[Rotterdam, le 6 août 1695]

Au très docte T. Jansson Almeloveen Pierre Bayle adresse ses salutations

Avec votre extrême bonté pour moi vous m’avez rendu un très grand service en m’envoyant d’abord le fascicule de dissertations comprenant celle qui traite de l’athéisme [1] et puis les lettres de Richter [2]. Je veillerai à ce que ces livres ne vous manquent pas très longtemps. Il n’y avait pas besoin de tant vous presser de m’envoyer l’ouvrage de Chevillier [3] qui est vraiment digne de rester en votre possession dans la mesure où des copies ont pu être retrouvées. Quant au fascicule à envoyer en Angleterre, vous l’avez ; je me charge de découvrir à qui il pourra être confié. Je le recommanderai au distingué révérend Monsieur Spademan [4], très docte pasteur ici des Anglais chez lequel vont souvent ceux qui sont prêts à faire la traversée vers l’Angleterre. Vous pouvez donc me l’envoyer, ce sera à moi d’en prendre soin, n’en doutez pas.

Quant au point en question dans la lettre de Giphanius [5] voici mon avis : il désignerait un certain jeu que je crois être maintenant tombé en désuétude en France, un jeu où les jeunes gens luttaient pour savoir qui pourrait lancer un bâton le plus loin, ou frapper avec le plus de précision ou faire tomber un bonnet ou un objet semblable placé à un endroit déterminé.

Il n’y a pas de doute que Carolina Guillard et Anna Bersala [6] aient été novices en littérature latine et grecque, car ceux qui les recommandent tant et les comblent de louanges à d’autres égards sont presque muets au sujet de leur érudition, si tant est qu’ils aient pu leur attribuer ce mérite. Gygia se distingue manifestement des filles de Morus car on la dit avoir simplement logé avec elles. Vous avez certainement bien vu qu’ Erasme appelle μνημονικὸν ἀμάρτημα Αλοψσια celle qu’il appelle ailleurs Elizabetha. Ce sont deux noms différents mais qu’Erasme a pu confondre en écrivant. Je voudrais répondre d’une façon satisfaisante à ces questions et à d’autres semblables, mais mes moyens sont limités. Je suis Davus et non Œdipe [7], sachant par expérience « ce que mes épaules peuvent supporter et ce qu’elles refusent [8] » ; tiraillé que je suis par les investigations infinies que m’impose mon Dictionnaire critique, j’essayerai de mon mieux de rassembler tout ce qui vous sera utile. Je ne douterais pas que Carolina Guillard ait été portée dans ce sens sur la liste de celles qui sont recommandées du point de vue littéraire [9] ; il semble donc qu’elle ait rendu un plus grand service à la République des Lettres que si elle avait écrit des livres.

Adieu et vivez longtemps, homme des plus amis et des plus éminents, et ne doutez jamais de ma reconnaissance.

Donnée à Rotterdam le 8 des Ides d’août 1695

 

A Monsieur / Monsieur d’Almeloveen / Docteur en medecine / à Tergou

Notes :

[1Sur cette dissertation de Johann Friedrich Voigt, théologien luthérien de Leipzig, voir Lettre 1045, n.2.

[2Sur les lettres de Richter, demandées par Bayle dans sa lettre du 13 juillet, voir Lettre 1045, n.6.

[3Sur l’ouvrage d’ André Chevillier, L’Origine de l’imprimerie de Paris, dissertation historique (Paris 1694, 4°), voir Lettre 1049, n.2.

[4John Spademan (vers 1648-1708) fut ministre de l’Eglise de Saint-Pierre (« de Engelse kerk ») à Rotterdam entre 1681 et 1698. Voir K.L. Sprunger, Dutch Puritanism. A history of English and Scottish Churches in the Netherlands in the sixteenth and seventeenth Centuries (Leiden 1982), p.163 et 428.

[5Sur Giphanius, voir Lettre 1047, n.5.

[6Bayle répond à la lettre d’ Almeloveen du 26 juillet : voir Lettre 1049, n. 4, 5, 6 et 7.

[7« Davus sum, non Œdipus » : « Je n’entends rien aux énigmes », ou : « je suis un pauvre esclave ingénu et non pas celui qui résolvait les énigmes ».

[8Horace, Art poétique, v.39-40 : « ce que nos épaules peuvent supporter ».

[9Charlotte Guillard est en effet célébrée comme une des premières femmes à avoir maîtrisé l’art de l’imprimerie : voir Lettre 1049, n.3.

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