Lettre 1030 : Pierre Bayle à Jacob Le Duchat

A Rotterdam le 14 e avril 1695

M[onsieur]

Votre lettre du 26 e du passé [1] m’a fait sentir la meme joie que toutes les precedentes dont vous m’avez honnoré, mais j’y ai trouvé un nouveau sujet de vous faire mille remercimens particuliers, à cause de tant de curieux memoires que vous avez pris la peine de rassembler et de mettre en ordre concernant M. F[erri] / vous me generiez extremement M[onsieur] si vous ne me permettiez pas de le[s] publier comme venant de l’auteur des R[emarques] sur la C[onfession] de S[anci] [2]. C’est la moindre reconnoissance qui vous soit deüe, et tout autre que vous à qui je me fusse adressé ne m’auroit fourni qu’une tres petite partie de tout ce que vous avez seu former en si peu de tems.

Je viens au C[atholicon] [3]. M. D[es] B[ordes] n’a pas eté, à ce que je voi assez diligent à vous envoier la lettre que je lui fis tenir pour vous en lui renvoiant le manuscrit de vos R[emarques]. Je vous renouvelle ici mes protestations sinceres et touchant le plaisir que m’a donné une lecture aussi curieuse que celle là, et touchant la reconnoissance que je sens de ce que vous avez eu la bonté de m’en regaler de si bonne heure je veux dire avant que le public en put jouïr. La consideration que j’ai pour M. D[es] B[ordes] qui a imprimé pour moi les Nouv[elles] de la rep[ublique] des lettres m’empecheroit M[onsieur] avec votre permission, de travailler à lui soustraire une si bonne copie. Je sai qu’il la veut imprimer, et qu’il l’auroit deja imprimée s’il ne se croioit obligé à garder quelques mesures avec le libraire de Brusselles qui imprima le C[atholicon] l’an 1678 [4]. Tous les exemplaires n’en sont pas encore debitez, c’est pourquoi il lui veut laisser un peu de tems pour s’en defaire. Ils se menagent ainsi les uns les autres, parce qu’à son tour celui qui a reçu du prejudice en peut faire. Je vous sup[p]lie M[onsieur], de vous donner un peu de patience, car Mr D[es] B[ordes] m’a temoigné qu’il veut tout de bon imprimer ce livre.

Vous me faites beaucoup plus d’honneur que je ne mérite en voulant soumettre le manuscrit à ma revision. Je ne m’en deffens pas sur ce que l’impression de mon Diction[n]aire ne me laisse presque point le tems de respirer, mais sur ce que la lecture que j’ai faite avec attention et des Remarques imprimées sur S[ancy], et des Remarques manuscrites sur le C[atholicon] m’a convaincu qu’en sortant de vos mains elles sont toutes telles qu’elles doivent etre. Je vous proteste que je n’y ai rien trouvé que j’eusse voulu changer, et je ne doute point que si on les tiroit de l’air aisé et naturel où vous les produisez, on ne les rendit moins bonnes. Je presserai le libraire sans relache par l’interet de mon Diction[naire] ; car j’ai trouvé cent choses qui me pourront etre utiles dans votre C[atholicon], et que j’insererai dans mon ouvrage en citant mon auteur [5]. Je crois vous avoir marqué dans ma derniere où j’en etois de mon travail imprimé [6]. Depuis ce tems là les avances ne sont point grandes. Je suis encore un peu eloigné de la moitié. Le 1 er volume qui sera de 330 feuilles, plus ou moins ne sera achevé d’imprimer qu’à la fin de l’eté. Le 2 me volume de meme taille nous occupera un an et demi pour le moins. C’est une pitié que de s’engager à de gros volumes. Ils sont si long tems sous la presse qu’on est las d’en entendre parler avant qu’on les voie.

J’ai remarqué que Colomies n’avance guere de choses qu’il n’ait tirées de bon lieu, et je prefererois sa conjecture à celle qui donne l’ouvrage à Mr Servin [7].

Je suis faché M[onsieur] que vous ayez vu ma lettre sur les auteurs anonymes [8]. C’est la chose du monde la plus pitoiable, et je me repentis bientôt d’avoir été si complaisant pour Mr Almeloveen à qui je l’écrivis. Au reste, quoi que le Baron de Faeneste [9] ne soit pas aussi fort que le S[ancy], il ne laisse pas d’avoir ses beautez, et ses enigmes qu’une personne comme vous peut dechiffrer utilement. Souffrez donc M[onsieur], que je vous sup[p]lie d’y travailler et d’y emploier et votre sagacité naturelle et vos belles recherches.

Plus je consulte Varillas [10], plus je trouve qu’il a gaté l’histoire au lieu de l’illustrer. Je pense l’avoir convaincu de plusieurs grosses beveuës concernant la duchesse d’Etampes et la duchesse de Valentinois [11]. L’auteur des Galanteries des rois de France [12] qu’on a imprimées depuis peu à Amsterdam n’a fait que copier Varillas à l’égard de ces deux insignes putains du dernier siecle, mais je n’ai aucun livre qui me fournisse l’année de la naissance, de la mort et du mariage de ces deux dames. A-t-on des preuves tirées de quelque ancien auteur protestant que la duchesse d’Etampes ait vecu en dernier lieu de la Religion [13] ?

Mais je m’aperçois trop tard que j’abuse de votre patience. Je finis en vous assurant de mes profonds respects et que je suis, Monsieur, votre etc.
B.

Notes :

[1Cette lettre de Jacob Le Duchat à Bayle du 26 mars 1695 ne nous est pas parvenue.

[2Ce que Bayle fera, en effet, dans le DHC, art. « Ferri (Paul) », note b : « Ceci, et la plupart des choses qu’on verra dans les remarques, ont été tirées d’un Mémoire que l’obligeant, savant et curieux autheur des Remarques sur la Confession catholique de Sancy, imprimées à Amsterdam en l’année 1693, m’a communiqué. » Sur l’édition par Le Duchat de cet ouvrage d’ Agrippa d’Aubigné, voir Lettres 930, n.3, et 938, n.5.

[3L’édition par Le Duchat de la Satyre ménippée, imprimée par Henry Desbordes à Amsterdam : voir Lettres 922, n.1, et 936, n.14.

[4Il s’agit en fait de l’édition de 1677. « Cette édition de la Satire ménippée de la vertu du catholicon d’Espagne a été faite sur celle de 1664 qui est la première où l’on ait vu le notes de Mr Du Pui. Elles sont toutes deux in 12, fort proprement imprimées et ornées de quelques figures et entre autres de celle de la procession de la Ligue. Leurs titres portent qu’elles sont imprimées à Ratisbonne chez Matthias Kerner ; mais, on sait que c’est à Bruxelles, chez François Foppens. » : Satyre ménippée de la vertu du catholicon d’Espagne et de la tenue des estats de Paris, à laquelle est adjousté un discours sur l’interpretation du mot de Higuiero del infierno et qui en est l’autheur. Plus le regret sur la mort de l’asne ligueur d’une damoiselle, qui mourut durant le siège de Paris. Avec des remarques et explications des endroits difficiles (Rastisbonne 1677, 8°).

[5Bayle cite, en effet, le Catholicon d’Espagne (ou Satyre ménippée) dans le DHC aux articles suivants : « César », rem. N ; « Montgaillard (Bernard de) », rem. C, D ; « Rapin (Nicolas) », rem. B ; « Rose (Guillaume) ».

[6Bayle avait laissé entendre dans sa lettre du 16 mars (Lettre 1028) que l’impression n’était pas encore arrivée à la lettre M.

[7Il s’agit de l’attribution par Paul Colomiès du Journal des choses memorables à Pierre de L’Estoile : voir Lettre 1027, n.16.

[8La lettre latine de Bayle ajoutée en postface à la réédition par Almeloveen de l’ouvrage de Deckherr, De scriptis adespotis : voir Lettres 527, 529, 532 et 537, n.6.

[9Le Duchat promettait une édition de cet ouvrage d’ Agrippa d’Aubigné : voir Lettre 1027, n.9.

[10Bayle jugeait Varillas très sévèrement : voir Lettre 1027, n.11.

[11Voir le DHC, art. « Etampes (Anne de Pisseleu, duchesse d’) » et « Poitiers (Diane de) », qui sont les « deux insignes putains du dernier siecle » selon sa formule quelques lignes plus loin.

[12Sur cet ouvrage de Claude Vanel, voir Lettre 984, n.8.

[13Dans le DHC, art. « Etampes (Anne de Pisseleu, duchesse d’) », Bayle consacre la remarque H à cette question, s’en prenant durement aux inepties de Varillas.

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