Lettre 1117 : Daniel de Larroque à Pierre Bayle

• [Château de Saumur, le 7 juin 1696]

Qu’il y a long tems mon cher Monsieur, que j’aurois répondu à vôtre lettre si tendre et si remplie de • sentimens genereux [1] si j’eusse crû le pouvoir faire aussi commodement qu’aujourd’huy. J’aurois[,] ne pouvant alors rien de plus, au moins payé d’une prompte réponce un souvenir qui m’est si cher. Quoy qu’il en soit je me flatte qu’à vôtre égard plus qu’à qui que ce soit,

est seris sua gratia pomis [2],
et qu’un bon cœur vaut mieux qu’un exact ceremonial.

J’apprends avec bien du plaisir, que vos travaux prospèrent et que le Dictionnaire critique marchera plus vîte que celuy de l’Académie, j’attends cette production en viellissant, car il me semble que l’impatience que j’ay de le voir me rend chaque année plus longue / qu’elle ne doit être. Je serois ravy d’apprendre que les fureurs du prophète [3] ayent cessé et que vous jouïssez de la tranquil[l]ité nécessaire aux Muses. Je ne parle pas de celle de l’esprit, c’est vôtre compagne fidelle ; j’entens celle où je vous ay vû.

Je suis icy dans le séjour de mon enfance depuis trois semaines ou un mois •, je veux dire le château de Saumur, celuy d’Angers [4] me semblait si triste que je me suis résolu de faire demander celuy cy à la Cour, qui m’a fait la grâce de me l’accorder. Nôtre illustre amy • par qui je vous écris [5], est toujours le même, excepté qu’il renchérit chaque jour sur les bons offices précédens[.] J’en suis si confus que je n’ay plus de langage pour luy rendre grâce, étant / reduit à dire comme le bourgeois gentilhomme : tres humble serviteur, serviteur tres humble. Le commerce de lettres qu’il veut bien entretenir avec moy est un vray commerce de charité et qui répond à sa profession, car quel plaisir d’écrire à un homme • qui ne sait plus rien de ce qui se passe dans le monde[,] qui ne paye son écot [6] qu’en disant, j’ay reçu l’honneur de la vôtre.

Je seray furieusement endebté, si jamais je reviens sur l’eau [7].

Adieu mon cher Monsieur[,] aimez moy toujours et me mettez au nombre de ceux quos irrupta tenet copula, nec suprema citius solvet amor die [8].

Le 7 e juin 1696.

 

A Monsieur / Monsieur Bayle •

Notes :

[1La lettre de Bayle – datée sans doute du mois de mai – adressée à Daniel de Larroque dans sa prison d’Angers ne nous est pas parvenue.

[2« Les fruits tardifs ont leur charme », d’après Martial, Epigrammes, 25 : Rara juvant : primis sic major gratia pomis.

[4Voir la lettre de François Janiçon à Bayle du 14 novembre 1695 (Lettre 1061, n.9), où il faisait état du transfert de Larroque au château d’Angers ; Bayle évoque le prisonnier d’Angers dans sa lettre adressée à Pinsson des Riolles du 15 mars 1696 (Lettre 1096, n.16).

[5Edouard de Vitry : voir Lettres 750, n.29, et 1122, n.1.

[6Formule qui désigne la contribution au « commerce » entre républicains des Lettres : chacun était censé apporter des nouvelles fraîches des publications et des manifestations culturelles, de façon à justifier sa participation à la correspondance et à faire vivre le réseau.

[7On dirait aujourd’hui : « Si jamais je sors la tête de l’eau ».

[8Horace, Odes, I,13 : « ceux qui sont tenus par un lien indissoluble que l’amour ne relâchera pas avant leur dernier jour. »

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