Lettre 1222 : Pierre Bayle à François (ou Charles-Jérôme) de Cisternay Dufai

A Rotterdam, le 15 e de février 1697

Je me rendrois indigne, Monsieur, de toutes les bontez que vous avez pour moi si je me contentois de ce que j’ay déjà fait, en chargeant Monsieur Leers de vous marquer ma reconnoissance. Il faut que je vous témoigne moi même combien je me sens obligé à votre générosité, qui vous engage à livrer combat pour moi dans les compagnies où mon Dictionnaire est exposé à l’assaut de la critique [1].

Je vous remercie très humblement de l’avis que j’ai reçu là-dessus de votre part [2]. Je ne croiois point que les pédans se joignissent aux dévots. Je craignois d’avoir mis dans mes intérêts non pas ceux-ci, mais ceux-là ; et qu’on ne trouvât beaucoup de pédanterie dans mon livre ; ce qui me rendroit favorables les gens du païs latin.

De quelques caractères que soient ceux qui se déclarent contre moi, je tâcherai de profiter de leurs censures, soit dans une seconde édition, si on la fait, soit dans la continuation, à quoi je travaille [3]. Vous me rendrez un très bon office, Monsieur, si selon vos offres, si obligeantes et si honnêtes, vous prenez la peine de me communiquer les bons avis des connoisseurs.

Je puis dire en quelque façon, nulla mihi nova rerum facies inopinave surgit ; omnia prævidi etc [4]. J’ai pressenti ce que l’on diroit, et de quoi l’on murmureroit ; mais j’ai toûjours senti en moi la docilité nécessaire, pour préférer à mon goût le sentiment des lecteurs judicieux.

Je suis avec respect, Monsieur, votre etc.

 

A Monsieur Du Fai / lieutenant aux gardes, à Paris

Notes :

[1François de Cisternay Dufay (1662-1723), à qui Fontenelle attribue le prénom de Charles-Jérôme dans l’éloge de son père, avait été blessé au siège de Bruxelles mais devait servir dans l’armée jusqu’en 1705. C’était un bibliophile qui devait amasser une riche bibliothèque, dont le catalogue fut publié sous le titre Bibliotheca Fayana (Paris 1725, 8°). Le reste de sa correspondance avec Bayle est perdu.

[2La lettre de Dufai est perdue : il avertissait sans doute Bayle de l’interdiction du DHC en France à la suite du Jugement de Renaudot : voir Lettre 1215, n.3 et 6.

[3Bayle s’était lancé, aussitôt les articles imprimés, dans la préparation d’un « supplément », en exploitant les informations envoyées par ses correspondants et en composant de nouveaux articles : voir Lettre 1167, n.5, 1175.

[4Virgile, Enéide, , VI, 103-5 : « Incipit Æneas heros : “ Non ulla laborum, / O virgo, nova mi facies inopinave surgit ; / Omnia præcepi, atque animo mecum ante peregi.” » Traduction : « Sainte prêtresse, » lui dit Enée, « les travaux que tu m’annonces n’ont rien de nouveau pour moi ; j’ai tout prévu ; je m’y suis préparé d’avance. » Formule reprise par Sénèque, Lettres à Lucilius, livre IX, Lettre 76, 33 : « cette perspective de travaux n’a rien de nouveau et d’inattendu pour moi : mon esprit avait tout prévu. »

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