[Rotterdam, le 22 mai 1695 [1]]

Au très éminent et très érudit Théodore Jansson d’Almoleveen Pierre Bayle donne ses salutations

J’ai lu avec grand plaisir votre dernière lettre [2] qui respire si agréablement votre affection pour moi. D’un autre côté, il m’arrive de m’étonner que certains aient pu vous parler de la paix faite entre moi et Jurieu ou près de se faire et d’être négociée [3]. Mais il me semble impossible de dresser aucun plan de réconciliation et je crois qu’il n’existe personne qui pense à y travailler. Il est possible même qu’on ne fasse aucune mention de mon procès au cours de votre session à Leide le 15 du mois prochain [4] car, en effet, le synode l’a renvoyé à la décision de la salle de conseil de cette ville ; je dirai néanmoins en trois mots, comme on dit, la position à laquelle on est arrivé dans cette affaire [5].

Mon adversaire m’a accusé de deux crimes : l’un de lèse-majesté envers Dieu, l’autre de lèse-majesté humaine. Et il s’est appliqué à prouver cela en disant :

1. que j’ai entretenu des relations avec le gouvernement français et que je fais partie de quelque faction machinant la perdition de l’Europe entière et des Eglises protestantes mais sans en être le chef ou le premier moteur.

2. que je suis l’auteur du livre intitulé Avis important aux réfugiez.

Tout ce qu’il a allégué comme prétendue première preuve devait être ridiculisé même par ses propres amis ; ce qu’il allègue comme seconde preuve semble avoir quelque poids auprès de mes ennemis et de ceux qui, poussés par une impulsion aveugle, ont toujours tenu pour suspects les hommes de modération et de douceur parmi lesquels je m’enrôle explicitement ; ceux qu’aucun préjugé ne mène jugent ces allégations faibles et très solidement réfutées, toutes étant inaptes à constituer des arguments juridiquement convaincants. D’où il s’est fait que l’accusateur a abandonné cette preuve et a consacré tous ses efforts à la seconde. Maintenant donc il s’agit seulement de celle-ci.

La première accusation de lèse-majesté divine comprenait trois membres.

1. Je professe l’athéisme d’une manière telle que je ne cherche guère à cacher ce crime.

2. Je ne fais aucun acte public de religion.

3. Avec certains de mes amis je fréquente familièrement surtout ceux qui, déistes ou spinosistes, sont suspects de toute sorte d’hérésies.

Publiquement et dans la salle de justice du calomniateur, j’ai intenté une action contre lui au sujet de ces trois accusations et je l’ai vivement pressé de produire les trois preuves, sinon il sera coupable d’une très atroce calomnie et passible de la peine du talion. Il n’a rien produit qui prouve les 2 e et 3 e accusations, mais sur l’athéisme et l’impiété il a publié certains extraits de mes livres comme témoignages de ma culpabilité à cet égard. Maintenant il ne veut pas jouer le rôle d’accusateur, il tient cette cause pour perdue et cherche seulement à faire que la salle de justice examine mes livres et agisse contre moi par des censures selon ce qui lui en paraîtrait. Il veut donc changer l’état de la question et faire que la salle de justice examine mes livres non pas afin qu’on sache s’il m’avait accusé avec raison d’athéisme et de deux autres crimes, mais seulement si j’ai enseigné quelques erreurs.

Maintenant donc voici l’état de la controverse qui nous oppose l’un à l’autre. Je prétends que [mon adversaire] doit reconnaître son rôle d’accusateur tenu de prouver trois crimes de lèse-[majesté] divine allégués contre moi, et s’il ne les prouve pas, il doit subir les peines imposées aux calomniateurs publics. Il a prétendu devoir être exempt de l’obligation de prouver, ne voulant plus jouer le rôle d’accusateur. Je ne souffrirai pas que l’on change l’état de la question, mais je me montre prêt à purger ma doctrine de toute contagion d’erreur même la plus légère aussitôt que sera écartée cette préalable et plus grave controverse concernant les trois articles d’accusation précités.

Donnée à Rotterdam le jour de la Pentecôte 1695.

 

Comme la feuille est remplie, je suis obligé de remettre à un autre temps le reste des choses que vous me demandez.

Je vous remercie pour le livre que vous m’avez communiqué. Ce n’est pas sans raison que j’utilise le courrier public pour envoyer cette lettre [6]. Portez-vous bien et souvenez-vous de moi.

Notes :

[1La présente lettre est datée du « jour de la Pentecôte 1695 ». Or, le jour de Pâques 1695 fut le 3 avril et la Pentecôte, quarante-neuf jours plus tard, le 22 mai. C’est sans doute une faute de frappe qui a conduit E. Labrousse à dater cette lettre du 12 mai : Inventaire, n° 976.

[2Bayle répond à la lettre d’ Almeloveen du 20 mai (Lettre 1036).

[3Voir la formule optimiste d’ Almeloveen dans sa lettre du 20 mai (Lettre 1036).

[4Il s’agit de la session du 15 juin de la commission nommée par le consistoire de l’Eglise wallonne de Rotterdam pour l’examen de « l’affaire Bayle » : voir Lettres 1031, n.34, et 1036, n.2.

[5Voir en appendice les actes du consistoire de l’Eglise wallonne de Rotterdam relatifs à « l’affaire Bayle / Jurieu ». Les protagonistes de cette bataille étaient, en effet, très loin de trouver un accord pacifique.

[6Bayle soupçonne que sa lettre pourra être interceptée par les partisans de Jurieu : voir Lettres 813, n.1, et 1063, n.2.

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