans la Ligue après la mort d’ Henri III en 1589. Il fut envoyé ensuite à l’abbaye de Nizelles et, en 1605, devint abbé d’Orval, où il resta jusqu’à sa mort. Bayle lui consacre un article dans le DHC.

[7Bayle est féroce à l’égard des fauteurs de troubles de l’ordre social qui se déclarent motivés par des convictions religieuses ; cette même position avait fondé sa condamnation de la « Glorieuse Rentrée » des vaudois dans l’ Avis aux réfugiés, éd. G. Mori, p.229-254.

[8Sur la traduction par Brodeau d’Oiseville du Divorce céleste de Pallavicino, voir Lettre 1021.

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