Lettre 1063 : Pierre Bayle à Jean de Bayze
Je suis très marri, Monsieur, que vous n’aiés pas reçu les réponses que j’ai eu l’honneur de vous faire [1]. Je m’en suis ponctuellement a[c]quit[t]é ; mais, mon malheur a voulu qu’elles se soient toujours perdues. Ce n’a pas été par le pur hazard : j’impute celà à l’espion[n]age, sous lequel nous vivons ici. Des gens, qu’on croit aller de bonne-foi, sont les premiers à s’imaginer qu’ils trouveront de grands mysteres dans les lettres que je leur aurai recommandées : ils les ouvrent ; et, n’y trouvant rien de ce qu’ils cherchent, ils ne laissent pas de les supprimer. Vous n’êtes pas le seul à qui j’ai écrit, sans que ma lettre soit parvenue jusqu’à son addresse [2].
Je suis très fâché, comme vous, de l’embarras où se trouve Monsieur Daspe [3], et je voudrois être en état de l’en tirer. De très bon cœur, j’écrirois aux deux personnes, que vous me nommez [4] ; mais, je suis persuadé que cela nuiroit au lieu d’être utile. Tout ce qu’il y a de courtisans savent que mes ennemis ont tant de fois rompu les oreilles à Sa Majesté britannique des différen[d]s que j’ai eu[s] avec Mr Jurieu, qu’ils sont venus à bout de prévenir ce grand prince, comme si j’étois dans des liaisons avec ceux qu’on nomme ici
Adieu, mon très cher Monsieur ; aimez-moi toujours, et soiés persuadé que je serai toute ma vie, votre, etc.
A Monsieur de Baÿze à Dublin
Notes :
[1] Ces réponses de Bayle sont, en effet, perdues, ainsi que les lettres de Jean de Bayze.
[2] Bayle pense sans doute à la lettre dérobée par les amis de Jurieu : voir Lettres 813, n.1, et 1035, n.6.
[3] Sur M. Daspe, marchand d’Amsterdam originaire de Saverdun, qui cherche sans doute à se placer en Angleterre, voir Lettres 745, n.4, 961, 992, n.7.
[4] Jean de Bayze avait sans doute suggéré à Bayle d’écrire à des personnes proches du roi Guillaume III telles que Hans Willem Bentinck, Lord Portland, ou le marquis de Ruvigny, devenu Lord Galway. Rappelons que Michel Le Vassor, réfugié en Angleterre après son passage à Rotterdam, était un protégé de Lord Portland, de Sir William Trumbull et de Lord Sunderland.
[5] Bayle s’était acharné à plusieurs reprises (Lettres 950, 970) à souligner que sa destitution était due uniquement à la censure des Pensées diverses par le consistoire de l’Eglise hollandaise ; il semble admettre ici que les motivations politiques ont pu peser lourd dans sa condamnation au moment même où éclatait l’affaire Halewijn : voir Lettres 899, n.8, et 950, n.4 et 5.
[6] Il s’agit surtout d’ Adriaan Paets et de ses alliés au sein de l’ancien conseil municipal de Rotterdam. On sait que Bayle avait perdu l’appui de ses amis républicains lors du renversement des rapports de force entre républicains et orangistes au sein du conseil municipal en 1693 : il pense sans doute ici à Josua van Belle, seigneur de Waddinxveen, à Isaac van Hoornbeeck, conseiller juridique du conseil, et, parmi les membres renvoyés, à Herman van Zoelen, oncle de l’ancien élève de Bayle, à Pieter de Mey et à Bastiaen Schepers : tous étaient d’anciens alliés d’Adriaan Paets avec lesquels Bayle était resté lié.