Lettre 1069 : Jacques Du Rondel à Pierre Bayle

• [Maastricht, fin 1695 [1]]

J’estois sur le poinct de vous escrire ce que vous me dites de la nouvelle année, où nous allons entrer [2]. Puissiez vous, mon cher Monsieur, l’avoir belle et bonne, heureuse et tranquille, pleine de gloire et d’honneur, comme vous le méritez et selon mes voëux. Il ne vous arrivera jamais tant de bien, que je ne vous en souhaite toujours davantage, et que je n’interesse tous les jours le Ciel par des priéres à vous faire largesse de ses faveurs, au delà de ce qu’on a encore veu entre les hommes.

Dî tibi se tribuant cum Consule semper Amicos.

Non potuit votum plenius esse meum [3] .

Ce seroit, à dire vray, la plus grande de mes joyes, si je vous revoyois encore comme vous • avez esté, et si vostre magistrat [4] pouvoit à la fin se rendre une bonne fois à la raison. Mais il faut prendre patience. Ce que nous ne croyons encore que dans / les préparatifs de l’advenir, est possible sur le poinct de se monstrer, et vos ennemis qui vous ont insulté si barbarement et si vilainement, sont possible à la veille de reconnoistre vostre innocence. Je l’espere plus que jamais ; et quoy que je n’en sçache pas trop bien la raison, je ne laisse pas de l’esperer. Je croy que Dieu pour l’honneur de sa Providence, se doibt à soy mesme un aussi grand exemple que celuy de vostre justification, et qu’aprés vous avoir laissé si longtemps en proye à la calomnie, il faut qu’aux yeux de toute l’Europe, il vous tire de l’opprobre, pour couronner vostre patience, pour vous faire satisfaction de son espreuve, pour s’acquitter envers nostre piété [5]. Tous tant que nous sommes de vos amis, mon cher Monsieur, avons espéré ce que je vous dis ; et c’est pour cela, que nous n’en aurons point la honte ni la confusion. Et quoniam Res est Sacra Miser [6] ; et qu’ainsi vous appartenez à Dieu de plus près / qu’auparavant, nous ne doutons point qu’en vostre faveur il ne fasse paroistre sa puissance, et qu’il ne vous rende à vous mesme avecque toute l’usure de l’amour.

Sæpe venit magno fœnore tardus Amor [7].

O, que n’en puis-je dès demain apprendre la nouvelle ! Assem • jam paravi ; pararem Evangelium [8].

Adieu, mon cher Monsieur. Je suis toujours vostre très humble et très passionné serviteur
Du Rondel J’ay receû vostre lettre touchant le Diction[n]aire de Fabro-Cellarius [9], et vous en remercie très humblement, et encore plus de la nouvelle de la centieme page de vostre grand oëuvre. Mais d’où vient que vous ne m’avez pas envoyé la page de l’article d’« Epicure » ou de quelque autre article, comme je vous en avois tant prié [10] ? •

Notes :

[1La date que nous attribuons à cette lettre se fonde, d’une part, sur le fait que Du Rondel fait allusion à la nouvelle année « où nous allons entrer » et, d’autre part, sur ses allusions sur l’état d’avancement de l’impression du DHC ; enfin, il remercie Bayle de sa réponse à une question posée dans la lettre du 15 octobre 1695 (Lettre 1057) sur le Dictionnaire de Fabro-Cellarius.

[2Toutes les lettres de Bayle adressées à Du Rondel au cours de l’année 1695 sont perdues.

[3Di tibi se tribuant cum Consule semper Amicos, [...] : voir Ovide, Tristia, v.IX.21-22 : « Que les dieux et le magistrat [Ovide écrit « César »] veuillent toujours vous accorder leur amitié. Aucun vœu de ma part ne pourrait être plus profond. »

[4Allusion, sans doute, à Jacob van Zuylen van Nyevelt, à qui Bayle s’était adressé en vain peu avant sa destitution de sa chaire à l’Ecole Illustre (Lettre 899).

[5Selon le vœu de Jacques Du Rondel, la conduite de Dieu doit être digne de notre conception de Sa justice : conception étrangère à celle de Bayle depuis la mort de son frère Jacob. Voir E. Labrousse, Pierre Bayle, t. I : Du Pays de Foix à la cité d’Erasme (2 e éd., Dordrecht, etc. 1985), p.199-200 : « Non seulement Bayle perdait l’être qui lui avait été le plus proche et le plus cher, mais, par un raffinement de cruauté, il se trouvait avoir été l’occasion de sa mort – et non pas pour une faute, mais pour un ouvrage écrit en défense de la “vraie religion”. Cette Providence divine, si souvent invoquée dans ses lettres, quelle protection avait-elle accordée à l’innocence et à la piété ? Dorénavant, elle ne sera plus jamais mentionnée par Bayle à titre personnel : le scandale du mal avait fait irruption dans sa vie ; toutes ses convictions religieuses vont en subir le contre-coup et, à cet égard, l’histoire de sa pensée, jusqu’à sa mort, est celle d’une crise personnelle. »

[6Et quoniam res est sacra miser : « et puisqu’un homme en détresse est un objet sacré ».

[7Sæpe venit magno fœnore tardus amor : Properce, Cynthia, xxx.26 : « Souvent un amour tardif apporte un grand bénéfice ».

[8Assem jam paravi ; pararem Evangelium : « J’ai maintenant apporté mon denier : si seulement je pouvais apporter la Bonne Nouvelle. » La formule est apparemment de Du Rondel lui-même.

[9La réponse de Bayle sur cet ouvrage est perdue : voir la question posée par Du Rondel dans sa lettre du 15 octobre 1695 (Lettre 1057 : voir n.1).

[10Dans sa lettre du 28 mai 1695, Du Rondel se plaignait déjà du fait que Bayle ne lui avait pas envoyé la « maculature » (l’épreuve) de l’article « Epicure » : voir Lettre 1038, n.3.

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