Lettre 1084 : Jean Rou à Pierre Bayle
Je ne saurois, Monsieur, vous exprimer assez ma reconnoissance sur l’obligeant souvenir que vous avez conservé de moy ; mon dessein étoit de vous la marquer immédiatement apres la lecture de votre apostille dans la lettre à Mr Huët [1] ; mais de l’ouvrage fort pressé qui me survint dans le moment et dont les suites ont eté longues, m’a fait différer jusqu’ici. Il y avoit desja quelque tems que je barguignois* à me donner l’honneur de vous écrire ; mais jugeant une petite course à Rotterdam plus propre à mon dessin, j’en avois toujours attendu l’occasion, laquelle cependant ne s’est point encore presentée, n’étant plus guéres transportable dans la situation où je me trouve [2].
La préface [3] que vous recevrez en mesme tems que cette lettre contient les principaux sujets pour lesquels je souhaittois de vous joindre, afin d’avoir votre sentiment in puris naturalibus [4], sur toutes ces matiéres, bien resolu de m’y conformer à tous egars, et de prendre entiêrement langue de vous. Je say, mon cher Monsieur, qu’il y a une espêce de conscience à interrompre d’aussy grandes occupations que les vôtres et que quand votre amitié vous diminueroit quelque chose de la gravité de cet attentat, je serois toujours criminel envers le public qui ne me pardonneroit jamais l’enlevement des grandes richesses que je luy aurois fait manquer. Mais il m’est si important d’avoir sur mon ouvrage l’avis d’un ami aussi intelligent et aussi judicieux que vous, et j’ay tant de preuves de votre bonne amitié que je ne doute pas que vous ne veuilliez bien me faire ce sacrifice.
J’attens Monsieur mais à votre loisir l’honneur de votre réponse et suis Monsieur votre tres humble et tres obeissant serviteur
A La Haye ce 6 e fevrier 1696. •
Notes :
[1] Cette apostille adressée à Jean Rou dans une lettre de Bayle à Gédéon Huet ne nous est pas parvenue. Bayle avait eu récemment un échange avec Huet sur la nature de l’index du DHC : voir Lettres 1071 et 1073.
[2] Rou était apparemment malade à cette date, mais nous ne pouvons pas apporter de précisions sur ce point.
[3] Voir les Mémoires de Jean Rou, éd. Waddington, ii.44-63 : Dissertation critique sur l’« Histoire d’Espagne » de Mariana, qui constitue sans doute ce que Rou désigne ici comme la « Préface ». Bayle devait commenter ce texte dans sa réponse datée du 13 février (Lettre 1087).
[4] « en toute simplicité ».
